L'ambre gris
C'est Isabelle, je crois, qui a imaginé de tous nous réunir pour célébrer les 40 ans de la promotion, le temps d'une soirée, en juin. Le ciel était magnifique.
Le restaurant choisi se trouvait au milieu des champs mais les places où garer sa voiture étaient rares. Au pas, seul dans mon automobile, sur le petit chemin étroit et sinueux, je cherchais un stationnement parmi toutes les grosses autos parquées sur le bord du chemin. Comme nos silhouettes, nos automobiles s'étaient épaissies.
Deux groupes de grandes personnes endimanchées s'étaient formés sur l'accotement, d'un côté les scientifiques, de l'autre les littéraires. Nos affinités, elles, n'avaient pas changé.
J'ai d'abord fait la bise au groupe des bosseurs. Ils étaient en pleine conversation alors, pour ne pas gêner, j'ai fait court. Lorsque j'ai embrassé Martine, ce serait mentir de dire que je n'avais pas à l'esprit le lien particulier qui existe entre elle et moi. Mais sans plus, depuis juin 99, j'étais guéri. Je le savais. J'avais même oublié avoir jamais été malade.
J'ai rejoint quelques mètres plus loin le groupe des feignasses, celui de Patricia. Avec elle, je me sens immédiatement comme un poisson dans l'eau, comme si nous étions encore en 1982 ou plutôt comme si nous avions terminé nos secondaires le mois dernier. Elle a le même rire ou presque, à 300.000 Marlboro près. Elle a gardé la même passion dans les yeux aussi. Et puis tout ne s'explique pas, dès qu'on se revoit, on a un million de choses à se raconter et on partage un même sentiment de joie à pouvoir se les dire sans frein. D'ailleurs, je pense que le mot "joie" a spécialement été inventé pour définir le sentiment que Patricia et moi éprouvons lorsque nous nous retrouvons.
Vers 19h00, Isabelle nous a invités à nous rendre dans le jardin afin d'entendre le laïus que Jean-Noël avait préparé. Ses phrases se voulaient spirituelles et émouvantes en mémoire des camarades décédés. Elles n'étaient ni l'un ni l'autre. Enfin, peut-être l'étaient-elles mais pas pour moi. Je les disqualifiais avant même qu'elles soient prononcées car j'estimais que Jean-Noël m'avait volé la vedette en plus de parler sans intensité, sans talent. Sur ce dernier point, je manque peut-être d'objectivité mais en ce qui concerne la tête d'affiche, pourquoi était-ce lui qui avait été sollicité ? Pourquoi pas moi ? Pendant son bavardage et mes ruminations, comme un ambre gris venant s'échouer sur une plage des Bahamas, de Madagascar ou de Nouvelle Zélande, d'autres mots qu'il avait dit des années auparavant, des confidences indélicates remontant à son flirt avec Martine, se sont rappelés à ma mémoire. Après quinze années dans le fond des abysses et vingt-cinq autres à errer, invisibles, sur la surface chaotique des océans, ils exhalaient une fragrance qui cachait mal la dangerosité de leur âme.
Pour pouvoir nous caser tous ensemble - nous étions quand même plus de quarante - le restaurateur nous avait installés autour de deux grandes tables dressées dans une vaste mansarde. C'est peu dire qu'il y faisait chaud. Alors, durant le repas, Patricia et moi descendions régulièrement pour prendre un peu le frais et fumer une clope ou deux ou trois ou quatre parce qu'on n'avait pas plus envie d'arrêter de causer que de retourner se plonger au bain Marie.
Pendant cette soirée, j'ai surpris le regard de Martine, furtivement, un millième de seconde. Installée à quelques mètres de moi, elle s'était rappelé de moi, de nous. J'en étais certain. J'en étais heureux. J'en étais nourri. Le passé est sans aucun doute passé mais le passé est. Lorsque la soirée s'est achevée, en rentrant rejoindre Ana, je me sentais léger sans rien pour obscurcir mon humeur sauf peut-être un tout petit peu de culpabilité.
Juin, c'est aussi la période des examens. Le seize, c'était math pour Maurice. J'ai envoyé un message à la meilleure spécialiste que je connaissais.
- Bonsoir Martine ! Ça m'a fait très plaisir de te revoir. Tu avais l'air en forme l'autre soir, resplendissante.
Mais, tu t'en doutes, c'est pour une autre raison que je t'écris ces quelques mots. Maurice a très bientôt son examen de math. S'il avait une question ou l'autre, pourrai-je te demander de l'aide ? Des bises !
- En quelle année est-il ? N’hésite pas s’il a besoin. Moi aussi ça m’a fait plaisir de vous revoir. C’était vraiment une chouette soirée. Bisous.
...nous revoir, nous tous, pas moi en particulier, pas du tout.
