Son parrainage terminé, Ana assurait les remplacements comme j'avais du le faire moi aussi lors de mes débuts à la poste. Je savais que c'était dur, alors chaque matin je me dépêchais de préparer ma tournée pour la rejoindre au plus vite et l'aider. Ce jour-là, il y avait beaucoup, notamment les rappels du gaz. J'en étais à fermer mes sacs de surcharge quand Fernand, exaspéré par la quantité de travail, s'est écrié : "Dat ze al die zwette luizen terugsturen, godverdomme ! Dan zijn we van al die poeffers af !*" Après trois secondes d'un coupable silence, une voix tendue, trop haut perchée, finalement a riposté : "Moi, ce n'est pas la présence des étrangers qui me dérange mais celle des racistes..." C'était Ana, à l'autre bout du bureau.
Des collègues ont du se dire qu'elle était drôlement culottée, cette jeunette, de se permettre de l'ouvrir, surtout face à Fernand, le Fernand à qui on ne la faisait pas mais qui ne se gênait pas, lui, pour te la faire quand, par exemple il te piquait carrément ta place dans la file des recommandés. "Leeftijdsvoorrecht, hé Manneke" qu'il te disait alors, arborant le sourire le plus faux cul de sa panoplie en déposant devant toi, sur le pupitre d'Anneke ou de Marleen, ses avisés enliassés avec un élastique dans un bordereau 227. Du matin au soir ce salopard critiquait tout, absolument tout avec, il faut le noter, une prédilection assez nette pour les bougnoules, les macaques, les zwette et autres poeffers, comme il les nommait. Quand tu finissais quand même par oser lui dire qu'il était tout de même un peu raciste, il te sortait : "Raciste ? Moi ? Pas du tout, fieu ! J'ai aucun problème avec les zwette, C'est eux qui ont des problèmes avec moi ! Ha ha ha ha ha ha ha ha ha !" Et il tournait les talons après avoir laissé une pièce sur le bureau de la préposée pour la remercier par avance de bien vouloir ne pas le faire chier en lui imposant d'attendre quittance comme le prévoyait le règlement.
Des postiers, nombreux, se sont sûrement dit qu'Ana n'aurait pas dû mais d'autres, surtout des femmes, se sont mis à applaudir, descendant en flamme Fernand, qu'on n'a plus entendu de la journée.
Époustouflé par ce qu'elle venait de faire et de réussir, j'ai laissé là mon travail pour la rejoindre, être près d'elle. Son visage était rouge et contracté. Ça n'avait pas été facile.