De la valeur des clous

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De la valeur des clous

 

    Cette fois-ci, il fallait donner une bonne réponse.

Sans quoi, un nouveau clou transpercerait sa chair. Ce serait le neuvième ou le dixième. Entre deux évanouissements, il perdait le compte. Son cœur ne supporterait pas un autre clou. Ou peut-être que oui.  Et ça n’avait rien pour le rassurer. Son tortionnaire était du genre prudent, connaissait bien l’anatomie humaine et saurait jusqu’où aller sans le tuer. Un esthète de la souffrance.

Les cils collés par la sueur et les larmes, le supplicié distinguait des meubles, des tapis, des rideaux; le tout baigné dans une lumière chaude, presque douillette. Dans les films pourtant, les salles de torture sont toujours sombres. Il ne put s’empêcher de se demander si c’était une bonne nouvelle ou non.  Toutefois, rien n’attirait plus son attention que l’odeur qui régnait dans cette pièce. Une odeur de patchoulis, écoeurante, excitait un recoin embué de sa mémoire.

Mais vite, la douleur reprenait le dessus. Elle s’était imposée comme son unique préoccupation à partir du troisième clou, fiché à un doigt du radius. Cette maudite douleur et la façon de la faire cesser étaient tout ce qui lui importait. Plus important que de manger, de boire ou la perspective - de plus en plus irrélle - de sa femme et ses deux petits garçons. La douleur broyait tout d’une impitoyable pression.

*

    La porte grinça et s’ouvrit. 

Un incontrôlable spasme de terreur fit hurler le prisonnier. Dans l’encadrement se découpait la silhouette désormais familière du tortionnaire. Vêtu d’une toge blanche et coiffé d’une cagoule, cet inquiétant épouvantail tenait dans sa main gauche un bloc-notes avec lequel il communiquait avec sa victime. Jusqu’à présent, pas un mot n’avait été prononcé de sa part. Le pervers à la toge traçait toujours les mêmes mots: 

« Qui suis-je ? »

La première fois, le supplicié avait éclaté de rire en découvrant cet absurde jeu de devinettes. Mais quand le froid du clou s’était frayé un chemin à travers les muscles, nerfs et vaisseaux de sa cuisse droite, il avait compris que l’humour n’était pas de mise.

Dans la main droite du bourreau, un marteau pendait négligemment. Deux longs clous étaient coincés entre les doigts gantés. Il s’approcha, avec souplesse et sérénité. Enfin, avec d’infinies précautions, il retira pour la première fois sa cagoule.

— Toujours à chialer, hein ?

L’estomac de la victime se convulsa, électrisant tout le réseau de nerfs à vif. Pour la centième, pour la millième fois - il perdait le compte - il hurla.

— Vous attendiez un homme, n’est-ce pas ? Même dans ce genre de situation, les misérables comme vous restent misogynes.

Toujours vêtue de la toge blanche, une femme d’une quarantaine d’années se pencha sur lui. Un effluve de patchoulis inonda ses narines. La victime tremblait de plus en plus fort. Tout le monde savait, grâce aux films, que le retrait de la cagoule du geôlier réduisait à néant les chances de survie de l’otage. 

Pourtant, maintenant qu’il avait face à lui un visage humain et non plus un spectre vengeur, il devait saisir sa chance. Il fallait faire entendre raison à cette tarée qui le martyrisait depuis des heures et des jours. Il lâcha alors d’une traite un flot de mots, ânonnés piteusement.

— Écoutez, comme je vous l’ai dit, je n’ai aucune idée de… je ne sais… je ne… vous devez faire erreur sur la personne… vous faites forcément erreur…. Qu’est-ce que… ?

— Fermez-là ! Les lèvres de la tortionnaire s’étaient tordues et ses yeux plissés en un regard mauvais. Si je vous entends encore couiner que je me trompe sur la personne, je vous scie le pied. Compris ? Les erreurs sont la tare des gens qui ne travaillent pas. Moi, ça fait un an que je travaille sur ce… projet. Je sais tout de vous. Votre passé, votre présent et, j’en ai peur, votre futur.

