LA RÔTISSERIE DES POÈTES
La boutique de Ragueneau, rôtisseur-pâtissier, vaste ouvroir au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de l’Arbre-Sec qu’on aperçoit largement au fond, par le vitrage de la porte, grises dans les premières lueurs de l’aube.
À gauche, premier plan, comptoir surmonté d’un dais en fer forgé, auquel sont accrochés des oies, des canards, des paons blancs. Dans de grands vases de faïence de hauts bouquets de fleurs naïves, principalement des tournesols jaunes. Du même côté, second plan, immense cheminée devant laquelle, entre de monstrueux chenets, dont chacun supporte une petite marmite, les rôtis pleurent dans les lèchefrites.
À droite, premier plan avec porte. Deuxième plan, un escalier montant à une petite salle en soupente, dont on aperçoit l’intérieur par des volets ouverts ; une table y est dressée, un menu lustre flamand y luit : c’est un réduit où l’on va manger et boire. Une galerie de bois, faisant suite à l’escalier, semble mener à d’autres petites salles analogues.
Au milieu de la rôtisserie, un cercle en fer que l’on peut faire descendre avec une corde, et auquel de grosses pièces sont accrochées, fait un lustre de gibier.
Les fours, dans l’ombre, sous l’escalier, rougeoient. Des cuivres étincellent. Des broches tournent. Des pièces montées pyramident. Des jambons pendent. C’est le coup de feu matinal. Bousculade de marmitons effarés, d’énormes cuisiniers et de minuscules gâte-sauces, foisonnement de bonnets à plume de poulet ou à aile de pintade. On apporte, sur des plaques de tôle et des clayons d’osier, des quinconces de brioches, des villages de petits-fours.
Des tables sont couvertes de gâteaux et de plats. D’autres entourées de chaises, attendent les mangeurs et les buveurs. Une plus petite, dans un coin, disparaît sous les papiers. Ragueneau y est assis au lever du rideau ; il écrit.
Scène première
RAGUENEAU, PÂTISSIER, puis LISE.
(Ragueneau, à la petite table, écrivant d’un air inspiré, et comptant sur ses doigts.)
Premier pâtissier, apportant une pièce montée.
Fruits en nougat !
Deuxième pâtissier, apportant un plat.
Flan !
Troisième pâtissier, apportant un rôti paré de plumes.
Paon !
Quatrième pâtissier, apportant une plaque de gâteaux.
Roinsoles !
Cinquième pâtissier, apportant une sorte de terrine.
Bœuf en daube !
Ragueneau, cessant d’écrire et levant la tête.
Sur les cuivres, déjà, glisse l’argent de l’aube !
Étouffe en toi le dieu qui chante, Ragueneau !
L’heure du luth viendra, — c’est l’heure du fourneau !
(Il se lève. — À un cuisinier.)
Vous, veuillez m’allonger cette sauce, elle est courte !
Le cuisinier.
De combien ?
Ragueneau.
De trois pieds.
(Il passe.)
Le cuisinier.
Hein !
Premier pâtissier.
La tarte !
Deuxième pâtissier.
La tourte !
Ragueneau, devant la cheminée.
Ma Muse, éloigne-toi, pour que tes yeux charmants
N’aillent pas se rougir au feu de ces sarments !
(À un pâtissier, lui montrant des pains.)
Vous avez mal placé la fente de ces miches :
Au milieu la césure, — entre les hémistiches !
(À un autre, lui montrant un pâté inachevé.)
À ce palais de croûte, il faut, vous, mettre un toit…
(À un jeune apprenti, qui, assis par terre, embroche des volailles.)
Et toi, sur cette broche interminable, toi,
Le modeste poulet et la dinde superbe,
Alterne-les, mon fils, comme le vieux Malherbe
Alternait les grands vers avec les plus petits,
Et fais tourner au feu des strophes de rôtis !
Un autre apprenti, s’avançant avec un plateau recouvert d’une assiette.
Maître, en pensant à vous, dans le four, j’ai fait cuire
Ceci, qui vous plaira, je l’espère.
(Il découvre un plateau, on voit une grande lyre de pâtisserie.)
Ragueneau, ébloui.
Une lyre !
L’apprenti.
En pâte de brioche.
Ragueneau, ému.
Avec des fruits confits !
L’apprenti.
Et les cordes, voyez, en sucre je les fis.
Ragueneau, lui donnant de l’argent.
Va boire à ma santé !
(Apercevant Lise qui entre.)
Chut ! ma femme ! Circule,
Et cache cet argent !
(À Lise, lui montrant la lyre d’un air gêné.)
C’est beau ?
Lise.
C’est ridicule !
(Elle pose sur le comptoir une pile de sacs en papier.)
Ragueneau.
Des sacs ?… Bon. Merci.
(Il les regarde.)
Ciel ! Mes livres vénérés !
Les vers de mes amis ! déchirés ! démembrés !
Pour en faire des sacs à mettre des croquantes…
Ah ! vous renouvelez Orphée et les bacchantes !
Lise, sèchement.
Et n’ai-je pas le droit d’utiliser vraiment
Ce que laissent ici, pour unique paiement,
Vos méchants écriveurs de lignes inégales !
Ragueneau.
Fourmi !… n’insulte pas ces divines cigales !
Lise.
Avant de fréquenter ces gens-là, mon ami,
Vous ne m’appeliez pas bacchante, — ni fourmi !
Ragueneau.
Avec des vers, faire cela !
Lise.
Pas autre chose.
Ragueneau.
Que faites-vous, alors, madame, avec la prose ?
Scène II
LES MEMES, DEUX ENFANTS qui viennent d’entrer dans la pâtisserie.
Ragueneau.
Vous désirez, petits ?
Premier enfant.
Trois pâtés.
Ragueneau, les servant.
Là, bien roux…
Et bien chauds.
Deuxieme enfant.
S’il vous plaît, enveloppez-les-nous ?
Ragueneau, saisi, à part.
Hélas ! un de mes sacs !
(Aux enfants.)
Que je les enveloppe ?…
(Il prend un sac et au moment d’y mettre les pâtés, il lit.)
« Tel Ulysses, le jour qu’il quitta Pénélope… »
Pas celui-ci !…
(Il le met de côté et en prend un autre. Au moment d’y mettre les pâtés, il lit.)
« Le blond Phœbus… » Pas celui-là !
(Même jeu.)
Lise, impatientée.
Eh bien ! qu’attendez-vous ?
Ragueneau.
Voilà, voilà, voilà !
(Il en prend un troisième et se résigne.)
Le sonnet à Philis !… mais c’est dur tout de même !
Lise.
C’est heureux qu’il se soit décidé !
(Haussant les épaules.)
Nicodème !
