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Hélas Alice
Chapitre 2

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Il la fixait, d’un regard impassible, impavide, figé dans sa raideur. Les paupières lui tombaient à-demi, lourdes et bombées sur l’iris délavé entre les cils couleur de paille. Un regard lisse qui glissait sur Alice, un regard gris et sans lumière. Un regard qui, lentement, s’étalait sur sa peau comme de l’huile. Un regard qui lui léchait le corps, sans émotion, la dénudant comme un objet. Un regard qui suintait sur la peau blanche d’Alice, qui rampait comme un mollusque sur le front lisse, puis descendait, visqueux, le long du cou. Un regard qui suivait en silence la courbe de la gorge, puis descendait, baveux, à la naissance des seins sous le décolleté, soupesant les courbes, examinant la peau et la chair, s’insinuant à travers le tissu. Un regard qui se lovait, gluant, sous le vêtement et descendait encore, sur le ventre, puis plus bas sur les genoux d’Alice, rampant et s’enfonçant en couleuvre sous le voile du collant, larvaire entre les cuisses, glaireux au creux de l’aine.

 

Elle releva brusquement les yeux, comme alertée par la violence, et croisa en répulsion ce regard vide qui la palpait comme un boucher triture la viande. Les yeux gris soutenaient son regard à elle, sans ciller. Il afficha un sourire satisfait, un instant plus tard, lorsqu’il détourna enfin son visage. Elle fut prise d’un haut-le-cœur, d’une envie de vomir sur les pylônes et les potences électriques noires qui passaient contre la vitre dans le bruit des rails. Elle alla simplement s’asseoir en silence deux rangées de sièges plus loin. Il tourna le visage pour la suivre, reniflant à plein nez son odeur et son parfum pas cher, dans une dernière tentative de viol.

 

Quarante minutes plus tard, elle patientait avec la horde molle des banlieusards agglutinés au pied de l’escalier mécanique, dans une station de la ligne 8 quelque part à Créteil. Elle était là, serrée dans l’entonnoir compact de la foule au bas de la montée – un pas avant – une seconde sur place – un pas – une seconde. Une procession. Tête baissée ou regard perdu sur les carreaux de faïence blanche aux murs, chacun suffoquait de l’odeur des autres et évaluait en silence la distance qui restait avant d’atteindre l’escalateur libérateur. Elle posa le pied sur la marche de fer qui se dépliait à la chaîne. Elle montait immobile, la main posée sur la rampe de caoutchouc qui montait avec elle, bien calée sur le côté droit de l’escalier roulant, laissant libre la partie gauche, obéissant ainsi comme chaque passager, à une coutume implicite absente des règlements de la RATP : côté droit file lente, côté gauche pour les gens pressés. Une convention tacite pour le stress à deux vitesses. Un homme passa près d’elle sur la gauche, grimpant quatre à quatre les marches. Peur du retard par peur du chef. En vis-à-vis, un escalier jumeau glissait en descente, charriant ses passagers anonymes vers le ventre de la ville.

 

Air libre enfin, fraîcheur piquante, pour un court instant avant sa journée de caissière à l’hypermarché. La masse de l’hyper se cachait juste là, derrière les panneaux de publicité géants du centre commercial – Avec Carrefour je positive. Elle poussa une porte de service contrôlée par un gardien de nuit, doberman-muselière au pied et talkie-walkie à la ceinture. Couloir, puis vestiaire pour dames – Salut Alice – Salut Christelle – Bonjour madame Andréa – madame Andréa était plus âgée, elle était mariée et mère de deux enfants, elle n’osait pas la tutoyer. Blouses bleues rayées de blanc, uniformes de caissières, on se préparait en silence dans le vestiaire. Il était 8h10, ça ouvrirait dans une vingtaine de minutes. Le temps de sortir derrière l’entrepôt fumer une cigarette éphémère.

 

Publié le 29/07/2025 / 8 lectures
Commentaires
Publié le 01/08/2025
Le glauque et l’étouffant comme peuvent l’être parfois (souvent ? » les transports en commun. Plusieurs choses très positives dans ce récit pour ton écriture : tu réussis parfaitement à sortir de ta plume contemplative pour explorer l’autre revers de la dualité qui est celle de la noirceur ; et tu parviens à enchaîner sur un même chapitre la transition de plusieurs lieux qui sur d’autres textes longs pouvait se tenir du début à la fin du récit. Cela fait gagner en rythme et sert davantage le fil du scénario. A plus tard Stanislas.
Publié le 01/08/2025
Merci pour ta critique, Léo. A bientôt.
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