UNE REPRÉSENTATION À L’HÔTEL DE BOURGOGNE
La salle de l’Hôtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de jeu de paume aménagé et embelli pour des représentations.
La salle est un carré long ; on la voit en biais, de sorte qu’un de ses côtés forme le fond qui part du premier plan, à droite, et va au dernier plan, à gauche, faire angle avec la scène, qu’on aperçoit en pan coupé.
Cette scène est encombrée, des deux côtés, le long des coulisses, par des banquettes. Le rideau est formé par deux tapisseries qui peuvent s’écarter. Au-dessus du manteau d’Arlequin, les armes royales. On descend de l’estrade dans la salle par de larges marches. De chaque côté de ces marches, la place des violons. Rampe de chandelles.
Deux rangs superposés de galeries latérales : le rang supérieur est divisé en loges. Pas de sièges au parterre, qui est la scène même du théâtre ; au fond de ce parterre, c’est-à-dire à droite, premier plan, quelques bancs formant gradins et, sous un escalier qui monte vers des places supérieures, et dont on ne voit que le départ, une sorte de buffet orné de petits lustres, de vases fleuris, de verres de cristal, d’assiettes de gâteaux, de flacons, etc.
Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l’entrée du théâtre. Grande porte qui s’entre-bâille pour laisser passer les spectateurs. Sur les battants de cette porte, ainsi que dans plusieurs coins et au-dessus du buffet, des affiches rouges sur lesquelles on lit : La Clorise.
Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurité, vide encore. Les lustres sont baissés au milieu du parterre, attendant d’être allumés.
Scène première
Le Public, qui arrive peu à peu. Cavaliers, Bourgeois, Laquais, Pages, Tire-laine, Le Portier, etc., puis les Marquis, CUIGY, BRISSAILLE, La Distributrice, les Violons, etc.
(On entend derrière la porte un tumulte de voix, puis un cavalier entre brusquement.)
Le portier, le poursuivant.
Holà ! vos quinze sols !
Le cavalier.
J’entre gratis !
Le portier.
Pourquoi ?
Le cavalier.
Je suis chevau-léger de la maison du Roi !
Le portier, à un autre cavalier qui vient d’entrer.
Vous ?
Deuxième cavalier.
Je ne paye pas !
Le portier.
Mais…
Deuxième cavalier.
Je suis mousquetaire.
Premier cavalier, au deuxième.
On ne commence qu’à deux heures. Le parterre
Est vide. Exerçons-nous au fleuret.
(Ils font des armes avec des fleurets qu’ils ont apportés.)
Un laquais, entrant.
Pst… Flanquin…
Un autre, déjà arrivé.
Champagne ?…
Le premier, lui montrant des jeux qu’il sort de son pourpoint.
Cartes. Dés.
(Il s’assied par terre.)
Jouons.
Le deuxième, même jeu.
Oui, mon coquin.
Premier laquais, tirant de sa poche un bout de chandelle qu’il allume et colle par terre.
J’ai soustrait à mon maître un peu de luminaire.
Un garde, à une bouquetière qui s’avance.
C’est gentil de venir avant que l’on n’éclaire !…
(Il lui prend la taille.)
Un des bretteurs, recevant un coup de fleuret.
Touche !
Un des joueurs.
Trèfle !
Le garde, poursuivant la fille.
Un baiser !
La bouquetière, se dégageant.
On voit !…
Le garde, l’entraînant dans les coins sombres.
Pas de danger !
Un homme, s’asseyant par terre avec d’autres porteurs de provisions de bouche.
Lorsqu’on vient en avance, on est bien pour manger.
Un bourgeois, conduisant son fils.
Plaçons-nous là, mon fils.
Un joueur.
Brelan d’as !
Un homme, tirant une bouteille de sous son manteau et s’asseyant aussi.
Un ivrogne
Doit boire son bourgogne…
(Il boit.)
à l’hôtel de Bourgogne !
Le bourgeois, à son fils.
Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ?
(Il montre l’ivrogne du bout de sa canne.)
Buveurs…
(En rompant, un des cavaliers le bouscule.)
Bretteurs !
(Il tombe au milieu des joueurs.)
Joueurs !
Le garde, derrière lui, lutinant toujours la femme.
Un baiser !
Le bourgeois, éloignant vivement son fils.
Jour de Dieu !
– Et penser que c’est dans une salle pareille
Qu’on joua du Rotrou, mon fils !
Le jeune homme.
Et du Corneille !
Une bande de pages, se tenant par la main, entre en farandole et chante.
Tra la la la la la la la la la la lère…
Le portier, sévèrement aux pages.
Les pages, pas de farce !…
Premier page, avec une dignité blessée.
Oh ! Monsieur ! ce soupçon !…
(Vivement, au deuxième, dès que le portier a tourné le dos.)
As-tu de la ficelle ?
Le deuxième.
Avec un hameçon.
Premier page.
On pourra de là-haut pêcher quelque perruque.
Un tire-laine, groupant autour de lui plusieurs hommes de mauvaise mine.
Or ça, jeunes escrocs, venez qu’on vous éduque :
Puis donc que vous volez pour la première fois…
Deuxième page, criant à d’autres pages déjà placés aux galeries supérieures.
Hep ! Avez-vous des sarbacanes ?
Troisième page, d’en haut.
Et des pois !
(Il souffle et les crible de pois.)
Le jeune homme, à son père.
Que va-t-on nous jouer ?
Le bourgeois.
Clorise.
Le jeune homme.
De qui est-ce ?
Le bourgeois.
De monsieur Balthazar Baro. C’est une pièce !…
(Il remonte au bras de son fils.)
Le tire-laine, à ses acolytes.
… La dentelle surtout des canons, coupez-la !
Un spectateur, à un autre, lui montrant une encoignure élevée.
Tenez, à la première du Cid, j’étais là !
Le tire-laine, faisant avec ses doigts le geste de subtiliser.
Les montres…
Le bourgeois, redescendant, à son fils.
Vous verrez des acteurs très illustres…
Le tire-laine, faisant le geste de tirer par petites secousses furtives.
Les mouchoirs…
Le bourgeois.
Montfleury…
Quelqu’un, criant de la galerie supérieure.
Allumez donc les lustres !
Le bourgeois.
… Bellerose, l’Epy, la Beaupré, Jodelet !
Un page, au parterre.
Ah ! voici la distributrice !…
La distributrice, paraissant derrière le buffet.
Oranges, lait,
Eau de framboise, aigre de cèdre…
(Brouhaha à la porte.)
Une voix de fausset.
Place, brutes !
Un laquais, s’étonnant.
Les marquis !… au parterre ?…
Un autre laquais.
Oh ! pour quelques minutes.
(Entre une bande de petits marquis.)
Un marquis, voyant la salle à moitié vide.
Hé quoi ! Nous arrivons ainsi que les drapiers,
Sans déranger les gens ? sans marcher sur les pieds ?
Ah ! fi ! fi ! fi !
(Il se trouve devant d’autres gentilshommes entrés peu avant.)
Cuigy ! Brissaille !
(Grandes embrassades.)
Cuigy.
Des fidèles !…
Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles…
Le marquis.
Ah ! ne m’en parlez pas ! Je suis dans une humeur…
Un autre.
Console-toi, marquis, car voici l’allumeur !
La salle, saluant l’entrée de l’allumeur.
Ah !…
(On se groupe autour des lustres qu’il allume. Quelques personnes ont pris place aux galeries. Lignière entre au parterre, donnant le bras à Christian de Neuvillette. Lignière, un peu débraillé, figure d’ivrogne distingué. Christian, vêtu élégamment, mais d’une façon un peu démodée, paraît préoccupé et regarde les loges.)