(Elle monte sur une chaise et se met à ranger des plats sur une crédence.)
Ragueneau, profitant de ce qu’elle tourne le dos, rappelle les enfants déjà à la porte.
Pst !… Petits !… Rendez-moi le sonnet à Philis,
Au lieu de trois pâtés je vous en donne six.
(Les enfants lui rendent le sac, prennent vivement les gâteaux et sortent. Ragueneau, défripant le papier, se met à lire en déclamant.)
« Philis !… » Sur ce doux nom, une tache de beurre !…
« Philis !… »
(Cyrano entre brusquement.)
Scène III
RAGUENEAU, LISE, CYRANO, puis LE MOUSQUETAIRE.
Cyrano.
Quelle heure est-il ?
Ragueneau, le saluant avec empressement.
Six heures.
Cyrano, avec émotion.
Dans une heure !
(Il va et vient dans la boutique.)
Ragueneau, le suivant.
Bravo ? J’ai vu…
Cyrano.
Quoi donc !
Ragueneau.
Votre combat !…
Cyrano.
Lequel ?
Ragueneau.
Celui de l’Hôtel de Bourgogne !
Cyrano, avec dédain.
Ah !… Le duel !…
Ragueneau, admiratif.
Oui, le duel en vers !…
Lise.
Il en a plein la bouche !
Cyrano.
Allons ! tant mieux !
Ragueneau, se fendant avec une broche qu’il a saisi.
« À la fin de l’envoi, je touche !…
À la fin de l’envoi, je touche !… » Que c’est beau !
(Avec un enthousiasme croissant.)
« À la fin de l’envoi… »
Cyrano.
Quelle heure, Ragueneau ?
Ragueneau, restant fendu pour regarder l’horloge.
Six heures cinq !… « …Je touche ! »
(Il se relève.)
… Oh ! faire une ballade
Lise, à Cyrano, qui en passant devant son comptoir lui a serré distraitement la main.
Qu’avez-vous à la main ?
Cyrano.
Rien. Une estafilade.
Ragueneau.
Courûtes-vous quelque péril ?
Cyrano.
Aucun péril.
Lise, le menaçant du doigt.
Je crois que vous mentez !
Cyrano.
Mon nez remuerait-il ?
Il faudrait que ce fût pour un mensonge énorme !
(Changeant de ton.)
J’attends ici quelqu’un. Si ce n’est pas sous l’orme,
Vous nous laisserez seuls.
Ragueneau.
C’est que je ne peux pas ;
Mes rimeurs vont venir…
Lise, ironique.
Pour leur premier repas.
Cyrano.
Tu les éloigneras quand je te ferai signe…
L’heure ?
Ragueneau.
Six heures dix.
Cyrano, s’asseyant nerveusement à la table de Ragueneau et prenant du papier.
Une plume ?…
Ragueneau, lui offrant celle qu’il a à son oreille.
De cygne.
Un mousquetaire, superbement moustachu, entre et d’une voix de stentor.
Salut !
(Lise remonte vivement vers lui.)
Cyrano, se retournant.
Qu’est-ce ?
Ragueneau.
Un ami de ma femme. Un guerrier
Terrible, — à ce qu’il dit !…
Cyrano, reprenant la plume et éloignant du geste Ragueneau.
Chut !… Écrire, — plier, —
(À lui-même.)
Lui donner, — me sauver…
(Jetant la plume.)
Lâche !… Mais que je meure,
Si j’ose lui parler, lui dire un seul mot…
(À Ragueneau.)
L’heure ?
Ragueneau.
Six et quart !…
Cyrano, se frappant sa poitrine.
…un seul mot de tous ceux que j’ai là !
Tandis qu’en écrivant…
(Il reprend la plume.)
Eh bien ! écrivons-la,
Cette lettre d’amour qu’en moi-même j’ai faite
Et refaite cent fois, de sorte qu’elle est prête,
Et que mettant mon âme à côté du papier,
Je n’ai tout simplement qu’à la recopier.
(Il écrit. — Derrière le vitrage de la porte on voit s’agiter des silhouettes maigres et hésitantes.)
Scène IV
RAGUENEAU, LISE, LE MOUSQUETAIRE, CYRANO, à la petite table écrivant, LES POÈTES, vêtus de noir, les bas tombants, couverts de boue.
Lise, entrant, à Ragueneau.
Les voici vos crottés !
Premier poète, entrant, à Ragueneau.
Confrère !…
Deuxieme poète, de même, lui secouant les mains.
Cher confrère !
Troisieme poète.
Aigle des pâtissiers !
(Il renifle.)
Ça sent bon dans votre aire.
Quatrieme poète.
Ô Phœbus-Rôtisseur !
Cinquieme poète.
Apollon maître-queux !…
Ragueneau, entouré, embrassé, secoué.
Comme on est tout de suite à son aise avec eux !…
Premier poète.
Nous fûmes retardés par la foule attroupée
À la porte de Nesle !…
Deuxieme poète.
Ouverts à coups d’épée,
Huit malandrins sanglants illustraient les pavés !
Cyrano, levant une seconde la tête.
Huit ?… Tiens, je croyais sept.
(Il reprend sa lettre.)
Ragueneau, à Cyrano.
Est-ce que vous savez
Le héros du combat ?
Cyrano, négligemment.
Moi ?… Non !
Lise, au mousquetaire.
Et vous ?
Le mousquetaire, se frisant la moustache.
Peut-être !
Cyrano, écrivant, à part, on l’entend murmurer de temps en temps.
Je vous aime…
Premier poète.
Un seul homme, assurait-on, sut mettre
Toute une bande en fuite !…
Deuxieme poète.
Oh ! c’était curieux !
Des piques, des bâtons jonchaient le sol !…
Cyrano, écrivant.
…vos yeux…
Troisieme poète.
On trouvait des chapeaux jusqu’au quai des Orfèvres !
Premier poète.
Sapristi ! ce dut être féroce…
Cyrano, même jeu.
…vos lèvres…
Premier poète.
Un terrible géant, l’auteur de ces exploits !
Cyrano, même jeu.
… Et je m’évanouis de peur quand je vous vois.
Deuxieme poète, happant un gâteau.
Qu’as-tu rimé de neuf, Ragueneau ?
Cyrano, même jeu.
…qui vous aime…
(Il s’arrête au moment de signer, et se lève, mettant sa lettre dans son pourpoint.)
Pas besoin de signer. Je la donne moi-même.
Ragueneau, au deuxième poète.
J’ai mis une recette en vers.
Troisieme poète, s’installant près d’un plateau de choux à la crème.
Oyons ces vers !
Quatrieme poète, regardant une brioche qu’il a prise.
Cette brioche a mis son bonnet de travers.
