En 1992, j'avais une situation, j'avais une maison, j'avais une voiture, j'avais une femme et j'avais deux filles. Je n'étais pas beaucoup mais j'avais énormément durant ma vie à Bois-de-Lessines, à un jet de pierre de Deux-Acren. Mon épouse s'appelait Lili. Elle s'appelle encore Lili mais elle n'est plus mon épouse. C'est curieux comme mot, non, "épouse" ? Qu'y mettez-vous ? De l'amour ? Pas moi. Je n'en vois pas une miette, ni dans ce mot ni dans "époux" bien sûr. Dans "épouse" ou "époux", il y a du contrat, de l'obligation, des signatures, du Monsieur le bourgmestre, du quotidien bien habillé, en un mot, de la respectabilité. Le couple marié, c'est un truc qui mérite le respect. C'est solide, bien en ordre avec rien qui dépasse. La boîte est fermée à double tours et dès le début, il y aura des tourtereaux qui vont ramer. Ceux-là, s'ils souffrent, s'ils ont mal, s'ils ne comprennent pas, ce n'est pas la peine qu'ils crient, on ne les entendra pas parce que, comme je l'ai dit, c'est fermé à double-tours. Ce sont les toxiques qui avaient la clef et ils l'ont jetée.
Moi, personnellement, je suis rentré dans la respectabilité à 24 ans, attiré comme un rat par un leurre, un joli appât. Mes longues moustaches avaient ratissé l'air pour m'assurer que ça en valait le coup mais mon museau qui reniflait pourtant partout dans le vide ne m'a pas averti du piège, j'ai fait un pas en avant et là, on m'a poussé. Alors que mes doutes et mes incertitudes me faisaient encore hésiter, un grand coup de pied au cul des toxiques catégoriques m'a forcé à avancer. La porte s'est refermée derrière moi, tchac !
Comme tous ceux qui ne comprennent pas ce qu'ils font là, je me suis mis à crier, mais à crier avec la voix des gens qui se noient. C'est pour cela qu'on ne m'entendait pas. Il n'y avait pas de son qui sortait de ma bouche parce qu'elle était sous l'eau. Tout restait dans le fond de ma gorge. Personne ne pouvait entendre. Pas même moi, qui aurait pu finir par m'égosiller. Mais là, ça va mieux. Je crois que certains d'entre vous m'entendent.
Revenons à ma dégringolade. Elle avait commencé bien avant mon mariage. Mon épouse, Lili, je l'avais rencontrée en mars 1984. A l'époque j'étais aspirant sous-officier à l'école militaire. L'année académique précédente, 82-83, s'était soldée par une carnage et l'abandon de mes études d'instit. à Mons.
- Instit. car j'étais convaincu que c'était le maximum que mon acquis de feignasse me permettrait d'atteindre.
- A Mons parce que c'est là que Martine ferait son agrégation en math et que j'avais misé de façon insensée sur un événement qui s'était pourtant profondément enterré sous le seuil de toute probabilité.
Lili et moi, on s'est marié le 1er avril 1987. La veille, mon CDD chez Intercom se terminait. Après que l'armée m'ait licencié pour "manque d'aptitudes", Intercom m'avait engagé pour une période de douze mois à relever des compteurs d'énergie. Fin 1987, marié et chômeur, j'habitais provisoirement avec mon épouse dans la maison de ma belle mère, en Flandre, là où mes voisins et moi ne parlions pas la même langue. Faute de grives, les merles dans ma bouche, les merles que je mangeais encore et encore n'avaient carrément plus aucun goût. C'était de la terre que j'avalais. Une école primaire m'a engagé au noir, conducteur de bus. Ça, mon chômage, La Forge, en plus du salaire de Lili, caissière en supermarché, ça nous permettait de mettre du beurre dans les épinards... sans plus.
En octobre 87 ma première fille, Charlotte, est arrivée. Instinctivement, à la seconde où elle a vu la nuit, il était minuit pile, j'ai senti que mes priorités, déjà très flexibles, s'inversaient. Je n'avais plus rien à souhaiter pour moi. Je n'étais plus qu'une espèce de tube à travers lequel transitaient les besoins des autres, des miens, certes, mais des autres.
Je mens un peu, je me gardais quand même quelque chose pour moi, mes rêves de rock-star. La maison à retaper qu'on avait achetée en 1988, Lili et moi, on l'avait notamment choisie parce qu'elle permettrait d'y installer un studio d'enregistrement. Lili aussi avait été emballée par l'idée. Elle était généreuse, Lili, vraiment très généreuse.
Durant les années qui nous séparaient de notre amateurisme, des canaris à l'étroit et de la buanderie chaleureuse, mon frère Philippe et moi, question musique, on avait acquis de la technique, des outils, de l'expérience et du savoir faire. On avait juste perdu la folie de notre jeunesse, la beauté inestimable de notre amateurisme justement. Ceux qui prétendent être des rockeurs à trente ans sont des tricheurs ou des menteurs ou des imbéciles ou les trois à la fois. Il faut l'inconscience et la témérité de ses 18 ans pour faire du rock. Après, c'est autre chose. Ça peut être très bien, ça peut faire danser les gens, ça peut même parfois les rendre heureux mais ce ne sera jamais plus du rock parce que le rock, il a besoin de la sève maladroite, candide, passionnée, intransigeante et excessive. Peut-être comme un premier amour, après, c'est autre chose, ça peut être très bien, ça peut faire danser les gens, ça peut même parfois les rendre heureux mais ça ne sera jamais plus le premier amour.
Lorsque j'étais époux, quand je croisais Martine, assez rarement, mon cœur s’accélérait, mon sang se glaçait littéralement. Si l'occasion se présentait de lui dire un mot, il était désagréable, toujours. C'était plus fort que moi. Je la trouvais un peu pâle. Je m'étonnais qu'elle ait acheté une voiture japonaise. Je regrettais qu'elle ait changé quelque chose à ses cheveux, qu'ils étaient plus beaux avant...
De temps à autres, la promotion 82 se retrouvait réunie autour d'un verre. Jamais, je n'ai raté l'une de ces retrouvailles. Parce que je suis masochiste, je ne vois pas d'autre explication, j'allais rejoindre les autres pour revoir Martine alors que ça me faisait tellement mal. On se croisait, un verre de cidre à la main, elle m'embrassait, "Comment vas-tu Patrice ?" me demandait-elle. Mon cœur partait en tonneaux, mes jambes n'étaient plus faites que de coton, ma vie s'arrêtait mais personne ne m'entendait, pas même moi. Ce devait être la norme. L'amour passion brûle, alors on opte pour l'amour glaçon. Et si on ne tente pas de retourner dans la bulle, c'est vivable, ou presque.
Après être encore passé par la case "salariat dans l'industrie chimique", j'ai finalement été engagé à La Poste en 1992.