Les derniers mots, murmurés pour imiter la compassion, le glacèrent. Elle détacha alors quelques feuilles de son bloc-notes et vint les déposer sur les mains du supplicié, clouées à la chaise. Par capillarité, le sang imparfaitement coagulé colla les documents. Furieuse, elle récupéra les feuilles pour les lui maintenir au niveau des yeux.

— Raaaah ! C’est pas vrai ! Vous avez tout taché ! Vous êtes hémophile, ou quoi ? Enfin, il n’y a pas mort d’homme, se tranquillisa-t-elle en élongeant un sourire carnassier. Regardez ce que nous avons là. Ici, vos informations personnelles. Les dates de vos deux mariages. Vous n’avez pas chômé, hein ? Tiens, là, les prénoms de vos jumeaux, leur âge… et puis quelques clichés aussi. Là devant chez vous, là au restaurant avec des clients et là, avec une dame qui n’est pas votre femme. De là à conclure qu’un troisième mariage se profile…

Et la tortionnaire de continuer ainsi pendant une dizaine de minutes. Qui était cette malade ? De quel droit lui infligeait-elle tout ça ? Comment pouvait-elle prononcer le prénom de ses enfants ? Chaque mot de ce serpent l’écorchait davantage. Il voulait répliquer, trouver la faille. La panique et la peur se muaient en impatience. L’impatience d’en finir.

Seulement, il avait froid. Si froid. Son corps se changeait en un amas de chair, mou et partiellement insensible, comme lors de réveils nocturnes où un membre s’est engourdi. Alors on se repositionne, dans la chaleur de l’alcôve, et le sang ruisselle de nouveau. Il irrigue le moindre vaisseau sanguin. Un retour à la vie. Or, le phénomène inverse était à l’œuvre dans son corps dardé de pieux.

Cette apathie semblait exaspérer son interlocutrice. N’y tenant plus, elle lui asséna un coup de poing en pleine figure, une zone étonnement vierge de violence.

— Vous n’êtes pas très coopératif, le gourmanda-t-elle en agitant un doigt devant son nez désormais tuméfié. Je me suis pourtant montrée très patiente. Bien sûr, j’ai dû vous encourager un peu…

Elle désigna avec ce même doigt tendu les clous fichés dans le corps du supplicié.

— Mais vous comprendrez que, malgré le plaisir évident que je prends à nos retrouvailles, je dois aller vite. Car si votre petite forme devait s’aggraver, je vais me retrouver à parler seule. Et, pour ne rien vous cacher, je déteste ça.

— Pourquoi vous faites ça ? souffla le supplicié. Je ne vous connais pas. Je ne vous ai rien fait.

Cette intervention larmoyante fut accueillie avec une ostensible déception. La femme plissa les yeux et gonfla ses naseaux. Il se raidit, prêt à recevoir une nouveau coup. Ou un autre clou. Rien ne vint.

— Cessez vos jérémiades! Un peu de dignité, enfin! Je vous ai déjà donné un indice de taille, dit-elle en faisant un geste semi-circulaire désignant son propre corps. Allez, du nerf !

Ménageant ses effets, la tortionnaire tournait autour de la chaise où il était, littéralement, cloué. Presque avec lascivité. 

— Tuez-moi, maintenant !

La femme lui posa un doigt sur les lèvres. Cette nouvelle salve de patchoulis mit ses souvenirs en ébullition. Non, ce n’était pas possible. Ça ne pouvait pas être elle.

— Mais enfin, qu’est-ce qu’il vous arrive ? Ça ne va pas de brailler comme ça. Un peu de tenue, tout de même. Donc, comme ça, ma tête ne nous vous dit rien ? Vous êtes alors soit aveugle, soit amnésique. Vu votre état général, je pourrais excuser les deux. Mais, pour ne rien vous cacher, j’ai la désagréable impression que vous n’y mettez pas du vôtre. Une dernière fois : remuez-moi cette cervelle et fouillez vos souvenirs !