(Il la décoiffe d’un coup de dent.)
Premier poète.
Ce pain d’épice suit le rimeur famélique,
De ses yeux en amande aux sourcils d’angélique !
(Il happe le morceau de pain d’épice.)
Deuxieme poète.
Nous écoutons.
Troisieme poète, serrant légèrement un chou entre ses doigts.
Ce chou bave sa crème. Il rit.
Deuxieme poète, mordant à même la grande lyre de pâtisserie.
Pour la première fois la Lyre me nourrit !
Ragueneau, qui s’est préparé à réciter, qui a toussé, assuré son bonnet, pris une pose.
Une recette en vers…
Deuxieme poète, au premier, lui donnant un coup de coude.
Tu déjeunes ?
Premier poète, au deuxième.
Tu dînes !
Ragueneau.
Comment on fait les tartelettes amandines.
Battez, pour qu’ils soient mousseux,
Quelques œufs ;
Incorporez à leur mousse
Un jus de cédrat choisi ;
Versez-y
Un bon lait d’amande douce ;
Mettez de la pâte à flan
Dans le flanc
De moules à tartelette ;
D’un doigt preste, abricotez
Les côtés ;
Versez goutte à gouttelette
Votre mousse en ces puits, puis
Que ces puits
Passent au four, et, blondines,
Sortant en gais troupelets,
Ce sont les
Tartelettes amandines !
Les poètes, la bouche pleine.
Exquis ! Délicieux !
Un poète, s’étouffant.
Homph !
(Ils remontent vers le fond, en mangeant. Cyrano qui a observé s’avance vers Ragueneau.)
Cyrano.
Bercés par ta voix,
Ne vois-tu pas comme ils s’empiffrent ?
Ragueneau, plus bas, avec un sourire.
Je le vois…
Sans regarder, de peur que cela ne les trouble ;
Et dire ainsi mes vers me donne un plaisir double,
Puisque je satisfais un doux faible que j’ai
Tout en laissant manger ceux qui n’ont pas mangé ?
Cyrano, lui frappant sur l’épaule.
Toi tu me plais !…
(Ragueneau va rejoindre ses amis. Cyrano le suit des yeux, puis, un peu brusquement.)
Hé là, Lise ?
(Lise, en conversation tendre avec le mousquetaire, tressaille et descend vers Cyrano.)
Ce capitaine…
Vous assiège ?
Lise, offensée.
Oh ! mes yeux, d’une œillade hautaine,
Savent vaincre quiconque attaque mes vertus.
Cyrano.
Euh ! pour des yeux vainqueurs, je les trouve battus.
Lise, suffoquée.
Mais…
Cyrano, nettement.
Ragueneau me plaît. C’est pourquoi, dame Lise,
Je défends que quelqu’un le ridicoculise.
Lise.
Mais…
Cyrano, qui a élevé la voix assez pour être entendu du galant.
À bon entendeur…
(Il salue le mousquetaire, et va se mettre en observation, à la porte du fond, après avoir regardé l’horloge.)
Lise, au mousquetaire qui a simplement rendu son salut à Cyrano.
Vraiment, vous m’étonnez !…
Répondez… sur son nez…
Le mousquetaire.
Sur son nez… sur son nez…
(Il s’éloigne vivement, Lise le suit.)
Cyrano, de la porte du fond, faisant signe à Ragueneau d’emmener les poètes.
Pst !…
Ragueneau, montrant aux poètes la porte de droite.
Nous serons bien mieux par là…
Cyrano, s’impatientant.
Pst ! pst !…
Ragueneau, les entraînant.
Pour lire
Des vers…
Premier poète, désespéré, la bouche pleine.
Mais les gâteaux !…
Deuxieme poète.
Emportons-les !
(Il sortent tous derrière Ragueneau, processionnellement, et après avoir fait une rafle de plateaux.)
Scène V
CYRANO, ROXANE, LA DUEGNE
Cyrano.
Je tire
Ma lettre si je sens seulement qu’il y a
Le moindre espoir !…
(Roxane, masquée, suivie de la duègne, paraît derrière le vitrage. Il ouvre vivement la porte.)
Entrez !…
(Marchant sur la duègne.)
Vous, deux mots, duègna !
La duegne.
Quatre.
Cyrano.
Êtes-vous gourmande ?
La duegne.
À m’en rendre malade.
Cyrano, prenant vivement des sacs de papier sur le comptoir.
Bon. Voici deux sonnets de monsieur Benserade…
La duegne, piteuse.
Heu !…
Cyrano.
…que je vous remplis de darioles.
La duegne, changeant de figure.
Hou !
Cyrano.
Aimez-vous le gâteau qu’on nomme petit chou ?
La duegne, avec dignité.
Monsieur, j’en fais état, lorsqu’il est à la crème.
Cyrano.
J’en plonge six pour vous dans le sein d’un poème
De Saint-Amand ! Et dans ces vers de Chapelain
Je dépose un fragment, moins lourd, de poupelin.
— Ah ! Vous aimez les gâteaux frais ?
La duegne.
J’en suis férue !
Cyrano, lui chargeant les bras de sacs remplis.
Veuillez aller manger tous ceux-ci dans la rue.
La duegne.
Mais…
Cyrano, la poussant dehors.
Et ne revenez qu’après avoir fini !
(Il referme la porte, redescend vers Roxane, et s’arrête, découvert, à une distance respectueuse.)
Scène VI
CYRANO, ROXANE, LA DUEGNE, un instant.
Cyrano.
Que l’instant entre tous les instants soit béni,
Où, cessant d’oublier qu’humblement je respire
Vous venez jusqu’ici pour me dire… me dire ?…
Roxane, qui s’est démasquée.
Mais tout d’abord merci, car ce drôle, ce fat
Qu’au brave jeu d’épée, hier, vous avez fait mat,
C’est lui qu’un grand seigneur… épris de moi…
Cyrano.
De Guiche ?
Roxane, baissant les yeux.
Cherchait à m’imposer… comme mari…
Cyrano.
Postiche ?
(Saluant.)
Je me suis donc battu, madame, et c’est tant mieux,
Non pour mon vilain nez, mais bien pour vos beaux yeux.
Roxane.
Puis… je voulais… Mais pour l’aveu que je viens faire,
Il faut que je revoie en vous le… presque frère,
Avec qui je jouais, dans le parc — près du lac !…
Cyrano.
Oui… Vous veniez tous les étés à Bergerac !…
Roxane.
Les roseaux fournissaient le bois pour vos épées…
Cyrano.
Et les maïs, les cheveux blonds pour vos poupées !
Roxane.
C’était le temps des jeux…
Cyrano.
Des mûrons aigrelets…
Roxane.