Scène II
Les mêmes, CHRISTIAN, LIGNIÈRE, puis RAGUENEAU et LE BRET.
Cuigy.
Lignière !
Brissaille, riant.
Pas encore gris !…
Lignière, bas à Christian.
Je vous présente ?
(Signe d’assentiment de Christian.)
Baron de Neuvillette.
(Saluts.)
La salle, acclamant l’ascension du premier lustre allumé.
Ah !
Cuigy, à Brissaille, en regardant Christian.
La tête est charmante.
Premier marquis, qui a entendu.
Peuh !…
Lignière, présentant à Christian.
Messieurs de Cuigy, de Brissaille…
Christian, s’inclinant.
Enchanté !…
Premier marquis, au deuxième.
Il est assez joli, mais n’est pas ajusté
Au dernier goût.
Lignière, à Cuigy.
Monsieur débarque de Touraine.
Christian.
Oui, je suis à Paris depuis vingt jours à peine.
J’entre aux gardes demain, dans les Cadets.
Premier marquis, regardant les personnes qui entrent dans les loges.
Voilà
La présidente Aubry !
La distributrice.
Oranges, lait…
Les violons, s’accordant.
La… la…
Cuigy, à Christian, lui désignant la salle qui se garnit.
Du monde !
Christian.
Eh ! oui, beaucoup.
Premier marquis.
Tout le bel air !
(Ils nomment les femmes à mesure qu’elles entrent, très parées, dans les loges. Envois de saluts, réponses de sourires.)
Deuxième marquis.
Mesdames
De Guéméné…
Cuigy.
De Bois-Dauphin…
Premier marquis.
Que nous aimâmes…
Brissaille.
De Chavigny…
Deuxième marquis.
Qui de nos cœurs va se jouant !
Lignière.
Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen.
Le jeune homme, à son père.
L’Académie est là ?
Le bourgeois.
Mais… j’en vois plus d’un membre ;
Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ;
Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud…
Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau !
Premier marquis.
Attention ! nos précieuses prennent place :
Barthénoïde, Urimédonte, Cassandace,
Félixérie…
Deuxième marquis, se pâmant.
Ah ! Dieu ! leurs surnoms sont exquis !
Marquis, tu les sais tous ?
Premier marquis.
Je les sais tous, marquis !
Lignière, prenant Christian à part.
Mon cher, je suis entré pour vous rendre service :
La dame ne vient pas. Je retourne à mon vice !
Christian, suppliant.
Non !… Vous qui chansonnez et la ville et la cour,
Restez : Vous me direz pour qui je meurs d’amour.
Le chef des violons, frappant sur son pupitre, avec son archet.
Messieurs les violons !…
(Il lève son archet.)
La distributrice.
Macarons, citronnée…
Les violons commencent à jouer.
Christian.
J’ai peur qu’elle ne soit coquette et raffinée,
Je n’ose lui parler car je n’ai pas d’esprit.
Le langage aujourd’hui qu’on parle et qu’on écrit,
Me trouble. Je ne suis qu’un bon soldat timide.
— Elle est toujours à droite, au fond : la loge vide.
Lignière, faisant mine de sortir.
Je pars.
Christian, le retenant encore.
Oh ! non, restez !
Lignière.
Je ne peux. D’Assoucy
M’attend au cabaret. On meurt de soif, ici.
La distributrice, passant devant lui avec un plateau.
Orangeade ?
Lignière.
Fi !
La distributrice.
Lait ?
Lignière.
Pouah !
La distributrice.
Rivesalte ?
Lignière.
Halte !
(À Christian.)
Je reste encore un peu. — Voyons ce rivesalte ?
(Il s’assied près du buffet. La distributrice lui verse du rivesalte.)
Cris, dans le public à l’entrée d’un petit homme grassouillet et réjoui.
Ah ! Ragueneau !…
Lignière, à Christian.
Le grand rôtisseur Ragueneau.
Ragueneau, costume de pâtissier endimanché, s’avançant vivement vers Lignière.
Monsieur, avez-vous vu monsieur de Cyrano ?
Lignière, présentant Ragueneau à Christian.
Le pâtissier des comédiens et des poètes !
Ragueneau, se confondant.
Trop d’honneur…
Lignière.
Taisez-vous, Mécène que vous êtes !
Ragueneau.
Oui, ces messieurs chez moi se servent…
Lignière.
À crédit.
Poète de talent lui-même…
Ragueneau.
Ils me l’ont dit.
Lignière.
Fou de vers !
Ragueneau.
Il est vrai que pour une odelette…
Lignière.
Vous donnez une tarte…
Ragueneau.
Oh ! une tartelette !
Lignière.
Brave homme, il s’en excuse ! Et pour un triolet
Ne donnâtes-vous pas ?…
Ragueneau.
Des petits pains !
Lignière, sévèrement.
Au lait.
— Et le théâtre ! Vous l’aimez ?
Ragueneau.
Je l’idolâtre.
Lignière.
Vous payez en gâteaux vos billets de théâtre !
Votre place, aujourd’hui, là, voyons, entre nous,
Vous a coûté combien ?
Ragueneau.
Quatre flans. Quinze choux.
(Il regarde de tous côtés.)
Monsieur de Cyrano n’est pas là ? Je m’étonne.
Lignière.
Pourquoi ?
Ragueneau.
Montfleury joue !
Lignière.
En effet, cette tonne
Va nous jouer ce soir le rôle de Phédon.
Qu’importe à Cyrano ?
Ragueneau.
Mais vous ignorez donc ?
Il fit à Montfleury, messieurs, qu’il prit en haine,
Défense, pour un mois, de reparaître en scène.
Lignière, qui en est à son quatrième petit verre.
Eh bien ?
Ragueneau.
Montfleury joue !
Cuigy, qui s’est rapproché de son groupe.
Il n’y peut rien.
Ragueneau.
Oh ! oh !
Moi, je suis venu voir !
Premier marquis.
Quel est ce Cyrano ?
Cuigy.
C’est un garçon versé dans les colichemardes.
Deuxième marquis.
Noble ?
Cuigy.
Suffisamment. Il est cadet aux gardes.
(Montrant un gentilhomme qui va et vient dans la salle comme s’il cherchait quelqu’un.)
Mais son ami Le Bret peut vous dire…
(Il appelle.)
Le Bret !
(Le Bret descend vers eux.)
Vous cherchez Bergerac ?
Le Bret.
Oui, je suis inquiet !…
Cuigy.
N’est-ce pas que cet homme est des moins ordinaires ?
Le Bret, avec tendresse.
Ah ! c’est le plus exquis des êtres sublunaires !
Ragueneau.
Rimeur !
Cuigy.
Bretteur !
Brissaille.
Physicien !
Le Bret.
Musicien !
Lignière.
Et quel aspect hétéroclite que le sien !
Ragueneau.
Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne
Le solennel monsieur Philippe de Champaigne ;
Mais bizarre, excessif, extravagant, falot,
Il eût fourni, je pense, à feu Jacques Callot
Le plus fol spadassin à mettre entre ses masques :
Feutre à panache triple et pourpoint à six basques,
Cape que par derrière, avec pompe, l’estoc
Lève, comme une queue insolente de coq,
Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne
Fut et sera toujours l’alme Mère Gigogne,
Il promène, en sa fraise à la Pulcinella,
Un nez !… Ah ! messeigneurs, quel nez que ce nez-là !…
On ne peut voir passer un pareil nasigère
Sans s’écrier : « Oh ! non, vraiment, il exagère ! »
Puis on sourit, on dit : « Il va l’enlever… » Mais
Monsieur de Bergerac ne l’enlève jamais.
