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Deuxième jour à Dakar

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Après un excellent et copieux petit déjeuner à l'hôtel Djolof, nous avons rendez-vous avec Patrick, le directeur du théâtre de Namur qui se trouve à Dakar pour des raisons, d'une part, professionnelles, « Liberté », le spectacle que nous allons développer, et d'autre part, privées, son fils Clément vit à Dakar depuis de nombreuses années.

 

Julien, le régisseur général, et moi, on se demande bien comment il va être sapé. On l'imagine avec un boubou et peut-être un de ces chapeaux bizarres qui, pour sûr, porte un nom spécifique que pour sûr j'ignore. Il portera même peut-être des babouches, le Sénégal étant son pays d'adoption où, comme il me le dira le soir, se trouve maintenant sa vie de retraité. Mais non, il est comme lorsque je le croise à Namur, chaussures, pantalon, chemise. On est un peu déçus.

 

Comme à son habitude, et un peu comme mon parrain Michel, ce grand homme qui frôle les deux mètres arrive plein d'entrain et d'enthousiasme. Un large sourire fend son visage de vainqueur en haut de ce mont, comme le drapeau d'un champion d'escalade flotterait au sommet de l'Everest. Il nous emmène au bar où il nous explique des trucs professionnels ponctués de remarques sociales et sociétales concernant une fois le spectacle, une fois le Sénégal, pays qu'il voit avec une naïveté certaine tout comme mon parrain Michel me racontait le Congo quand j'avais douze ans. Il nous donne ensuite nos défraiements avant de finir en nous recommandant de surtout ne jamais prendre un taxi poubelle ou non officiel. Après quoi nous descendons dans la rue où il arrête pour nous une voiture noire et jaune. Mais qu'est-ce qu'il voulait dire par « taxi poubelle » ?

 

Hier, dès l'aérogare, j'ai senti le choc ! Olfactif, intense odeur d'huile de moteur brûlée. Non seulement, on la sentait mais on la voyait. L'air en ville était partout bleuté. Aujourd'hui, c'est pareil.

 

On arrive au grand théâtre de Dakar. C'est une sorte de cube mégalomaniaque en marbre blanc dont la base doit bien faire quatre hectares ! Après avoir pénétré dans son enceinte via un corps de garde surveillé par un militaire, qui gardera le permis de conduire du taxi jusqu'à plus tard, on se gare et je sors mon matos, environ trente-cinq kilogrammes de micros, émetteurs, récepteurs et enregistreurs que j'ai amenés de Belgique.

 

Non, les environs immédiats ne sont pas une suite merveilleuse de palmiers et de végétation luxuriante. Ils ressemblent plutôt au parade ground d'une caserne désaffectée depuis des décennies. Patrick nous dira que ce théâtre était le projet du précédent président sénégalais qui ne suscite pas le même enthousiasme chez son successeur... Ce qui se passe dans la tête des grands de ce monde n'est décidément pas intelligible pour nous.

 

Et on rentre dans ce machin ! Des corridors vides et sombres en marbre. L'austérité est de mise. Aucune décoration ne vient faire sourire ce tombeau de la Culture. Et on marche, Julien et moi, avec Patrick qu'on imagine savoir où il va. Parfois on aperçoit une ombre fugace à cent ou cent-cinquante mètres devant nous. J’exagère à peine les distances. Après un quart d'heure à errer vainement dans ces sinistres boyaux, Patrick appelle à l'aide via son portable. Ça va douiller pour les facture télécom du centre culturel de namurois. Vieux n'est pas là. Malgré le rendez-vous pris, il a eu d'autres obligations. C'est Cheikh qui vient nous sortir de nos mauvais pas et nous guide, très souriant, vers le lieu où nous allons créer...

 

C'est la salle de danse. Le sol est revêtu, comme il se doit, d'un parquet en bois exotique. Il y a quatre haut-parleurs Nexo PS15, des amplis « Crown » dont la face arrière est recouverte de hiéroglyphes en chinois. J'aperçois aussi un très imposant rack en fer qui contient trois malheureux récepteurs hf Shure. On aurait pu y loger une Citroën C1. Je demande où sont les processeurs des PS15. Quels processeurs ? Me demande Cheikh qui me dira plus tard que ces enceintes toutes neuves sont un don « des Chinois ». Après m'être fait proposé une reverb Yamaha et un compresseur DBX, je vois finalement dans le magasin dont la porte nous a été ouverte par un fonctionnaire qui semblait nous attendre là depuis des années, un "speaker manager" DBX. C'est pénible. J'identifie le réseau wifi, je découvre le mot de passe, j'accède au « user guide » qui confirme mes craintes, il n'y a pas de presets pour les PS15 dans cet engin plutôt prévu pour du JBL... Quatre heures se sont écoulées, une demi douzaines de cigarettes et la moitié de tasses de café et je n'ai toujours pas le quart du début d'une sono ! Je sens que j'ai des palpitations. Je m'isole. Il faut que je reste calme car je vais avoir besoin de tout mon calme, de toute ma débrouillardise et de toutes mes compétences pour voir le bout du tunnel. Je revois donc mes prétentions à la baisse. Le processing, on va le faire à la feuille à condition de trouver des amplis qui marchent car les fameux Crown sont en carafe. Finalement de petits amplis « Microsoft » feront l'affaire. Et là, on commence à avancer. Durant tout ce temps, Julien m'a soutenu en restant à mes côtés, me témoignant sa confiance et en me proposant son aide qu'il savait parfaitement inutile mais réconfortante. Dix-huit heures environ, tout fonctionne. Enfin, ça fait du son et c'est passable. Ça va aller.