Le temps où vous faisiez tout ce que je voulais !…
Cyrano.
Roxane, en jupons courts, s’appelait Madeleine…
Roxane.
J’étais jolie, alors ?
Cyrano.
Vous n’étiez pas vilaine.
Roxane.
Parfois, la main en sang de quelque grimpement,
Vous accouriez ! — Alors, jouant à la maman,
Je disais d’une voix qui tâchait d’être dure
(Elle lui prend la main.)
« Qu’est-ce que c’est encor que cette égratignure ? »
(Elle s’arrête stupéfaite.)
Oh ! C’est trop fort ! Et celle-ci !
(Cyrano veut retirer sa main.)
Non ! montrez-la !
Hein ? à votre âge, encor ! — Où t’es-tu fait cela ?
Cyrano.
En jouant, du côté de la porte de Nesle.
Roxane, s’asseyant à une table, et trempant son mouchoir dans un verre d’eau.
Donnez !
Cyrano, s’asseyant aussi.
Si gentiment ! Si gaiement maternelle !
Roxane.
Et, dites-moi, — pendant que j’ôte un peu le sang, —
Ils étaient contre vous ?
Cyrano.
Oh ! pas tout à fait cent.
Roxane.
Racontez !
Cyrano.
Non. Laissez. Mais vous, dites la chose
Que vous n’osiez tantôt me dire…
Roxane, sans quitter sa main.
À présent j’ose,
Car le passé m’encouragea de son parfum !
Oui, j’ose maintenant. Voilà. J’aime quelqu’un.
Cyrano.
Ah !…
Roxane.
Qui ne le sait pas d’ailleurs.
Cyrano.
Ah !…
Roxane.
Pas encore.
Cyrano.
Ah !…
Roxane.
Mais qui va bientôt le savoir, s’il l’ignore.
Cyrano.
Ah !…
Roxane.
Un pauvre garçon qui jusqu’ici m’aima
Timidement, de loin, sans oser le dire…
Cyrano.
Ah !…
Roxane.
Laissez-moi votre main, voyons, elle a la fièvre. —
Mais moi j’ai vu trembler les aveux sur sa lèvre.
Cyrano.
Ah !…
Roxane, achevant de lui faire un petit bandage avec son mouchoir.
Et figurez-vous, tenez, que, justement
Oui, mon cousin, il sert dans votre régiment !
Cyrano.
Ah !…
Roxane, riant.
Puisqu’il est cadet dans votre compagnie !
Cyrano.
Ah !…
Roxane.
Il a sur son front de l’esprit, du génie,
Il est fier, noble, jeune, intrépide, beau…
Cyrano, se levant tout pâle.
Beau !
Roxane.
Quoi ? Qu’avez-vous ?
Cyrano.
Moi, rien… c’est… c’est…
(Il montre sa main, avec un sourire.)
C’est ce bobo.
Roxane.
Enfin, je l’aime. Il faut d’ailleurs que je vous die
Que je ne l’ai jamais vu qu’à la Comédie…
Cyrano.
Vous ne vous êtes donc pas parlé ?
Roxane.
Nos yeux seuls.
Cyrano.
Mais comment savez-vous, alors ?
Roxane.
Sous les tilleuls
De la place Royale, on cause… Des bavardes
M’ont renseignée…
Cyrano.
Il est cadet ?
Roxane.
Cadet aux gardes.
Cyrano.
Son nom ?
Roxane.
Baron Christian de Neuvillette.
Cyrano.
Hein ?…
Il n’est pas aux cadets.
Roxane.
Si, depuis ce matin
Capitaine Carbon de Castel-Jaloux.
Cyrano.
Vite,
Vite, on lance son cœur !… Mais ma pauvre petite…
La duegne, ouvrant la porte du fond.
J’ai fini les gâteaux, monsieur de Bergerac !
Cyrano.
Eh bien ! lisez les vers imprimés sur le sac !
(La duègne disparaît.)
… Ma pauvre enfant, vous qui n’aimez que beau langage,
Bel esprit, — si c’était un profane, un sauvage.
Roxane.
Non, il a les cheveux d’un héros de d’Urfé !
Cyrano.
S’il était aussi maldisant que bien coiffé !
Roxane.
Non, tous les mots qu’il dit sont fins, je le devine !
Cyrano.
Oui, tous les mots sont fins quand la moustache est fine.
— Mais si c’était un sot !…
Roxane, frappant du pied.
Eh bien ! j’en mourrais, là !
Cyrano, après un temps.
Vous m’avez fait venir pour me dire cela ?
Je n’en sens pas très bien l’utilité, madame.
Roxane.
Ah, c’est que quelqu’un hier m’a mis la mort dans l’âme,
Et me disant que tous, vous êtes tous Gascons
Dans votre compagnie…
Cyrano.
Et que nous provoquons
Tous les blancs-becs qui, par faveur, se font admettre
Parmi les purs Gascons que nous sommes, sans l’être ?
C’est ce qu’on vous a dit ?
Roxane.
Et vous pensez si j’ai
Tremblé pour lui !
Cyrano, entre ses dents.
Non sans raison !
Roxane.
Mais j’ai songé
Lorsque invincible et grand, hier, vous nous apparûtes,
Châtiant ce coquin, tenant tête à ces brutes, —
J’ai songé : s’il voulait, lui, que tous ils craindront…
Cyrano.
C’est bien, je défendrai votre petit baron.
Roxane.
Oh, n’est-ce pas que vous allez me le défendre ?
J’ai toujours eu pour vous une amitié si tendre.
Cyrano.
Oui, oui.
Roxane.
Vous serez son ami ?
Cyrano.
Je le serai.
Roxane.
Et jamais il n’aura de duel ?
Cyrano.
C’est juré.
Roxane.
Oh ! je vous aime bien. Il faut que je m’en aille.
(Elle remet vivement son masque, une dentelle sur son front, et distraitement.)
Mais vous ne m’avez pas raconté la bataille
De cette nuit. Vraiment ce dut être inouï !…
— Dites-lui qu’il m’écrive.
(Elle lui envoie un petit baiser de la main.)
Oh ! je vous aime !
Cyrano.
Oui, oui.
Roxane.
Cent hommes contre vous ? Allons, adieu. — Nous sommes
De grands amis !
Cyrano.
Oui, oui.
Roxane.
Qu’il m’écrive ! — Cent hommes ! —
Vous me direz plus tard. Maintenant, je ne puis.
Cent hommes ! Quel courage !
Cyrano, la saluant.
Oh ! j’ai fait mieux depuis.
(Elle sort. Cyrano reste immobile, les yeux à terre. Un silence. La porte de droite s’ouvre. Ragueneau passe la tête.)