Le Bret, hochant la tête.
Il le porte, — et pourfend quiconque le remarque !
Ragueneau, fièrement.
Son glaive est la moitié des ciseaux de la Parque !
Premier marquis, haussant les épaules.
Il ne viendra pas !
Ragueneau.
Si !… Je parie un poulet
À la Ragueneau !
Le marquis, riant.
Soit !
(Rumeurs d’admiration dans la salle. Roxane vient de paraître dans sa loge. Elle s’assied sur le devant, sa duègne prend place au fond. Christian, occupé à payer la distributrice, ne regarde pas.)
Deuxième marquis, avec des petits cris.
Ah ! messieurs ! mais elle est
Épouvantablement ravissante !
Premier marquis.
Une pêche
Qui sourirait avec une fraise !
Deuxième marquis.
Et si fraîche
Qu’on pourrait, l’approchant, prendre un rhume de cœur !
Christian, lève la tête, aperçoit Roxane, et saisit vivement Lignière par le bras.
C’est elle !
Lignière, regardant.
Ah ! c’est elle ?…
Christian.
Oui. Dites vite. J’ai peur.
Lignière, dégustant son rivesalte à petits coups.
Magdeleine Robin, dite Roxane. — Fine.
Précieuse.
Christian.
Hélas !
Lignière.
Libre. Orpheline. Cousine
De Cyrano, — dont on parlait…
(À ce moment un seigneur très élégant, le cordon bleu en sautoir, entre dans la loge et, debout, cause un instant avec Roxane.)
Christian, tressaillant.
Cet homme ?…
Lignière, qui commence à être gris, clignant de l’œil.
Hé ! Hé !…
— Comte de Guiche. Épris d’elle. Mais marié
À la nièce d’Armand de Richelieu. Désire
Faire épouser Roxane à certain triste sire,
Un monsieur de Valvert, vicomte… et complaisant.
Elle n’y souscrit pas, mais de Guiche est puissant :
Il peut persécuter une simple bourgeoise.
D’ailleurs j’ai dévoilé sa manœuvre sournoise
Dans une chanson qui… Ho ! il doit m’en vouloir !
— La fin était méchante… Écoutez…
(Il se lève en titubant, le verre haut, prêt à chanter.)
Christian.
Non. Bonsoir.
Lignière.
Vous allez ?
Christian.
Chez monsieur de Valvert !
Lignière.
Prenez garde :
C’est lui qui vous tuera !
(Lui désignant du coin de l’œil Roxane.)
Restez. On vous regarde.
Christian.
C’est vrai !
(Il reste en contemplation. Le groupe de tire-laine, à partir de ce moment, le voyant la tête en l’air et bouche bée, se rapproche de lui.)
Lignière.
C’est moi qui pars. J’ai soif ! Et l’on m’attend
— Dans les tavernes !
(Il sort en zigzaguant.)
Le Bret, qui a fait le tour de la salle, revenant vers Ragueneau, d’une voix rassurée.
Pas de Cyrano.
Ragueneau, incrédule.
Pourtant…
Le Bret.
Ah ! je veux espérer qu’il n’a pas vu l’affiche !
La salle.
Commencez ! Commencez !
Scène III
Les Mêmes, moins Lignière ; DE GUICHE, VALVERT, puis MONTFLEURY.
Un marquis, voyant de Guiche, qui descend de la loge de Roxane, traverse le parterre, entouré de seigneurs obséquieux, parmi lesquels le vicomte de Valvert.
Quelle cour, ce de Guiche !
Un autre.
Fi !… Encore un Gascon !
Le premier.
Le Gascon souple et froid,
Celui qui réussit !… Saluons-le, crois-moi.
(Ils vont vers de Guiche.)
Deuxième marquis.
Les beaux rubans ! Quelle couleur, comte de Guiche ?
Baise-moi-ma-mignonne ou bien Ventre-de-biche ?
De Guiche.
C’est couleur Espagnol malade.
Premier marquis.
La couleur
Ne ment pas, car bientôt, grâce à votre valeur,
L’Espagnol ira mal, dans les Flandres !
De Guiche.
Je monte
Sur scène. Venez-vous ?
(Il se dirige, suivi de tous les marquis et gentilshommes, vers le théâtre. Il se retourne et appelle.)
Viens, Valvert !
Christian, qui les écoute et les observe, tressaille en entendant ce nom.
Le vicomte !
Ah ! je vais lui jeter à la face mon…
(Il met la main dans sa poche, et y rencontre celle d’un tire-laine en train de le dévaliser. Il se retourne.)
Hein ?
Le tire-laine.
Ay !…
Christian, sans le lâcher.
Je cherchais un gant !
Le tire-laine, avec un sourire piteux.
Vous trouvez une main.
(Changeant de ton, bas et vite.)
Lâchez-moi. Je vous livre un secret.
Christian, le tenant toujours.
Quel ?
Le tire-laine.
Lignière…
Qui vous quitte…
Christian, de même.
Eh bien ?
Le tire-laine.
… touche à son heure dernière.
Une chanson qu’il fit blessa quelqu’un de grand,
Et cent hommes — j’en suis — ce soir sont postés !…
Christian.
Cent !
Par qui ?
Le tire-laine.
Discrétion…
Christian, haussant les épaules.
Oh !
Le tire-laine, avec beaucoup de dignité.
Professionnelle !
Christian.
Où sont-ils postés ?
Le tire-laine.
À la porte de Nesle.
Sur son chemin. Prévenez-le !
Christian, qui lui lâche enfin le poignet.
Mais où le voir ?
Le tire-laine.
Allez courir tous les cabarets : le Pressoir
D’or, la Pomme de Pin, la Ceinture qui craque,
Les Deux Torches, les Trois Entonnoirs, — et dans chaque,
Laissez un petit mot d’écrit l’avertissant.
Christian.
Oui, je cours ! Ah ! les gueux ! Contre un seul homme, cent !
(Regardant Roxane avec amour.)
La quitter… elle !
(Avec fureur, Valvert.)
Et lui !… — Mais il faut que je sauve
Lignière !…
(Il sort en courant. — De Guiche, le vicomte, les marquis, tous les gentilshommes ont disparu derrière le rideau pour prendre place sur les banquettes de la scène. Le parterre est complètement rempli. Plus une place vide aux galeries et aux loges.)
La salle.
Commencez.
Un bourgeois, dont la perruque s’envole au bout d’une ficelle, pêchée par un page de la galerie supérieure.
Ma perruque !
Cris de joie.
Il est chauve !…
Bravo, les pages !… Ha ! ha ! ha !…
Le bourgeois, furieux, montrant le poing.
Petit gredin !
Rires et cris, qui commencent très fort et vont décroissant.
HA ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha !
(Silence complet.)
Le Bret, étonné.
Ce silence soudain ?…
(Un spectateur lui parle bas.)
Ah ?…
Le spectateur.
La chose me vient d’être certifiée.
Murmures, qui courent.
Chut ! — Il paraît ?… — Non !… — Si ! — Dans la loge grillée.
— Le Cardinal ! — Le Cardinal ? — Le Cardinal !
Un page.
Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal !…
(On frappe sur la scène. Tout le monde s’immobilise. Attente.)
La voix d’un marquis, dans le silence, derrière le rideau.
Mouchez cette chandelle !
Un autre marquis, passant la tête par la fente du rideau.
Une chaise !
(Une chaise est passée, de main en main, au-dessus des têtes. Le marquis la prend et disparaît, non sans avoir envoyé quelques baisers aux loges.)