À son corps défendant, il s’exécuta. Ce fichu instinct de vie qui ne le laissait pas en paix et le forçait à essayer, une dernière fois. Pendant qu’il était encore conscient. Endoloris, mais vivant. Les cils toujours collés, il vit cette diablesse se pencher, presque jusqu’à lui toucher le front. Au bout de quelques instants d’une insoutenable proximité embaumée de patchoulis, elle se redressa d’un bloc.

— Bon, assez joué !

Elle alla décrocher deux cadres au-dessus du bureau et les lui présenta à quelques centimètres du visage. Il mit quelques instants à réaliser qu’il s’agissait de deux photographies de classe.

Il connaissait ces photos. Mais oui, bien sûr. Lui aussi les possédait dans le vaisselier du salon. Ces photos... ces enfants… cette jeune fille un peu à l’écart… ce parfum écœurant… de patchoulis. C’était bien elle. Oui, c’était elle.

— Mais qu’est-ce que…. ? commença-t-il en levant lentement les yeux.

— Tu me remets maintenant ?

Ce tutoiement subi portait son lot de menaces.

— Oui, tu me reconnais, confirma-t-elle d’air doucereux. Bien sûr, j’ai changé. Je ne suis plus vraiment la rouquine boulotte d’il y a quarante ans. Oui, celle de la photo. Regarde, juste là, dans le coin. Si tu te demandes comment un tel miracle a été possible, je te le dis : l’argent. Mais l’argent est seulement le moyen. Tu sais ce qui a été déterminant pour que je sorte de ma chrysalide ? Je te le donne en mille: toi. Toi et tes petits copains. Sans les moqueries, les insultes, les coups parfois, jamais je ne serais sortie de ma soumission. Tu as fait de moi un monstre, obsédé par une seule chose. Tu devines quoi, n’est-ce pas ?

Elle marqua une pause et reprit son souffle. Ses doigts étaient blanchis à serrer les cadres photo.

— La vengeance. Sache que tu es le premier. Le premier à payer de cette bande de petites ordures. Regarde, eux ici et toi au milieu. 

— Pardon ! Pardon ! hurla le supplicié. On était des gamins! Je ne me souviens pas avoir… Il y a si longtemps ! Si je vous ai blessé, je suis désolé. Si je peux…

En quelques claquements de langue, elle lui intima de garder ses jérémiades. Elle ne souffrirait aucune interruption pouvant gâcher son grand final. 

— Le temps n’a rien à voir là-dedans. Pour moi, le souvenir est toujours aussi vivace. L’humiliation, toujours aussi intense. C’était quoi déjà ce que vous me lanciez au visage ? Entre deux crachats, entre deux insultes, tournant autour de moi comme des rapaces. Ah oui, je l’ai, vous répétiez sans cesse : « tu ne vaux pas un clou ! ». C’est drôle, non ?

L’homme fixa sa tortionnaire avec le soulagement insensé de voir l’énigme de sa présence dans cette chambre se résoudre.

— La vie est ainsi faite, mon petit camarade. On se venge par où l’on a souffert...

D’une main ferme, elle empoigna le marteau. De l’autre, elle fit rouler un grand clou entre son pouce et son index. Il recommença à se débattre et à geindre. Avec moins de conviction qu’avant et peut-être moins d’envie.

— ... et l’on souffre par où l’on a péché. Fût-ce pour un mot.

    La miséricorde lui accorda de s’évanouir alors que la pointe du clou s’approchait de sa rétine.


Publié le 14/12/2025 / 11 lectures
Commentaires
Publié le 14/12/2025
Un texte terrible qui m’a fait d’emblée à « Saw » qui vise par la torture à faire expier les fautes commises par les suppliciés en les mettant face à un choix macabre. Il n’y a pas d’issue possible dans ce scénario, et il y a surtout un sujet d’actualité qui est celui du harcèlement. On dit que la violence engendre la violence et c’est ce que démontre ton texte… un cycle infernal qui bannit pardon, rédemption et communication. Un texte bien écrit et sous haute tension comme tu sais si bien le faire Quentin. Grand merci.
Publié le 15/12/2025
Merci infiniment Léo pour ta bienveillance et tes encouragements !
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