Scène VII
Cyrano, Ragueneau, les poètes, Carbon de Castel-Jaloux, les cadets, la foule, etc., puis De Guiche.
Ragueneau.
Peut-on rentrer ?
Cyrano, sans bouger.
Oui…
(Ragueneau fait signe et ses amis rentrent. En même temps, à la porte du fond paraît Carbon de Castel-Jaloux, costume de capitaine aux gardes, qui fait de grands gestes en apercevant Cyrano.)
Carbon de castel-jaloux.
Le voilà !
Cyrano, levant la tête.
Mon capitaine…
Carbon, exultant.
Notre héros ! Nous savons tout ! Une trentaine
De mes cadets sont là !…
Cyrano, reculant.
Mais…
Carbon, voulant l’entraîner.
Viens ! on veut te voir !
Cyrano.
Non !
Carbon.
Ils boivent en face, à la Croix du Trahoir.
Cyrano.
Je…
Carbon, remontant à la porte, et criant à la cantonade, d’une voix de tonnerre.
Le héros refuse. Il est d’humeur bourrue !
Une voix, au dehors.
Ah ! Sandious !
(Tumulte au dehors, bruits d’épées et de bottes qui se rapprochent.)
Carbon, se frottant les mains.
Les voici qui traversent la rue !…
Les cadets, entrant dans la rôtisserie.
Mille dious ! — Capdedious ! — Mordious ! — Pocapdedious !
Ragueneau, reculant épouvanté.
Messieurs, vous êtes donc tous de la Gascogne !
Les cadets.
Tous !
Un cadet, à Cyrano.
Bravo !
Cyrano.
Baron !
Un autre, lui secouant les mains.
Vivat !
Cyrano.
Baron !
Trosieme cadet.
Que je t’embrasse !
Cyrano.
Baron !…
Plusieurs gascons.
Embrassons-le !
Cyrano, ne sachant auquel répondre.
Baron… baron… de grâce…
Ragueneau.
Vous êtes tous barons, messieurs ?
Les cadets.
Tous ?
Ragueneau.
Le sont-ils ?…
Premier cadet.
On ferait une tour rien qu’avec nos tortils !
Le bret, entrant, et courant à Cyrano.
On te cherche ! Une foule en délire conduite
Par ceux qui cette nuit marchèrent à ta suite…
Cyrano, épouvanté.
Tu ne leur as pas dit où je me trouve ?…
Le bret, se frottant les mains.
Si !
Un bourgeois, entrant suivi d’un groupe.
Monsieur, tout le Marais se fait porter ici !
(Au dehors la rue s’est remplie de monde. Des chaises à porteurs, des carrosses s’arrêtent.)
Le bret, bas, souriant, à Cyrano.
Et Roxane ?
Cyrano, vivement.
Tais toi !
La foule, criant dehors.
Cyrano !…
(Une cohue se précipite dans la pâtisserie. Bousculade. Acclamations.)
Ragueneau, debout sur une table.
Ma boutique
Est envahie ! On casse tout ! C’est magnifique !
Des gens, autour de Cyrano.
Mon ami… mon ami…
Cyrano.
Je n’avais pas hier
Tant d’amis !…
Le bret, ravi.
Le succès !
Un petit marquis, accourant, les mains tendues.
Si tu savais, mon cher…
Cyrano.
Si tu ?… Tu ?… Qu’est-ce donc qu’ensemble nous gardâmes ?
Un autre.
Je veux vous présenter, Monsieur, à quelques dames
Qui là, dans mon carrosse…
Cyrano, froidement.
Et vous d’abord, à moi,
Qui vous présentera ?
Le bret, stupéfait.
Mais qu’as-tu donc ?
Cyrano.
Tais-toi !
Un homme de lettre, avec une écritoire.
Puis-je avoir des détails sur ?…
Cyrano.
Non.
Le bret, lui poussant le coude.
C’est Théophraste
Renaudot ! l’inventeur de la gazette.
Cyrano.
Baste !
Le bret.
Cette feuille où l’on fait tant de choses tenir !
On dit que cette idée a beaucoup d’avenir !
Le poète, s’avançant.
Monsieur…
Cyrano.
Encor !
Le poète.
Je veux faire un pentacrostiche
Sur votre nom…
Quelqu’un, s’avançant encore.
Monsieur…
Cyrano.
Assez !
(Mouvement. On se range. De Guiche paraît escorté d’officiers. Cuigy, Brissaille, les officiers qui sont partis avec Cyrano à la fin du premier acte. Cuigy vient vivement à Cyrano.)
Cuigy, à Cyrano.
Monsieur de Guiche !
(Murmure. Tout le monde se range.)
Vient de la part du maréchal de Gassion !
De guiche, saluant Cyrano.
… Qui tient à vous mander son admiration
Pour le nouvel exploit dont le bruit vient de courre.
La foule.
Bravo !…
Cyrano, s’inclinant.
Le maréchal s’y connaît en bravoure.
De guiche.
Il n’aurait jamais cru le fait si ces messieurs
N’avaient pu lui jurer l’avoir vu.
Cuigy.
De nos yeux.
Le bret, bas à Cyrano, qui a l’air absent.
Mais…
Cyrano.
Tais-toi !
Le bret.
Tu parais souffrir !
Cyrano, tressaillant et se redressant vivement.
Devant ce monde ?…
(Sa moustache se hérisse ; il poitrine.)
Moi souffrir ?… Tu vas voir !
De guiche, auquel Cuigy a parlé à l’oreille.
Votre carrière abonde
De beaux exploits, déjà. — Vous servez chez ces fous
De Gascons, n’est-ce pas ?
Cyrano.
Aux cadets, oui.
Un cadet, d’une voix terrible.
Chez nous !
De guiche, regardant les Gascons, rangés derrière Cyrano.
Ah ! ah !… Tous ces messieurs à la mine hautaine,
Ce sont donc les fameux ?…
Carbon de castel-jaloux.
Cyrano !
Cyrano.
Capitaine ?
Carbon.
Puisque ma compagnie est, je crois, au complet,
Veuillez la présenter au comte, s’il vous plaît.
Cyrano, faisant deux pas vers De Guiche, et montrant les cadets.
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux ;
Bretteurs et menteurs sans vergogne,
Ce sont les cadets de Gascogne !
Parlant blason, lambel, bastogne,
Tous plus nobles que des filous,
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux :
Œil d’aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents de loups,
Fendant la canaille qui grogne,
Œil d’aigle, jambe de cigogne,
Ils vont, — coiffés d’un vieux vigogne
Dont la plume cache les trous ! —
Œil d’aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents de loups !
Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plus doux ;
De gloire, leur âme est ivrogne !