Un spectateur.
Silence !
(On refrappe les trois coups. Le rideau s’ouvre. Tableau. Les marquis assis sur les côtés, dans des poses insolentes. Toile de fond représentant un décor bleuâtre de pastorale. Quatre petits lustres de cristal éclairent la scène. Les violons jouent doucement.)
Le Bret, à Ragueneau, bas.
Montfleury entre en scène ?
Ragueneau, bas aussi.
Oui, c’est lui qui commence.
Le Bret.
Cyrano n’est pas là.
Ragueneau.
J’ai perdu mon pari.
Le Bret.
Tant mieux ! tant mieux !
(On entend un air de musette, et Montfleury paraît en scène, énorme, dans un costume de berger de pastorale, un chapeau garni de roses penché sur l’oreille, et soufflant dans une cornemuse enrubannée.)
Le parterre, applaudissant.
Bravo, Montfleury ! Montfleury !
Montfleury, après avoir salué, jouant le rôle de Phédon.
« Heureux qui loin des cours, dans un lieu solitaire,
Se prescrit à soi-même un exil volontaire,
Et qui, lorsque Zéphire a soufflé sur les bois… »
Une voix, au milieu du parterre.
Coquin, ne t’ai-je pas interdit pour un mois ?
(Stupeur. Tout le monde se retourne. Murmures.)
Voix diverses.
Hein ? — Quoi ? — Qu’est-ce ?…
(On se lève dans les loges, pour voir.)
Cuigy.
C’est lui !
Le Bret, terrifié.
Cyrano !
La voix.
Roi des pitres,
Hors de scène à l’instant !
Toute la salle, indignée.
Oh !
Montfleury.
Mais…
La voix.
Tu récalcitres ?
Voix diverses, du parterre, des loges.
Chut ! — Assez ! — Montfleury, jouez ! — Ne craignez rien !…
Montfleury, d’une voix mal assurée.
« Heureux qui loin des cours dans un lieu sol… »
La voix, plus menaçante.
Eh bien ?
Faudra-t-il que je fasse, ô Monarque des drôles,
Une plantation de bois sur vos épaules ?
(Une canne au bout d’un bras jaillit au-dessus des têtes.)
Montfleury, d’une voix de plus en plus faible.
« Heureux qui… »
(La canne s’agite.)
La voix.
Sortez !
Le parterre.
Oh !
Montfleury, s’étranglant.
« Heureux qui loin des cours… »
Cyrano, surgissant du parterre, debout sur une chaise, les bras croisés, le feutre en bataille, la moustache hérissée, le nez terrible.
Ah ! je vais me fâcher !…
(Sensation à sa vue.)
Scène IV
Les Mêmes, CYRANO, puis BELLEROSE, JODELET.
Montfleury, aux marquis.
Venez à mon secours,
Messieurs !
Un marquis, nonchalamment.
Mais jouez donc !
Cyrano.
Gros homme, si tu joues
Je vais être obligé de te fesser les joues !
Le marquis.
Assez !
Cyrano.
Que les marquis se taisent sur leurs bancs,
Ou bien je fais tâter ma canne à leurs rubans !
Tous les marquis, debout.
C’en est trop !… Montfleury…
Cyrano.
Que Montfleury s’en aille,
Ou bien je l’essorille et le désentripaille !
Une voix.
Mais…
Cyrano.
Qu’il sorte !
Une autre voix.
Pourtant…
Cyrano.
Ce n’est pas encor fait ?
(Avec le geste de retrousser ses manches.)
Bon ! je vais sur la scène, en guise de buffet,
Découper cette mortadelle d’Italie !
Montfleury, rassemblant toute sa dignité.
En m’insultant, Monsieur, vous insultez Thalie !
Cyrano, très poli.
Si cette Muse, à qui, Monsieur, vous n’êtes rien,
Avait l’honneur de vous connaître, croyez bien
Qu’en vous voyant si gros et bête comme une urne,
Elle vous flanquerait quelque part son cothurne.
Le parterre.
Montfleury ! — Montfleury ! — La pièce de Baro ! —
Cyrano, à ceux qui crient autour de lui.
Je vous en prie, ayez pitié de mon fourreau :
Si vous continuez, il va rendre sa lame !
(Le cercle s’élargit.)
La foule, reculant.
Hé ! là !…
Cyrano, à Montfleury.
Sortez de scène !
La foule, se rapprochant et grondant.
Oh ! oh !
Cyrano, se retournant vivement.
Quelqu’un réclame ?
(Nouveau recul.)
Une voix, chantant au fond.
Monsieur de Cyrano
Vraiment nous tyrannise,
Malgré ce tyranneau
On jouera la Clorise.
Toute la salle, chantant.
La Clorise ! La Clorise !…
Cyrano.
Si j’entends une fois encore cette chanson,
Je vous assomme tous.
Un bourgeois.
Vous n’êtes pas Samson !
Cyrano.
Voulez-vous me prêter, Monsieur, votre mâchoire ?
Une dame, dans les loges.
C’est inouï !
Un seigneur.
C’est scandaleux !
Un bourgeois.
C’est vexatoire !
Un page.
Ce qu’on s’amuse !
Le parterre.
Kss ! — Montfleury ! — Cyrano !
Cyrano.
Silence !
Le parterre, en délire.
Hi han ! Bêê ! Ouah, ouah ! Cocorico !
Cyrano.
Je vous…
Un page.
Miâou !
Cyrano.
Je vous ordonne de vous taire !
Et j’adresse un défi collectif au parterre !
— J’inscris les noms ! — Approchez-vous, jeunes héros !
Chacun son tour ! Je vais donner des numéros ! —
Allons, quel est celui qui veut ouvrir la liste ?
Vous, Monsieur ? Non ! Vous ? Non ! Le premier duelliste,
Je l’expédie avec les honneurs qu’on lui doit !
— Que tous ceux qui veulent mourir lèvent le doigt.
(Silence.)
La pudeur vous défend de voir ma lame nue ?
Pas un nom ? — Pas un doigt ? — C’est bien. Je continue.
(Se retournant vers la scène où Montfleury attend avec angoisse.)
Donc, je désire voir le théâtre guéri
De cette fluxion. Sinon…
(La main à son épée.)
le bistouri !
Montfleury.
Je…
Cyrano, descend de sa chaise, s’assied au milieu du rond qui s’est formé, s’installe comme chez lui.
Mes mains vont frapper trois claques, pleine lune !
Vous vous éclipserez à la troisième.
Le parterre, amusé.
Ah ?…
Cyrano, frappant dans ses mains.
Une !
Montfleury.
Je…
Une voix, des loges.
Restez !
Le parterre.
Restera… restera pas…
Montfleury.
Je crois,
Messieurs…
Cyrano.
Deux !
Montfleury.
Je suis sûr qu’il vaudrait mieux que…
Cyrano.
Trois !
(Montfleury disparaît comme dans une trappe. Tempête de rires, de sifflets et de huées.)
La salle.
Hu !… hu !… Lâche !… Reviens !…
Cyrano, épanoui, se renverse sur sa chaise, et croise ses jambes.
Qu’il revienne, s’il l’ose !
Un bourgeois.
L’orateur de la troupe !
(Bellerose s’avance et salue.)
Les loges.
Ah !… Voilà Bellerose !
Bellerose, avec élégance.
Nobles seigneurs…
Le parterre.
Non ! Non ! Jodelet !
Jodelet, s’avance, et, nasillard.
Tas de veaux !
Le parterre.
Ah ! Ah ! Bravo ! très bien ! bravo !