Mon message n'était pas inconvenant, il était amical, prévenant. Pourquoi me frapper d'un uppercut en retour ? Pourtant j'avais lu dans ses yeux, un tourment, un regret, « je suis désolée ». Je l'avais vu, j'en étais sûr.
Je m'étais peut-être trompé. Je m'étais peut-être trompé encore, ou peut-être pas. Pourquoi renie-t-elle notre histoire d'amour adolescent ? Pourquoi n'est-il pas possible que nous riions ensemble des moments doux, des autres, drôles et aussi des plus amers ? J'en ai besoin ! J'en ai toujours eu besoin. Pour elle peut-être, notre idylle n'avait-elle été qu'un malentendu regrettable, regretté et par conséquent, idéalement, tu ?
Je n'ai jamais pu savoir et jamais je ne saurai. Durant quarante années j'ai espéré. Maintenant, je l'accepte. Les yeux de Martine, du bleu gris de la lame d’un couteau, gardent les secrets. Je ne peux pas combattre ça et si, dans le passé, j'ai essayé, j'ai eu tort. Les yeux de Martine, du bleu gris de la lame d’un couteau, gardent les secrets.
Je voudrais toutefois qu'elle sache. Je ne veux pas lui faire de mal mais je dois brûler le carburant qui me ronge à l'intérieur alors j'ai besoin de lui dire, de lui écrire une lettre qui n'attendra pas de réponse, une lettre qu'elle lira plus tard.
Ma très chère Martine,
J’aurais adoré venir te chercher un soir dans ma vieille voiture rouge. Bien habillé, rasé et parfumé, j’aurais sonné à la porte de votre maison.
Vêtue d’un joli ensemble, tu aurais fini par apparaître sous le porche. Nous nous serions embrassés. Je me serais instantanément rappelé le parfum de ton corps. En marchant vers ma voiture rouge sur l’allée pavée de ton jardin, je t’en aurais fait part. Incrédule, tu t’en serais amusée. Je t’aurais ouvert la portière passager.
Nous aurions démarré à bord de ma nouvelle vieille voiture issue d’une époque où les ceintures n’existaient pas. Tu n’aurais pas manqué d’exprimer ton inquiétude, peut-être même un demi regret d’avoir accepté d’embarquer.
Arrivés devant le restaurant que tu aurais choisi, j’aurais parqué la voiture. Nous en serions descendus. Je t’aurais offert mon bras, tu l’aurais refusé et nous nous serions dirigés vers la porte d’entrée de l’établissement. Je t’aurais précédée. Le maître d’hôtel serait venu à notre rencontre pour nous proposer l’une ou l’autre table où nous installer, je t’aurais laissée décider.
Tu aurais peut-être demandé une eau plate ou pétillante pour commencer, j’aurais craqué sur un Apérol Spritz. J’ignore le plat que tu aurais choisi, je me serais commandé un poisson. Et pour le vin, si tu t’étais suffisamment sentie en confiance pour en partager une bouteille ou un pichet avec moi, nous aurions demandé conseil.
Petit à petit tu te serais laissée aller à me parler de ton quotidien, de ta famille et, surtout de tes petits enfants dont tu m’aurais montré quelques photos sur ton téléphone. Moi, j’aurais fait de mon mieux pour limiter mes allusions à nos amours d’adolescents, ne sachant pas si elles t’irriteraient ou si elles te réchaufferaient le cœur. J’aurais bridé aussi le récit de ma vie chanceuse, j’aurais au moins essayé.
À la fin du repas, j’aurais posé mes couverts sur mon assiette, parallèlement, l’un à côté de l’autre, comme tu m’avais appris lorsque nous étions amoureux. L’étions-nous ?
Nous n’aurions pas demandé de dessert. Tu n’en aurais pas eu le temps. Tout de même, ça aurait été exagérer. Après mon café et ton déca, nous aurions repris la route pour te ramener chez vous. J’aurais réussi à me taire pour savourer mon sentiment, léger, absous, réhabilité. Peut-être nous serions-nous tournés l’un vers l’autre et nous serions-nous simplement souri.
Devant la maison, j’aurais coupé le moteur, tiré le frein à main et nous serions immédiatement sortis de ma vieille voiture rouge. Je t’aurais rejointe et, debout, droit, face à toi, je t’aurais embrassée pour te dire adieu. J’aurais essayé de te serrer contre moi pour partager ma tendresse unique et honnête. Mais je t’aurais sentie te raidir, je n’aurais pas insisté.
Alors, je serais retourné m’installer au volant en te faisant un dernier signe de la main, très heureux d’avoir existé encore une soirée pour toi, un peu rassuré de ne pas être rien à tes yeux.
À l’heure où tu lis cette lettre, je ne suis plus et, à l’heure où je les écris, j’espère que tu ne douteras pas des mots que j’y ai mis.