Perce-Bedaine et Casse-Trogne,
Dans tous les endroits où l’on cogne
Ils se donnent des rendez-vous…
Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plus doux !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux !
Ô femme, adorable carogne,
Voici les cadets de Gascogne !
Que le vieil époux se renfrogne :
Sonnez, clairons ! chantez, coucous !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux !
De guiche, nonchalamment assis dans un fauteuil que Ragueneau a vite apporté.
Un poète est un luxe, aujourd’hui, qu’on se donne.
— Voulez-vous être à moi ?
Cyrano.
Non, Monsieur, à personne.
De guiche.
Votre verve amusa mon oncle Richelieu,
Hier. Je veux vous servir auprès de lui.
Le bret, ébloui.
Grand Dieu !
De guiche.
Vous avez bien rimé cinq actes, j’imagine ?
Le bret, à l’oreille de Cyrano.
Tu vas faire jouer, mon cher, ton Agrippine !
De guiche.
Portez-les-lui.
Cyrano, tenté et un peu charmé.
Vraiment…
De guiche.
Il est des plus experts.
Il vous corrigera seulement quelques vers…
Cyrano, dont le visage s’est immédiatement rembruni.
Impossible, Monsieur ; mon sang se coagule
En pensant qu’on y peut changer une virgule.
De guiche.
Mais quand un vers lui plaît, en revanche, mon cher,
Il le paye très cher.
Cyrano.
Il le paye moins cher
Que moi, lorsque j’ai fait un vers, et que je l’aime,
Je me le paye, en me le chantant à moi-même !
De guiche.
Vous êtes fier.
Cyrano.
Vraiment, vous l’avez remarqué ?
Un cadet, entrant avec, enfilés à son épée, des chapeaux aux plumets miteux, aux coiffes trouées, défoncées.
Regarde, Cyrano ! ce matin, sur le quai,
Le bizarre gibier à plumes que nous prîmes !
Les feutres des fuyards !…
Carbon.
Des dépouilles opimes !
Tout le monde, riant.
Ah ! Ah ! Ah !
Cuigy.
Celui qui posta ces gueux, ma foi,
Doit rager aujourd’hui.
Brissaille.
Sait-on qui c’est ?
De guiche.
C’est moi.
(Les rires s’arrêtent.)
Je les avais chargés de châtier, — besogne
Qu’on ne fait pas soi-même, — un rimailleur ivrogne.
(Silence gêné.)
Le cadet, à mi-voix, à Cyrano, lui montrant les feutres.
Que faut-il qu’on en fasse ? Ils sont gras… Un salmis ?
Cyrano, prenant l’épée où ils sont enfilés, et les faisant, dans un salut, tous glisser aux pieds de De Guiche.
Monsieur, si vous voulez les rendre à vos amis ?
De guiche, se levant et d’une voix brève.
Ma chaise et mes porteurs, tout de suite : je monte.
(À Cyrano, violemment.)
Vous, Monsieur !…
Une voix, dans la rue, criant.
Les porteurs de monseigneur le comte
De Guiche !
De guiche, qui s’est dominé, avec un sourire.
… Avez-vous lu Don Quichot ?
Cyrano.
Je l’ai lu.
Et me découvre au nom de cet hurluberlu.
De guiche.
Veuillez donc méditer alors…
Un porteur, paraissant au fond.
Voici la chaise.
De guiche.
Sur le chapitre des moulins !
Cyrano, saluant.
Chapitre treize.
De guiche.
Car lorsqu’on les attaque, il arrive souvent…
Cyrano.
J’attaque donc des gens qui tournent à tout vent ?
De guiche.
Qu’un moulinet de leurs grands bras chargés de toiles
Vous lance dans la boue !…
Cyrano.
Ou bien dans les étoiles !
(De Guiche sort. On le voit remonter en chaise. Les seigneurs s’éloignent en chuchotant. Le Bret les réaccompagne. La foule sort.)
Scène VIII
CYRANO, LE BRET, LES CADETS, qui se sont attablés à droite et à gauche et auxquels on sert à boire et à manger.
Cyrano, saluant d’un air goguenard ceux qui sortent sans oser le saluer.
Messieurs… Messieurs… Messieurs…
Le bret, désolé, redescendant, les bras au ciel.
Ah ! dans quels jolis draps…
Cyrano.
Oh ! toi ! tu vas grogner !
Le bret.
Enfin, tu conviendras
Qu’assassiner toujours la chance passagère,
Devient exagéré.
Cyrano.
Hé bien oui, j’exagère !
Le bret, triomphant.
Ah !
Cyrano.
Mais pour le principe, et pour l’exemple aussi,
Je trouve qu’il est bon d’exagérer ainsi.
Le bret.
Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire
La fortune et la gloire…
Cyrano.
Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?…
Non, merci. D’une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,
Et donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir un encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S’aller faire nommer pape par les conciles
Que dans les cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : « Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ? »…
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Aimer mieux faire une visite qu’un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, — ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
Le bret.
Tout seul, soit ! mais non pas contre tous ! Comment diable
As-tu donc contracté la manie effroyable
De te faire toujours, partout, des ennemis ?
Cyrano.
À force de vous voir vous faire des amis,
Et rire à ces amis dont vous avez des foules,
D’une bouche empruntée au derrière des poules !
J’aime raréfier sur mes pas les saluts,
Et m’écrie avec joie : un ennemi de plus !
Le bret.
Quelle aberration !
Cyrano.
Eh bien ! oui, c’est mon vice.
Déplaire est mon plaisir. J’aime qu’on me haïsse.
Mon cher, si tu savais comme l’on marche mieux
Sous la pistolétade excitante des yeux !
Comme, sur les pourpoints, font d’amusantes taches
Le fiel des envieux et la bave des lâches !
— Vous, la molle amitié dont vous vous entourez,
Ressemble à ces grands cols d’Italie, ajourés
Et flottants, dans lesquels votre cou s’effémine :
On y est plus à l’aise… et de moins haute mine,
Car le front n’ayant pas de maintien ni de loi,
S’abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi,
La Haine, chaque jour, me tuyaute et m’apprête
La fraise dont l’empois force à lever la tête ;
Chaque ennemi de plus est un nouveau godron
Qui m’ajoute une gêne, et m’ajoute un rayon :
Car, pareille en tous points à la fraise espagnole,
La Haine est un carcan, mais c’est une auréole !
Le bret, après un silence, passant son bras sous le sien.
Fais tout haut l’orgueilleux et l’amer, mais tout bas,
Dis-moi tout simplement qu’elle ne t’aime pas !
Cyrano, vivement.
Tais-toi !
(Depuis un moment, Christian est entré, s’est mêlé aux cadets ; ceux-ci ne lui adressent pas la parole ; il a fini par s’asseoir seul à une petite table où Lise le sert.)