Jodelet.
Pas de bravos !
Le gros tragédien dont vous aimez le ventre
S’est senti…
Le parterre.
C’est un lâche !
Jodelet.
Il dut sortir !
Le parterre.
Qu’il rentre !
Les uns.
Non !
Les autres.
Si !
Un jeune homme, à Cyrano.
Mais à la fin, monsieur, quelle raison
Avez-vous de haïr Montfleury ?
Cyrano, gracieux, toujours assis.
Jeune oison,
J’ai deux raisons, dont chaque est suffisante seule.
Primo : c’est un acteur déplorable qui gueule,
Et qui soulève avec des han ! de porteur d’eau,
Le vers qu’il faut laisser s’envoler ! — Secundo :
Est mon secret…
Le vieux bourgeois, derrière lui.
Mais vous nous privez sans scrupule
De la Clorise ! Je m’entête…
Cyrano, tournant sa chaise vers le bourgeois, respectueusement.
Vieille mule,
Les vers du vieux Baro valant moins que zéro,
J’interromps sans remords !
Les précieuses, dans les loges.
Ha ! — Ho ! — Notre Baro !
Ma chère ! — Peut-on dire ?… Ah ! Dieu !…
Cyrano, tournant sa chaise vers les loges, galant.
Belles personnes,
Rayonnez, fleurissez, soyez des échansonnes
De rêve, d’un sourire enchantez un trépas,
Inspirez-nous des vers… mais ne les jugez pas !
Bellerose.
Et l’argent qu’il va falloir rendre !
Cyrano, tournant sa chaise vers la scène.
Bellerose,
Vous avez dit la seule intelligente chose !
Au manteau de Thespis je ne fais pas de trous :
(Il se lève, et lançant un sac sur la scène.)
Attrapez cette bourse au vol, et taisez-vous !
La salle, éblouie.
Ah !… Oh !…
Jodelet, ramassant prestement la bourse et la soupesant.
À ce prix-là, monsieur, je t’autorise
À venir chaque jour empêcher la Clorise !…
La salle.
Hu !… Hu !…
Jodelet.
Dussions-nous même ensemble être hués !…
Bellerose.
Il faut évacuer la salle !…
Jodelet.
Évacuez !…
(On commence à sortir, pendant que Cyrano regarde d’un air satisfait. Mais la foule s’arrête bientôt en entendant la scène suivante, et la sortie cesse. Les femmes qui, dans les loges, étaient déjà debout, leur manteau remis, s’arrêtent pour écouter, et finissent par se rasseoir.)
Le Bret, à Cyrano.
C’est fou !…
Un fâcheux, qui s’est approché de Cyrano.
Le comédien Montfleury ! quel scandale !
Mais il est protégé par le duc de Candale !
Avez-vous un patron ?
Cyrano.
Non !
Le fâcheux.
Vous n’avez pas ?…
Cyrano.
Non !
Le fâcheux.
Quoi, pas un grand seigneur pour couvrir de son nom ?…
Cyrano, agacé.
Non, ai-je dit deux fois. Faut-il donc que je trisse ?
Non, pas de protecteur…
(La main à son épée.)
Mais une protectrice !
Le fâcheux.
Mais vous allez quitter la ville ?
Cyrano.
C’est selon.
Le fâcheux.
Mais le duc de Candale a le bras long !
Cyrano.
Moins long
Que n’est le mien…
(Montrant son épée.)
quand je lui mets cette rallonge !
Le fâcheux.
Mais vous ne songez pas à prétendre…
Cyrano.
J’y songe.
Le fâcheux.
Mais…
Cyrano.
Tournez les talons, maintenant.
Le fâcheux.
Mais…
Cyrano.
Tournez !
— Ou dites-moi pourquoi vous regardez mon nez.
Le fâcheux, ahuri.
Je…
Cyrano, marchant sur lui.
Qu’a-t-il d’étonnant ?
Le fâcheux, reculant.
Votre Grâce se trompe…
Cyrano.
Est-il mol et ballant, monsieur, comme une trompe ?…
Le fâcheux, même jeu.
Je n’ai pas…
Cyrano.
Ou crochu comme un bec de hibou ?
Le fâcheux.
Je…
Cyrano.
Y distingue-t-on une verrue au bout ?
Le fâcheux.
Mais…
Cyrano.
Ou si quelque mouche, à pas lents, s’y promène ?
Qu’a-t-il d’hétéroclite ?
Le fâcheux.
Oh !…
Cyrano.
Est-ce un phénomène ?
Le fâcheux.
Mais d’y porter les yeux j’avais su me garder !
Cyrano.
Et pourquoi, s’il vous plaît, ne pas le regarder ?
Le fâcheux.
J’avais…
Cyrano.
Il vous dégoûte alors ?
Le fâcheux.
Monsieur…
Cyrano.
Malsaine
Vous semble sa couleur ?
Le fâcheux.
Monsieur !
Cyrano.
Sa forme, obscène ?
Le fâcheux.
Mais du tout !…
Cyrano.
Pourquoi donc prendre un air dénigrant ?
— Peut-être que monsieur le trouve un peu trop grand ?
Le fâcheux, balbutiant.
Je le trouve petit, tout petit, minuscule !
Cyrano.
Hein ? comment ? m’accuser d’un pareil ridicule ?
Petit, mon nez ? Holà !
Le fâcheux.
Ciel !
Cyrano.
Énorme, mon nez !
– Vil camus, sot camard, tête plate, apprenez
Que je m’enorgueillis d’un pareil appendice,
Attendu qu’un grand nez est proprement l’indice
D’un homme affable, bon, courtois, spirituel,
Libéral, courageux, tel que je suis, et tel
Qu’il vous est interdit à jamais de vous croire,
Déplorable maraud ! car la face sans gloire
Que va chercher ma main en haut de votre col,
Est aussi dénuée…
(Il le soufflette.)
Le fâcheux.
Aïe !
Cyrano.
De fierté, d’envol,
De lyrisme, de pittoresque, d’étincelle,
De somptuosité, de Nez enfin, que celle…
(Il le retourne par les épaules, joignant le geste à la parole.)
Que va chercher ma botte au bas de votre dos !
Le fâcheux, se sauvant.
Au secours ! À la garde !
Cyrano.
Avis donc aux badauds
Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage,
Et si le plaisantin est noble, mon usage
Est de lui mettre, avant de le laisser s’enfuir,
Par devant, et plus haut, du fer, et non du cuir !
De Guiche, qui est descendu de la scène, avec les marquis.
Mais à la fin il nous ennuie !
Le vicomte de Valvert, haussant les épaules.
Il fanfaronne !
De Guiche.
Personne ne va donc lui répondre ?
Le vicomte.
Personne ?…
Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !…
(Il s’avance vers Cyrano qui l’observe, et se campant devant lui d’un air fat.)
Vous… vous avez un nez… heu… un nez… très grand.
Cyrano, gravement.
Très.
Le vicomte, riant.
Ha !
Cyrano, imperturbable.
C’est tout ?…
Le vicomte.
Mais…
Cyrano.
Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme…
En variant le ton, — par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champ que je me l’amputasse ! »
Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse !
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
Descriptif : « C’est un roc !… c’est un pic !… c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une péninsule ! »
Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
Truculent : « Çà, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »
Pédant : « L’animal seul, monsieur, qu’Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d’os ! »
Cavalier : « Quoi, l’ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c’est vraiment très commode ! »
Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »
Dramatique : « C’est la Mer Rouge quand il saigne ! »
Admiratif : « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! »
Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »
Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? »
Respectueux : « Souffrez, monsieur, qu’on vous salue,
C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »
Campagnard : « Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain ! »
Militaire : « Pointez contre cavalerie ! »
Pratique : « Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »
Enfin parodiant Pyrame en un sanglot :
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! »
— Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit :
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n’en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d’une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.