 

Vieux nous raccompagne très aimablement à l'hôtel car c'est vendredi, jour de la prière, il y a trop de circulation, « c'est serré » comme dit Cheikh. Et on déambule sur les chaussées et à travers les rues de Dakar. On roule en voyant la misère, la crasse, et les femmes très belles et toujours très apprêtées. On roule à travers cette ville où tout est imbriqué. Il n'y a pas de limites entre les immeubles jamais finis, les trottoirs pas terminés, les routes, les piétons, les voitures, les commerces, l'air même qui ressemble au bitume. On roule jusqu'à cette image qui me flingue. Deux très jeunes filles, des sœurs sans doute de dix et onze ans environ. Elles sont sur le terre-plain qui séparent les voies de circulation. Elles se parlent et l'une d'elle tient dans une main levée au dessus de sa tête un berlingot en plastique contenant de l'eau. Elles se parlent. Tout est normal pour elles au milieu des voitures car leurs parents leur ont dit d'être là, au milieu des voitures. Elles se parlent sans comprendre car à douze ans, on ne comprend pas grand-chose. Elles se parlent et se suicident doucement. Elles se parlent et bradent irrémédiablement la seule chose qu'elles possèdent, leur vie. Leur petite vie de petites filles noires. Elles avancent à pieds nus dans une eau de plus en plus profonde et d'ici une dizaine d'années tout au plus, elles seront anesthésiées par le mer qui les ensevelira complètement. Elles seront invisibles aux yeux de tous, y compris aux leurs.


Publié le 02/03/2022
Commentaires
Publié le 04/03/2022
Tu nous livres ici des mots et des idées très fortes. C'est ce qui fait ta force, cette façon "crue" sans fard de parler des choses. Je connais très bien Dakar, j'ai vécu au Sénégal plusieurs années, en ville et en brousse. Aussi je trouve ton propos, surtout sur la fin, assez acide, avec l'image de ces deux petites filles. En vérité, je comprends que la manière de vivre "Sénégalaise", et par extension "Africaine", puisse nous paraître
Publié le 04/03/2022
à des années lumière de la nôtre, avec ce sentiment que tout est si fragile là-bas, imparfait, sans issue. Mais pour avoir vécu avec les Sénégalais, je peux dire qu'en majorité ils ont une philosophie de vie qui nous manque à nous occidentaux. Ils savent se contenter de peu. Le vrai malheur des gens de peu tu vois, c'est nous occidentaux qui leur avons donné, l'envie d'en avoir toujours plus, et la frustration qui va souvent avec . Merci pour ton texte
Publié le 04/03/2022
Merci d'avoir lu et d'avoir commenté avec ton habituelle franchise, Fabien. Il faudra qu'on finisse par se voir devant une bière ou un vin rouge pour papoter ! Il faudra organiser ça. ;-)
Publié le 04/03/2022
Bonsoir Patrice, j’ai découvert une autre facette de toi avec de très belles phases descriptives, de lieux mais aussi de personnes comme ce passage “ Un large sourire fend son visage de vainqueur en haut de ce mont, comme le drapeau d'un champion d'escalade flotterait au sommet de l'Everest.”. Les descriptions sont nécessaires pour bâtir un environnement, une ambiance, des personnages pour que l’histoire tienne la route, mais il importe d’avoir des descriptions uniques que l’on a pas l’habitude de lire ailleurs, c’est ce qui fait la singularité et le style d’un auteur. La fin dramatique est comme un coup de massue, et l’on reste sonné. Merci.
Publié le 04/03/2022
Merci pour tes encouragements et aussi la petite leçon avec laquelle je suis tout à fait d'accord au point de supprimer les descriptions que je trouve banales. ;-) Le passage que tu as relevé est aussi l'un de ceux que j'aime beaucoup. Il m'est pourtant venu très vite mais je l'ai retravaillé plusieurs fois avant d'en être à peu près satisfait.
Publié le 05/03/2022
Merci de ce témoignage, oui il faut travailler et retravailler pour porter les mots à des niveaux de satisfactions suffisants.
Publié le 04/03/2022
Avec grand plaisir , mais autour d'une bonne bière belge :).
Publié le 05/03/2022
Tu nous proposes, dans ce style qui t’est propre, un p'tit bout de voyage. J’ai lu tes lignes avec intérêt. J’en ai aimé les descriptions, leurs détails. Découvrir le protagoniste dans son travail (très technique). Toucher du doigt Dakar et son odeur. Cette balade m’a fait découvrir 2 univers, et une nouvelle face de ton écriture. Ses dernières lignes brutales ouvrent un parallèle troublant avec les paragraphes précédents. Procédé stylistique qui fonctionne ici vraiment bien. Merci Patrice pour ton texte et ton partage :)
Publié le 05/03/2022
Merci Allegoria du temps que tu me consacres. J'aime toujours lire tes observations. ;-)
Publié le 13/03/2022
"Elles se parlent et se suicident doucement. Elles se parlent et bradent irrémédiablement la seule chose qu'elles possèdent, leur vie. Leur petite vie de petites filles noires. Elles avancent à pieds nus dans une eau de plus en plus profonde et d'ici une dizaine d'années tout au plus, elles seront anesthésiées par le mer qui les ensevelira complètement. Elles seront invisibles aux yeux de tous, y compris aux leurs." Vraiment bravo Patrice pour ce passage, tu m'as complètement emportée. Tu entoures tes phrases d'une étonnante douceur qui compense admirablement le tragique de leur signification. La tristesse est infinie mais soutenue par un éclat de poésie. Merci, vraiment, pour ce moment de lecture.
Publié le 13/03/2022
Et moi, de lire la citation, j'en avais les larmes aux yeux. Effet larsen littéraire ? Aussi de la fatigue. Merci, merci vraiment beaucoup pour tes encouragements que je sens tout à fait sincères. ;-)
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