Scène IX
Cyrano, Le Bret, Les Cadets, Christian de Neuvillette.
Un cadet, assis à une table du fond, le verre en main.
Hé ! Cyrano !
(Cyrano se retourne.)
Le récit ?
Cyrano.
Tout à l’heure !
(Il remonte au bras de Le Bret. Ils causent bas.)
Le cadet, se levant, et descendant.
Le récit du combat ! Ce sera la meilleure
Leçon
(Il s’arrête devant la table où est Christian.)
pour ce timide apprentif !
Christian, levant la tête.
Apprentif ?
Un autre cadet.
Oui, septentrional maladif !
Christian.
Maladif ?
Premier cadet, goguenard.
Monsieur de Neuvillette, apprenez quelque chose :
C’est qu’il est un objet, chez nous, dont on ne cause
Pas plus que de cordon dans l’hôtel d’un pendu !
Christian.
Qu’est-ce ?
Un autre cadet, d’une voix terrible.
Regardez-moi !
(Il pose trois fois, mystérieusement, son doigt sur son nez.)
M’avez-vous entendu ?
Christian.
Ah ! c’est le…
Un autre.
Chut !… jamais ce mot ne se profère !
(Il montre Cyrano qui cause au fond avec Le Bret.)
Ou c’est à lui, là-bas, que l’on aurait affaire !
Un autre, qui, pendant qu’il était tourné vers les premiers, est venu sans bruit s’asseoir sur la table, dans son dos.
Deux nasillards par lui furent exterminés
Parce qu’il lui déplut qu’ils parlassent du nez !
Un autre, d’une voix caverneuse, — surgissant de sous la table où il s’est glissé à quatre pattes.
On ne peut faire, sans défuncter avant l’âge,
La moindre allusion au fatal cartilage !
Un autre, lui posant la main sur l’épaule.
Un mot suffit ! Que dis-je, un mot ? Un geste, un seul !
Et tirer son mouchoir, c’est tirer son linceul !
(Silence. Tous autour de lui, les bras croisés, le regardent. Il se lève et va à Carbon de Castel-Jaloux qui, causant avec un officier, a l’air de ne rien voir.)
Christian.
Capitaine !
Carbon, se retournant et le toisant.
Monsieur ?
Christian.
Que fait-on quand on trouve
Des méridionaux trop vantards ?…
Carbon.
On leur prouve
Qu’on peut être du Nord et courageux.
(Il lui tourne le dos.)
Christian.
Merci.
Premier cadet, à Cyrano.
Maintenant, ton récit !
Tous.
Son récit !
Cyrano, redescendant vers eux.
Mon récit ?…
(Tous rapprochent leurs escabeaux, se groupent autour de lui, tendent le col. Christian s’est mis à cheval sur une chaise.)
Eh bien ! donc je marchais tout seul, à leur rencontre.
La lune, dans le ciel, luisait comme une montre,
Quand soudain, je ne sais quel soigneux horloger
S’étant mis à passer un coton nuager
Sur le boîtier d’argent de cette montre ronde,
Il se fit une nuit la plus noire du monde,
Et les quais n’étant pas du tout illuminés,
Mordious ! on n’y voyait pas plus loin…
Christian.
Que son nez.
(Silence. Tout le monde se lève lentement. On regarde Cyrano avec terreur. Celui-ci s’est interrompu, stupéfait. Attente.)
Cyrano.
Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?
Un cadet, à mi-voix.
C’est un homme
Arrivé ce matin.
Cyrano, faisant un pas vers Christian.
Ce matin ?
Carbon, à mi-voix.
Il se nomme
Le baron de Neuvil…
Cyrano, vivement, s’arrêtant.
Ah ! c’est bien…
(Il pâlit, rougit, a encore un mouvement pour se jeter sur Christian.)
Je…
(Puis, il se domine, et dit d’une voix sourde.)
Très bien…
(Il reprend.)
Je disais donc…
(Avec un éclat de rage dans la voix.)
Mordious !…
(Il continue d’un ton naturel.)
que l’on n’y voyait rien.
(Stupeur. On se rassied en se regardant.)
Et je marchais, songeant que pour un gueux fort mince
J’allais mécontenter quelque grand, quelque prince,
Qui m’aurait sûrement…
Christian.
Dans le nez…
(Tout le monde se lève. Christian se balance sur sa chaise.)
Cyrano, d’une voix étranglée.
Une dent, —
Qui m’aurait une dent… et qu’en somme, imprudent,
J’allais fourrer…
Christian.
Le nez…
Cyrano.
Le doigt… entre l’écorce
Et l’arbre, car ce grand pouvait être de force
À me faire donner…
Christian.
Sur le nez…
Cyrano, essuyant la sueur à son front.
Sur les doigts.
— Mais j’ajoutai : Marche, Gascon, fais ce que dois !
Va, Cyrano ! Et ce disant, je me hasarde,
Quand, dans l’ombre, quelqu’un me porte…
Christian.
Une nasarde.
Cyrano.
Je la pare et soudain me trouve…
Christian.
Nez à nez…
Cyrano, bondissant vers lui.
Ventre-Saint-Gris !
(Tous les Gascons se précipitent pour voir ; arrivé sur Christian, il se maîtrise et continue.)
avec cent braillards avinés
Qui puaient…
Christian.
À plein nez…
Cyrano, blême et souriant.
L’oignon et la litharge !
Je bondis, front baissé…
Christian.
Nez au vent !
Cyrano.
Et je charge !
J’en estomaque deux ! J’en empale un tout vif !
Quelqu’un m’ajuste : Paf ! et je riposte…
Christian.
Pif !
Cyrano, éclatant.
Tonnerre ! Sortez tous !
(Tous les cadets se précipitent vers les portes.)
Premier cadet.
C’est le réveil du tigre !
Cyrano.
Tous ! Et laissez-moi seul avec cet homme !
Deuxieme cadet.
Bigre !
On va le retrouver en hachis !
Ragueneau.
En hachis ?
Un autre cadet.
Dans un de vos pâtés !
Ragueneau.
Je sens que je blanchis,
Et que je m’amollis comme une serviette !
Carbon.
Sortons !
Un autre.
Il n’en va pas laisser une miette !
Un autre.
Ce qui va se passer ici, j’en meurs d’effroi !
Un autre, refermant la porte de droite.
Quelque chose d’épouvantable !
(Ils sont tous sortis, — soit par le fond, soit par les côtés, — quelques-uns ont disparu par l’escalier. Cyrano et Christian restent face à face, et se regardent un moment.)
Scène X
CYRANO, CHRISTIAN
Cyrano.
Embrasse-moi !
Christian.