De Guiche, voulant emmener le vicomte pétrifié.
Vicomte, laissez donc !
Le vicomte, suffoqué.
Ces grands airs arrogants !
Un hobereau qui… qui… n’a même pas de gants !
Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !
Cyrano.
Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances.
Je ne m’attife pas ainsi qu’un freluquet,
Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;
Je ne sortirais pas avec, par négligence,
Un affront pas très bien lavé, la conscience
Jaune encor de sommeil dans le coin de son œil,
Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanaché d’indépendance et de franchise ;
Ce n’est pas une taille avantageuse, c’est
Mon âme que je cambre ainsi qu’en un corset,
Et tout couvert d’exploits qu’en rubans je m’attache,
Retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache,
Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
Sonner les vérités comme des éperons.
Le vicomte.
Mais, monsieur…
Cyrano.
Je n’ai pas de gants ?… La belle affaire !
Il m’en restait un seul… d’une très vieille paire !
— Lequel m’était d’ailleurs encor fort importun :
Je l’ai laissé dans la figure de quelqu’un.
Le vicomte.
Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule !
Cyrano, ôtant son chapeau et saluant comme si le vicomte venait de se présenter.
Ah ?… Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule
De Bergerac.
(Rires.)
Le vicomte, exaspéré.
Bouffon !
Cyrano, poussant un cri comme lorsqu’on est saisi d’une crampe.
Ay !…
Le vicomte, qui remontait, se retournant.
Qu’est-ce encor qu’il dit ?
Cyrano, avec des grimaces de douleur.
Il faut la remuer car elle s’engourdit…
— Ce que c’est que de la laisser inoccupée ! —
Ay !…
Le vicomte.
Qu’avez-vous ?
Cyrano.
J’ai des fourmis dans mon épée !
Le vicomte, tirant la sienne.
Soit !
Cyrano.
Je vais vous donner un petit coup charmant.
Le vicomte, méprisant.
Poète !…
Cyrano.
Oui, monsieur, poète ! et tellement,
Qu’en ferraillant je vais — hop ! — à l’improvisade,
Vous composer une ballade.
Le vicomte.
Une ballade ?
Cyrano.
Vous ne vous doutez pas de ce que c’est, je crois ?
Le vicomte.
Mais…
Cyrano, récitant comme une leçon.
La ballade, donc, se compose de trois
Couplets de huit vers…
Le vicomte, piétinant.
Oh !
Cyrano, continuant.
Et d’un envoi de quatre…
Le vicomte.
Vous…
Cyrano.
Je vais tout ensemble en faire une et me battre,
Et vous toucher, monsieur, au dernier vers.
Le vicomte.
Non !
Cyrano.
Non ?
(Déclamant.)
« Ballade du duel qu’en l’hôtel bourguignon
Monsieur de Bergerac eut avec un bélître ! »
Le vicomte.
Qu’est-ce que c’est que ça, s’il vous plaît ?
Cyrano.
C’est le titre.
La salle, surexcitée au plus haut point.
Place ! — Très amusant ! — Rangez-vous ! — Pas de bruits !
(Tableau. Cercle de curieux au parterre, les marquis et les officiers mêlés aux bourgeois et aux gens du peuple ; les pages grimpés sur des épaules pour mieux voir. Toutes les femmes debout dans les loges. À droite, De Guiche et ses gentilshommes. À gauche, Le Bret, Ragueneau, Cuigy, etc.)
Cyrano, fermant une seconde les yeux.
Attendez !… je choisis mes rimes… Là, j’y suis.
(Il fait ce qu’il dit, à mesure.)
Je jette avec grâce mon feutre,
Je fais lentement l’abandon
Du grand manteau qui me calfeutre,
Et je tire mon espadon ;
Élégant comme Céladon,
Agile comme Scaramouche,
Je vous préviens, cher Myrmidon,
Qu’à la fin de l’envoi, je touche !
(Premiers engagements de fer.)
Vous auriez bien dû rester neutre ;
Où vais-je vous larder, dindon ?…
Dans le flanc, sous votre maheutre ?…
Au cœur, sous votre bleu cordon ?…
— Les coquilles tintent, ding-don !
Ma pointe voltige : une mouche !
Décidément… c’est au bedon,
Qu’à la fin de l’envoi, je touche.
Il me manque une rime en eutre…
Vous rompez, plus blanc qu’amidon ?
C’est pour me fournir le mot pleutre !
— Tac ! je pare la pointe dont
Vous espériez me faire don, —
J’ouvre la ligne, — je la bouche…
Tiens bien ta broche, Laridon !
À la fin de l’envoi, je touche.
(Il annonce solennellement :)
Envoi.
Prince, demande à Dieu pardon !
Je quarte du pied, j’escarmouche,
Je coupe, je feinte…
(Se fendant.)
Hé ! là, donc !
(Le vicomte chancelle ; Cyrano salue.)
À la fin de l’envoi, je touche.
(Acclamations. Applaudissements dans les loges. Des fleurs et des mouchoirs tombent. Les officiers entourent et félicitent Cyrano. Ragueneau danse d’enthousiasme. Le Bret est heureux et navré. Les amis du vicomte le soutiennent et l’emmènent.)
La foule, en un long cri.
Ah !…
Un chevau-léger.
Superbe !
Une femme.
Joli !
Ragueneau.
Pharamineux !
Un marquis.
Nouveau !…
Le Bret.
Insensé !
(Bousculade autour de Cyrano. On entend.)
… Compliments… félicite… bravo…
Voix de femme.
C’est un héros !…
Un mousquetaire, s’avançant vivement vers Cyrano, la main tendue.
Monsieur, voulez-vous me permettre ?…
C’est tout à fait très bien, et je crois m’y connaître ;
J’ai du reste exprimé ma joie en trépignant !…
(Il s’éloigne.)
Cyrano, à Cuigy.
Comment s’appelle donc ce monsieur ?
Cuigy.
D’Artagnan.
Le Bret, à Cyrano, lui prenant le bras.
Çà, causons !…
Cyrano.
Laisse un peu sortir cette cohue…
(À Bellerose.)
Je peux rester ?
Bellerose, respectueusement.
Mais oui !…
(On entend des cris au dehors.)
Jodelet, qui a regardé.
C’est Montfleury qu’on hue !
Bellerose, solennellement.
Sic transit !…
(Changeant de ton, au portier et au moucheur de chandelles.)
Balayez. Fermez. N’éteignez pas.
Nous allons revenir après notre repas.
Répéter pour demain une nouvelle farce.
(Jodelet et Bellerose sortent, après de grands saluts à Cyrano.)
Le portier, à Cyrano.
Vous ne dînez donc pas ?
Cyrano.
Moi ?… Non.
(Le portier se retire.)
Le Bret, à Cyrano.
Parce que ?
Cyrano, fièrement.
Parce…
(Changeant de ton en voyant que le portier est loin.)
Que je n’ai pas d’argent !…
Le Bret, faisant le geste de lancer un sac.
Comment ! le sac d’écus ?…
Cyrano.
Pension paternelle, en un jour, tu vécus !
Le bret.
Pour vivre tout un mois, alors ?…
Cyrano.
Rien ne me reste.
Le bret.
Jeter ce sac, quelle sottise !
Cyrano.
Mais quel geste !…
La distributrice, toussant derrière son petit comptoir.
Hum !…
(Cyrano et le Bret se retournent. Elle s’avance intimidée.)
