A vélo, sur la route du travail, ce matin, j'ai aperçu ma voisine, la veuve sans enfants du 35. Vêtue d'un training aussi blanc que ses cheveux, elle faisait des exercices d'entretien corporel sur sa terrasse, à l'arrière de son appartement.
Je me suis arrêté et, un peu caché, je l'ai observée. Elle a tendu les bras horizontalement, parallèlement à son torse et, dans cette position, à répétition, elle a fléchi et tendu les jambes. Puis elle a relâché ses épaules, les a fait rouler quelques secondes avant de se baisser à plusieurs reprises pour toucher la pointe de ses pieds du bout de ses doigts, dont les ongles, impeccables, sont vernis rouge foncé.
Ce n'est pas ce matin que j'ai vu ses ongles, j'étais trop loin mais cette dame, je la croise parfois sur le chemin du marché, le vendredi matin, toujours parée de bijoux simples assortis à de jolies robes. Elle porte, qui souligne la blancheur de ses dents, un peu de rouge à lèvres, dont le ton est chaque semaine différent. Bien droite, elle tient, dans le creux du bras, son cabas, pourtant lourd sur la route du retour. Elle pourrait se faciliter la vie avec un chariot de courses. Mais, là encore, elle s'accroche : « Ne rien laisser paraître des assauts du temps ».
Mes « bonjours », lorsque je la croise, sont toujours restés sans réponse. « Ce n'est pas parce que je n'ai plus le panache de mes vingt ans que je devrais dire bonjour à ce type tellement mal habillé » doit-elle penser. Elle n'a pas complètement tort.
A cette dame, il ne lui reste que quelques miettes de vie, sans doute quelques années tout au plus. Mais elle ne jette pas l'éponge, elle se bat pour les rendre aussi dignes que possible, discrètement, seule, chez elle avec personne pour l'encourager. Le peu qu'elle a encore à respirer sur cette terre, c'est presque rien, alors c'est précieux, précieux comme un fin filet d'eau qui fuit irrémédiablement entre les doigts. On a beau essayer de colmater les brèches en les serrant, l'eau s'échappe. On n'y peut rien, rien du tout. Mais on peut faire semblant au point d'y croire soi-même et finalement transformer en réalité ce qu'on prenait pour des utopies.