Monsieur…
Cyrano.
Brave.
Christian.
Ah çà ! mais !…
Cyrano.
Très brave. Je préfère.
Christian.
Me direz-vous ?…
Cyrano.
Embrasse-moi. Je suis son frère.
Christian.
De qui ?
Cyrano.
Mais d’elle !
Christian.
Hein ?…
Cyrano.
Mais de Roxane !
Christian, courant à lui.
Ciel !
Vous, son frère ?
Cyrano.
Ou tout comme : un cousin fraternel.
Christian.
Elle vous a ?…
Cyrano.
Tout dit !
Christian.
M’aime-t-elle ?
Cyrano.
Peut-être !
Christian, lui prenant les mains.
Comme je suis heureux, Monsieur, de vous connaître !
Cyrano.
Voilà ce qui s’appelle un sentiment soudain.
Christian.
Pardonnez-moi…
Cyrano, le regardant, et lui mettant la main sur l’épaule.
C’est vrai qu’il est beau, le gredin !
Christian.
Si vous saviez, Monsieur, comme je vous admire !
Cyrano.
Mais tous ces nez que vous m’avez…
Christian.
Je les retire !
Cyrano.
Roxane attend ce soir une lettre…
Christian.
Hélas !
Cyrano.
Quoi !
Christian.
C’est me perdre que de cesser de rester coi !
Cyrano.
Comment ?
Christian.
Las ! je suis sot à m’en tuer de honte.
Cyrano.
Mais non, tu ne l’es pas puisque tu t’en rends compte.
D’ailleurs, tu ne m’as pas attaqué comme un sot.
Christian.
Bah ! on trouve des mots quand on monte à l’assaut !
Oui, j’ai certain esprit facile et militaire,
Mais je ne sais, devant les femmes, que me taire.
Oh ! leurs yeux, quand je passe, ont pour moi des bontés…
Cyrano.
Leurs cœurs n’en ont-ils plus quand vous vous arrêtez ?
Christian.
Non ! car je suis de ceux, — je le sais… et je tremble ! —
Qui ne savent parler d’amour…
Cyrano.
Tiens !… Il me semble
Que si l’on eût pris soin de me mieux modeler,
J’aurais été de ceux qui savent en parler.
Christian.
Oh ! pouvoir exprimer les choses avec grâce !
Cyrano.
Être un joli petit mousquetaire qui passe !
Christian.
Roxane est précieuse et sûrement je vais
Désillusionner Roxane !
Cyrano, regardant Christian.
Si j’avais
Pour exprimer mon âme un pareil interprète !
Christian, avec désespoir.
Il me faudrait de l’éloquence !
Cyrano, brusquement.
Je t’en prête !
Toi du charme physique et vainqueur, prête-m’en :
Et faisons à nous deux un héros de roman !
Christian.
Quoi ?
Cyrano.
Te sens-tu de force à répéter les choses
Que chaque jour je t’apprendrai ?…
Christian.
Tu me proposes ?…
Cyrano.
Roxane n’aura pas de désillusion !
Dis, veux-tu qu’à nous deux nous la séduisions ?
Veux-tu sentir passer, de mon pourpoint de buffle
Dans ton pourpoint brodé, l’âme que je t’insuffle !…
Christian.
Mais, Cyrano !…
Cyrano.
Christian, veux-tu ?
Christian.
Tu me fais peur !
Cyrano.
Puisque tu crains, tout seul, de refroidir son cœur,
Veux-tu que nous fassions — et bientôt tu l’embrases ! —
Collaborer un peu tes lèvres et mes phrases ?…
Christian.
Tes yeux brillent !…
Cyrano.
Veux-tu ?…
Christian.
Quoi ! cela te ferait
Tant de plaisir ?…
Cyrano, avec enivrement.
Cela…
(Se reprenant, et en artiste.)
Cela m’amuserait !
C’est une expérience à tenter un poète.
Veux-tu me compléter et que je te complète ?
Tu marcheras, j’irai dans l’ombre à ton côté :
Je serai ton esprit, tu seras ma beauté.
Christian.
Mais la lettre qu’il faut, au plus tôt, lui remettre !
Je ne pourrai jamais…
Cyrano, sortant de son pourpoint la lettre qu’il a écrite.
Tiens, la voilà, ta lettre !
Christian.
Comment ?
Cyrano.
Hormis l’adresse, il n’y manque plus rien.
Christian.
Je…
Cyrano.
Tu peux l’envoyer. Sois tranquille. Elle est bien.
Christian.
Vous aviez ?…
Cyrano.
Nous avons toujours, nous, dans nos poches,
Des épîtres à des Chloris… de nos caboches,
Car nous sommes ceux-là qui pour amantes n’ont
Que du rêve soufflé dans la bulle d’un nom !…
Prends, et tu changeras en vérités ces feintes ;
Je lançais au hasard ces aveux et ces plaintes :
Tu verras se poser tous ces oiseaux errants.
Tu verras que je fus dans cette lettre — prends ! —
D’autant plus éloquent que j’étais moins sincère !
— Prends donc, et finissons !
Christian.
N’est-il pas nécessaire
De changer quelques mots ? Écrite en divaguant,
Ira-t-elle à Roxane ?
Cyrano.
Elle ira comme un gant !
Christian.
Mais…
Cyrano.
La crédulité de l’amour-propre est telle,
Que Roxane croira que c’est écrit pour elle !
Christian.
Ah ! mon ami !
(Il se jette dans les bras de Cyrano. Ils restent embrassés.)
Scène XI
CYRANO, CHRISTIAN, les Gascons, le Mousquetaire, LISE.
Un cadet, entr’ouvrant la porte.
Plus rien… Un silence de mort…
Je n’ose regarder…
(Il passe la tête.)
Hein ?
Tous les cadets, entrant et voyant Cyrano et Christian qui s’embrassent.
Ah !… Oh !…
Un cadet.
C’est trop fort !
(Consternation.)
Le mousquetaire, goguenard.
Ouais ?…
Carbon.
Notre démon est doux comme un apôtre !
Quand sur une narine on le frappe, — il tend l’autre ?
Le mousquetaire.
On peut donc lui parler de son nez, maintenant ?…
(Appelant Lise, d’un air triomphant.)
— Eh ! Lise ! Tu vas voir !
(Humant l’air avec affectation.)
Oh !… oh !… c’est surprenant !
Quelle odeur !…
(Allant à Cyrano, dont il regarde le nez avec impertinence.)
Mais monsieur doit l’avoir reniflée ?
Qu’est-ce que cela sent ici ?…
Cyrano, le souffletant.
La giroflée !
(Joie. Les cadets ont retrouvé Cyrano ; ils font des culbutes.)
Rideau.