Monsieur… Vous savoir jeûner… le cœur me fend…
(Montrant le buffet.)
J’ai là tout ce qu’il faut…
(Avec élan.)
Prenez !
Cyrano, se découvrant.
Ma chère enfant,
Encor que mon orgueil de Gascon m’interdise
D’accepter de vos doigts la moindre friandise,
J’ai trop peur qu’un refus ne vous soit un chagrin,
Et j’accepterais donc…
(Il va au buffet et choisit.)
Oh ! peu de chose ! — Un grain
De ce raisin…
(Elle veut lui donner la grappe, il cueille un grain.)
Un seul !… Ce verre d’eau…
(Elle veut y verser du vin, il l’arrête.)
Limpide !
— Et la moitié d’un macaron !
(Il rend l’autre moitié.)
Le bret.
Mais c’est stupide !
La distributrice.
Oh ! quelque chose encor !
Cyrano.
Oui. La main à baiser.
(Il baise, comme la main d’une princesse, la main qu’elle lui tend.)
La distributrice.
Merci, monsieur.
(Révérence.)
Bonsoir.
(Elle sort.)
Scène V
CYRANO, LE BRET, puis LE PORTIER.
Cyrano, à Le Bret.
Je t’écoute causer.
(Il s’installe devant le buffet et rangeant devant lui le macaron.)
Dîner ! …
(... le verre d’eau.)
Boisson ! …
(... le grain de raisin.)
Dessert ! …
(Il s’assied.)
Là, je me mets à table !
— Ah ! … j’avais une faim, mon cher, épouvantable !
(Mangeant.)
— Tu disais ?
Le bret.
Que ces fats aux grands airs belliqueux
Te fausseront l’esprit si tu n’écoutes qu’eux ! …
Va consulter des gens de bon sens, et t’informe
De l’effet qu’a produit ton algarade.
Cyrano, achevant son macaron.
Énorme.
Le bret.
Le Cardinal…
Cyrano, s’épanouissant.
Il était là, le Cardinal ?
Le bret.
A dû trouver cela…
Cyrano.
Mais très original.
Le bret.
Pourtant…
Cyrano.
C’est un auteur. Il ne peut lui déplaire
Que l’on vienne troubler la pièce d’un confrère.
Le bret.
Tu te mets sur les bras, vraiment, trop d’ennemis !
Cyrano, attaquant son grain de raisin.
Combien puis-je, à peu près, ce soir, m’en être mis ?
Le bret.
Quarante-huit. Sans compter les femmes.
Cyrano.
Voyons, compte !
Le bret.
Montfleury, le bourgeois, de Guiche, le vicomte,
Baro, l’Académie…
Cyrano.
Assez ! tu me ravis !
Le bret.
Mais où te mènera la façon dont tu vis ?
Quel système est le tien ?
Cyrano.
J’errais dans un méandre ;
J’avais trop de partis, trop compliqués, à prendre ;
J’ai pris…
Le bret.
Lequel ?
Cyrano.
Mais le plus simple, de beaucoup.
J’ai décidé d’être admirable, en tout, pour tout !
Le bret, haussant les épaules.
Soit ! — Mais enfin, à moi, le motif de ta haine
Pour Montfleury, le vrai, dis-le moi !
Cyrano, se levant.
Ce Silène,
Si ventru que son doigt n’atteint pas son nombril,
Pour les femmes encor se croit un doux péril,
Et leur fait, cependant qu’en jouant il bredouille,
Des yeux de carpe avec ses gros yeux de grenouille ! …
Et je le hais depuis qu’il se permit, un soir,
De poser son regard, sur celle… Oh ! j’ai cru voir
Glisser sur une fleur une longue limace !
Le bret, stupéfait.
Hein ? Comment ? Serait-il possible ? …
Cyrano, avec un rire amer.
Que j’aimasse ? …
(Changement de ton et gravement.)
J’aime.
Le bret.
Et peut-on savoir ? Tu ne m’as jamais dit ? …
Cyrano.
Qui j’aime ? … Réfléchis, voyons. Il m’interdit
Le rêve d’être aimé même par une laide,
Ce nez qui d’un quart d’heure en tous lieux me précède ;
Alors moi, j’aime qui ? … Mais cela va de soi !
J’aime — mais c’est forcé ! — la plus belle qui soit !
Le bret.
La plus belle ? …
Cyrano.
Tout simplement, qui soit au monde !
La plus brillante, la plus fine,
(Avec accablement.)
La plus blonde !
Le bret.
Eh, mon Dieu, quelle est donc cette femme ? …
Cyrano.
Un danger
Mortel sans le vouloir, exquis sans y songer.
Un piège de nature, une rose muscade
Dans laquelle l’amour se tient en embuscade !
Qui connaît son sourire a connu le parfait.
Elle fait de la grâce avec rien, elle fait
Tenir tout le divin dans un geste quelconque,
Et tu ne saurais pas, Vénus, monter en conque,
Ni toi, Diane, marcher dans les grands bois fleuris,
Comme elle monte en chaise et marche dans Paris !…
Le bret.
Sapristi ! Je comprends. C’est clair !
Cyrano.
C’est diaphane.
Le bret.
Magdeleine Robin, ta cousine ?
Cyrano.
Oui, — Roxane.
Le bret.
Eh bien ! mais c’est au mieux ! Tu l’aimes ? Dis-le-lui !
Tu t’es couvert de gloire à ses yeux aujourd’hui !
Cyrano.
Regarde-moi, mon cher, et dis quelle espérance
Pourrait bien me laisser cette protubérance !
Oh ! je ne me fais pas d’illusion ! — Parbleu,
Oui, quelquefois, je m’attendris, dans le soir bleu ;
J’entre en quelque jardin où l’heure se parfume ;
Avec mon pauvre grand diable de nez je hume
L’avril, — je suis des yeux, sous un rayon d’argent,
Au bras d’un cavalier, quelque femme, en songeant
Que pour marcher, à petits pas, dans de la lune,
Aussi moi j’aimerais au bras en avoir une,
Je m’exalte, j’oublie… et j’aperçois soudain
L’ombre de mon profil sur le mur du jardin !
Le bret, ému.
Mon ami !…
Cyrano.
Mon ami, j’ai de mauvaises heures !
De me sentir si laid, parfois, tout seul…
Bret, vivement, lui prenant la main.
Tu pleures ?
Cyrano.
Ah ! non, cela, jamais ! Non, ce serait trop laid,
Si le long de ce nez une larme coulait !
Je ne laisserai pas, tant que j’en serai maître,
La divine beauté des larmes se commettre
Avec tant de laideur grossière !… Vois-tu bien,
Les larmes, il n’est rien de plus sublime, rien,
Et je ne voudrais pas qu’excitant la risée,
Une seule, par moi, fût ridiculisée !…
Le bret.
Va, ne t’attriste pas ! L’amour n’est que hasard !
Cyrano, secouant la tête.
Non ! J’aime Cléopâtre : ai-je l’air d’un César ?
J’adore Bérénice : ai-je l’aspect d’un Tite ?
Le bret.
Mais ton courage ! ton esprit ! — Cette petite
Qui t’offrait là, tantôt, ce modeste repas,
Ses yeux, tu l’as bien vu, ne te détestaient pas !
Cyrano, saisi.
C’est vrai !
Le bret.
Hé, bien ! alors ?… Mais, Roxane, elle-même,
Toute blême a suivi ton duel !…
Cyrano.
Toute blême ?
Le bret.
Son cœur et son esprit déjà sont étonnés !
Ose, et lui parle, afin…
Cyrano.
