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Infidèle à lui-même

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    Il était devenu psychologue comme on entre dans les ordres. C’était sa voie, son destin, son salut. Il avait beaucoup étudié et beaucoup travaillé. Il avait son propre cabinet dans le quartier le plus cossu de la ville. Malgré tout, entre six et sept heures, son dernier créneau, il lui arrivait de somnoler.

— Pendant longtemps, j’ai pensé que c’était de l’inconstance.

Le patient, un homme d’au moins quatre-vingt-cinq ans, avait lâché cette phrase en fixant le psychologue. Il semblait prendre appui sur le corps d’un individu qui avait voué sa vie à chercher à comprendre celle des autres.

— Je suis coupable, en vérité, d’une faute bien plus grave que l’inconstance. Maintenant que j’arrive au crépuscule de ma vie, je pense que j’ai commis un crime.

Le psychologue se tortilla sur sa chaise. Pourquoi fallait-il que les cas les plus pénibles attendent le dernier créneau pour venir l’assaillir ?

— Ce n’est pas ce à quoi vous pensez, docteur. C’est plus grave, à mon sens : un crime pour lequel il n’y a pas de rédemption.

— C’est-à-dire ? marmonna le psychologue. Pour le prix de la séance, un minimum d’interactions était attendu.

— Quand vous me regardez, que voyez-vous, docteur ?

L'homme était vêtu d’un très élégant trois pièces bleu nuit, mouchoir à la pochette et cravate mauve. Le psychologue chercha une réponse suffisamment brève pour ne pas le relancer, mais aussi flatteuse pour qu’il revienne.

— Je vois un homme qui a réussi sa vie, monsieur.

Amusé, le patient pencha son buste vers l’avant.

— Vous pensez que j’ai réussi ma vie parce que je suis bien habillé et que je paye sans sourciller vos séances à soixante-dix euros. Je ne vous dis pas que l’argent n’a pas ses avantages, mais, à aucun moment, mon confort n’a pu me laver de la souillure de ce crime dont je vous parlais à l’instant.

— C’est-à-dire ? demanda machinalement le psychologue.

— Petit enfant, j’adorais les animaux, surtout les bêtes de la ferme de mes grands-parents où j’allais chaque dimanche. Les poules, les dindons, les oies, les vaches, les cochons et les moutons. J’aimais les voir déambuler dans la basse-cour, gambader dans les prés. Je leur donnais à manger et mon grand-père, parfois, me réveillait en pleine nuit si un vêlage se profilait. J’affichais alors une résolution inébranlable : je serais vétérinaire ou rien. C’est là que le crime prit racine.

Il poussa un long soupir qui ferma son visage. Allait-il se mettre à pleurer ?

— Élève moyen, je m’aperçus bien vite que le métier de mes rêves ne serait accessible qu’au prix de possibles, mais réels, efforts. J’abandonnai par paresse et, pour me convaincre du bien-fondé de ma reddition, je me mis à dédaigner ces animaux que j’avais tant aimés. C’était le temps de l’adolescence et de ses effusions de sentiments. J’avais une voisine aux beaux cheveux roux : Léonie. J’en étais follement amoureux. Elle habitait avec ses parents dans un appartement que notre salon aurait pu entièrement absorber. Pendant quelques années, je papillonnai autour de la jeune fille. Tout changea au lycée où je n’étais qu’un gamin aisé parmi tant d'autres. Or, me maintenir dans la norme ne m'était pas naturel. Avec un zèle constant, je me fis le plus arrogant de tous. Aveuglé par l’admiration des élèves à mon égard, j’abandonnai toute entrave à mon élitisme. Léonie fut la première à être sacrifiée sur l’autel de ma trahison.

Le psychologue le fixait à son tour. Ce vieil homme avait quelque chose de magnétique, d’étrangement universel dans sa confession.

— Vous pensez que cette vocation ratée de vétérinaire a gâché votre vie ?

— Des petites frustrations naissent les grands désastres. Un rejet amoureux ou un destin contrarié de peintre et l’Histoire change de face.

— Vous n’avez pas été heureux dans votre vie, monsieur ?

— Je n’ai pas dit ça. J’ai été marié, mais je ne pense pas souiller la mémoire de ma défunte épouse en révélant que c’était un choix par défaut. Nous nous sommes connus à un dîner, où une autre femme me plaisait davantage et correspondait bien mieux à mon caractère. Or, les deux jeunes filles étaient amies et celle qui deviendra ma femme avait manifesté, avant l’autre, son intérêt pour moi. Bien sûr, il m’eût été aisé de passer outre ce coup de force. Mais, la paresse sans doute, la pitié peut-être me conduisirent à un nouveau crime, un nouveau renoncement. Mariés, nous avons mené une vie commune chacun de notre côté. Je crois que quelque part, je l’ai toujours blâmée d’être la complice silencieuse de mes reniements. L’estocade fut portée quand elle m’incita, aidée une nouvelle fois par ma lâche indolence, à reprendre l’affaire de son insupportable père : la gestion d’un abattoir. Ce dernier était très rentable et très sinistre comme tous les lieux qui abritent les basses besognes de l’humanité. Encore maintenant, j’entends les grincements des cages, les couinements pitoyables et les meuglements implorants de mes compagnons d’enfance. J’y ai passé trente-sept ans. Me lavant les mains du mouroir que je n’ai visité qu’à deux reprises, je restais enfermé dans mon bureau. Mais, le crime était commis et avait laissé, marquées sur mon âme, des flétrissures indélébiles. Je n’avais pas trahi des convictions que je n’avais, en outre, jamais possédées ; j’avais renié mes rêves d’enfant.

Le vieil homme versa une larme, cette fois.

— Finalement, vous auriez dû épouser Léonie, si je peux me permettre.

— C'est certain. Hélas, docteur, je n’ai jamais revu Léonie. J’ai toujours été fidèle à la même femme, à la même entreprise et même à quelques amis. En vérité, je n’ai été infidèle qu’à moi-même.


Publié le 07/12/2024 / 9 lectures
Commentaires
Publié le 07/12/2024
Bonjour et bienvenue Quentin,. Et puis aussi merci pour le partage de votre texte où je n'ai qu'une seule remarque à formuler que vous trouverez en annotation dans votre texte. C'est bien écrit et d'emblée vous parvenez à attiser la curiosité, notamment avec ce psy que l'on sent un peu défaillant. Vous parvenez en très peu de temps à poser un cadre, un environnement, une ambiance et développer de façon très habiles vos idées qui font réfléchir au sens de la vie et surtout aux directions que l'humain lui fait prendre à travers ses non choix ou la facilité de ce qui se présente. Jusqu'à ne rester que regrets et remords, et probablement les deux. Si vous souhaitez poser un peu vos valises parmi nous, pensez à mettre une photo ou un avatar, une brève présentation en bio et si vous le souhaitez votre ville de résidence (ou à proximité) afin de figurer sur la carte mondiale de la communauté. En tout cas merci de ce premier texte et de la confiance que vous nous accordez en nous le partageant. A vous lire à nouveau j'espère.
Publié le 07/12/2024
Merci beaucoup, Léo, pour ce commentaire encourageant!
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