Le premier besoin de l’âme, celui qui est le plus proche de sa destinée éternelle, c’est l’ordre, c’est-à-dire un tissu de relations sociales tel que nul ne soit contraint de violer des obligations rigoureuses pour exécuter d’autres obligations. L’âme ne souffre une violence spirituelle de la part des circonstances extérieures que dans ce cas. Car celui qui est seulement arrêté dans l’exécution d’une obligation par la menace de la mort ou de la souffrance peut passer outre, et ne sera blessé que dans son corps. Mais celui pour qui les circonstances rendent en fait incompatibles les actes ordonnés par plusieurs obligations strictes, celui-là, sans qu’il puisse s’en défendre, est blessé dans son amour du bien.
Aujourd’hui, il y a un degré très élevé de désordre et d’incompatibilité entre les obligations.
Quiconque agit de manière à augmenter cette incompatibilité est un fauteur de désordre. Quiconque agit de manière à la diminuer est un facteur d’ordre. Quiconque, pour simplifier les problèmes, nie certaines obligations, a conclu en son cœur une alliance avec le crime.
On n’a malheureusement pas de méthode pour diminuer cette incompatibilité. On n’a même pas la certitude que l’idée d’un ordre où toutes les obligations seraient compatibles ne soit pas une fiction. Quand le devoir descend au niveau des faits, un si grand nombre de relations indépendantes entrent en jeu que l’incompatibilité semble bien plus probable que la compatibilité.
Mais nous avons tous les jours sous les yeux l’exemple de l’univers, où une infinité d’actions mécaniques indépendantes concourent pour constituer un ordre qui, à travers les variations, reste fixe. Aussi aimons-nous la beauté du monde, parce que nous sentons derrière elle la présence de quelque chose d’analogue à la sagesse que nous voudrions posséder pour assouvir notre désir du bien.
À un degré moindre, les œuvres d’art vraiment belles offrent l’exemple d’ensembles où des facteurs indépendants concourent, d’une manière impossible à comprendre, pour constituer une beauté unique.
Enfin le sentiment des diverses obligations procède toujours d’un désir du bien qui est unique, fixe, identique à lui-même, pour tout homme, du berceau à la tombe. Ce désir perpétuellement agissant au fond de nous empêche que nous puissions jamais nous résigner aux situations où les obligations sont incompatibles. Ou nous avons recours au mensonge pour oublier qu’elles existent, ou nous nous débattons aveuglément pour en sortir.
La contemplation des œuvres d’art authentiques, et bien davantage encore celle de la beauté du monde, et bien davantage encore celle du bien inconnu auquel nous aspirons peut nous soutenir dans l’effort de penser continuellement à l’ordre humain qui doit être notre premier objet.
Les grands fauteurs de violence se sont encouragés eux-mêmes en considérant comment la force mécanique, aveugle, est souveraine dans tout l’univers.
En regardant le monde mieux qu’ils ne font, nous trouverons un encouragement plus grand, si nous considérons comment les forces aveugles innombrables sont limitées, combinées en un équilibre, amenées à concourir à une unité, par quelque chose que nous ne comprenons pas, mais que nous aimons et que nous nommons la beauté.
Si nous gardons sans cesse présente à l’esprit la pensée d’un ordre humain véritable, si nous y pensons comme à un objet auquel on doit le sacrifice total quand l’occasion s’en présente, nous serons dans la situation d’un homme qui marche dans la nuit, sans guide, mais en pensant sans cesse à la direction qu’il veut suivre. Pour un tel voyageur, il y a une grande espérance.
Cet ordre est le premier des besoins, il est même au-dessus des besoins proprement dits. Pour pouvoir le penser, il faut une connaissance des autres besoins.
Le premier caractère qui distingue les besoins des désirs, des fantaisies ou des vices, et les nourritures des gourmandises ou des poisons, c’est que les besoins sont limités, ainsi que les nourritures qui leur correspondent. Un avare n’a jamais assez d’or, mais pour tout homme, si on lui donne du pain à discrétion, il viendra un moment où il en aura assez. La nourriture apporte le rassasiement. Il en est de même des nourritures de l’âme.
Le second caractère, lié au premier, c’est que les besoins s’ordonnent par couples de contraires, et doivent se combiner en un équilibre. L’homme a besoin de nourriture, mais aussi d’un intervalle entre les repas ; il a besoin de chaleur et de fraîcheur, de repos et d’exercice. De même pour les besoins de l’âme.
Ce qu’on appelle le juste milieu consiste en réalité à ne satisfaire ni l’un ni l’autre des besoins contraires. C’est une caricature du véritable équilibre par lequel les besoins contraires sont satisfaits l’un et l’autre dans leur plénitude.