Qu’elle me rie au nez ?
Non ! — C’est la seule chose au monde que je craigne !
Le portier, introduisant quelqu’un à Cyrano.
Monsieur, on vous demande…
Cyrano, voyant la duègne.
Ah ! mon Dieu ! Sa duègne !
Scène VI
CYRANO, LE BRET, LA DUEGNE
La duègne, avec un grand salut.
De son vaillant cousin on désire savoir
Où l’on peut, en secret, le voir.
Cyrano, bouleversé.
Me voir ?
La duègne, avec une révérence.
Vous voir.
— On a des choses à vous dire.
Cyrano.
Des ?…
La duègne, nouvelle révérence.
Des choses !
Cyrano, chancelant.
Ah ! mon Dieu !
La duègne.
L’on ira, demain, aux primes roses
D’aurore, — ouïr la messe à Saint-Roch.
Cyrano, se soutenant sur Le Bret.
Ah ! mon Dieu !
La duègne.
En sortant, — où peut-on entrer, causer un peu ?
Cyrano, affolé.
Où ?… Je… mais… Ah ! mon Dieu !…
La duègne.
Dites vite.
Cyrano.
Je cherche !…
La duègne.
Où ?…
Cyrano.
Chez… chez… Ragueneau… le pâtissier…
La duègne.
Il perche ?
Cyrano.
Dans la rue — ah ! mon Dieu, mon Dieu ! — Saint-Honoré !…
La duègne, remontant.
On ira. Soyez-y. Sept heures.
Cyrano.
J’y serai.
(La duègne sort.)
Scène VII
CYRANO, LE BRET, puis LES COMÉDIENS, LES COMÈDIENNES, CUIGY, BRISSAILLE, LIGNIÈRE, LE PORTIER, LES VIOLONS.
Cyrano, tombant dans les bras de Le Bret.
Moi !… D’elle !… Un rendez-vous !…
Le bret.
Eh bien ! tu n’es plus triste ?
Cyrano.
Ah ! pour quoi que ce soit, elle sait que j’existe !
Le bret.
Maintenant, tu vas être calme ?
Cyrano, hors de lui.
Maintenant…
Mais je vais être frénétique et fulminant !
Il me faut une armée entière à déconfire !
J’ai dix cœurs ; j’ai vingt bras ; il ne peut me suffire
De pourfendre des nains…
(Il crie à tue-tête.)
Il me faut des géants !
(Depuis un moment, sur la scène, au fond, des ombres de comédiens et de comédiennes s’agitent, chuchotent : on commence à répéter. Les violons ont repris leur place.)
Une voix, de la scène.
Hé ! pst ! là-bas ! Silence ! on répète céans !
Cyrano, riant.
Nous partons !
(Il remonte ; par la grande porte du fond ; entrent Cuigy, Brissaille, plusieurs officiers, qui soutiennent Lignière complètement ivre.)
Cuigy.
Cyrano !
Cyrano.
Qu’est-ce ?
Cuigy.
Une énorme grive
Qu’on t’apporte !
Cyrano, le reconnaissant.
Lignière !… hé, qu’est-ce qui t’arrive ?
Cuigy.
Il te cherche !
Brissaille.
Il ne peut rentrer chez lui !
Cyrano.
Pourquoi ?
Lignière, d’une voix pâteuse, lui montrant un billet tout chiffonné.
Ce billet m’avertit… cent hommes contre moi…
À cause de… chanson… grand danger me menace…
Porte de Nesle… Il faut, pour rentrer, que j’y passe…
Permets-moi donc d’aller coucher sous… sous ton toit !
Cyrano.
Cent hommes, m’as-tu dis ? Tu coucheras chez toi !
Ligniere, épouvanté.
Mais…
Cyrano, d’une voix terrible, lui montrant la lanterne allumée que le portier balance en écoutant curieusement cette scène.
Prends cette lanterne !…
(Lignière saisit précipitamment la lanterne.)
Et marche ! — Je te jure
Que c’est moi qui ferai ce soir ta couverture !…
(Aux officiers.)
Vous, suivez à distance, et vous serez témoins !
Cuigy.
Mais cent hommes !…
Cyrano.
Ce soir, il ne m’en faut pas moins !
(Les comédiens et les comédiennes, descendus de scène, se sont rapprochés dans leurs divers costumes.)
Le bret.
Mais pourquoi protéger…
Cyrano.
Voilà Le Bret qui grogne !
Le bret.
Cet ivrogne banal ?…
Cyrano, frappant sur l’épaule de Lignière.
Parce que cet ivrogne,
Ce tonneau de muscat, ce fût de rossoli,
Fit quelque chose un jour de tout à fait joli ;
Au sortir d’une messe ayant, selon le rite,
Vu celle qu’il aimait prendre de l’eau bénite,
Lui que l’eau fait sauver, courut au bénitier,
Se pencha sur sa conque et le but tout entier !…
Une comédienne, en costume de soubrette.
Tiens, c’est gentil, cela !
Cyrano.
N’est-ce pas, la soubrette ?
La comédienne, aux autres.
Mais pourquoi sont-ils cent contre un pauvre poète ?
Cyrano.
Marchons.
(Aux officiers.)
Et vous, messieurs, en me voyant charger,
Ne me secondez pas, quel que soit le danger !
Une autre comédienne, sautant de la scène.
Oh ! mais moi je vais voir !
Cyrano.
Venez !…
Une autre, sautant aussi, à un vieux comédien.
Viens-tu Cassandre ?…
Cyrano.
Venez tous, le Docteur, Isabelle, Léandre,
Tous ! Car vous allez joindre, essaim charmant et fol,
La farce italienne à ce drame espagnol,
Et sur son ronflement tintant un bruit fantasque,
L’entourer de grelots comme un tambour de basque !…
Toutes les femmes, sautant de joie.
Bravo ! — Vite, une mante ! — Un capuchon !
Jodelet.
Allons !
Cyrano, aux violons.
Vous nous jouerez un air, messieurs les violons !
(Les violons se joignent au cortège qui se forme. On s’empare des chandelles allumées de la rampe et on se les distribue. Cela devient une retraite aux flambeaux.)
Bravo ! des officiers, des femmes en costume,
Et vingt pas en avant…
(Il se place comme il dit.)
Moi, tout seul, sous la plume
Que la gloire elle-même à ce feutre piqua,
Fier comme un Scipion triplement Nasica !…
— C’est compris ? Défendu de me prêter main-forte ! —
On y est ?… Un, deux, trois ! Portier, ouvre la porte !
(Le portier ouvre à deux battants. Un coin du vieux Paris pittoresque lunaire paraît.)
Ah !… Paris fuit, nocturne et quasi nébuleux ;
Le clair de lune coule aux pentes des toits bleus ;
Un cadre se prépare, exquis, pour cette scène ;
Là-bas, sous des vapeurs en écharpe, la Seine,
Comme un mystérieux et magique miroir,
Tremble… Et vous allez voir ce que vous allez voir !
Tous.
À la porte de Nesle !
Cyrano, debout sur le seuil.
À la porte de Nesle !
(Se retournant avant de sortir, à la soubrette.)
Ne demandiez-vous pas pourquoi, mademoiselle,
Contre ce seul rimeur cent hommes furent mis ?
(Il tire l’épée et, tranquillement.)
C’est parce qu’on savait qu’il est de mes amis !
(Il sort. Le cortège, — Lignière zigzaguant en tête, — puis les comédiennes aux bras des officiers, — puis les comédiens gambadant, — se met en marche dans la nuit au son des violons, et à la lueur falote des chandelles.)
Rideau