Contre la montre
Il y avait eu ce coup de téléphone du père : j’ai besoin de rentrer à la maison pour respirer un peu, me doucher, changer de vêtements. Tu peux venir me remplacer cette nuit ?
C’était un vendredi soir. Mon service à l’hôpital se terminait, je n’ai pas hésité : - Bien sûr, le temps de passer à la maison en sortant et j’arrive.
Petit arrêt à la librairie. Si je dois avoir une longue nuit de veille, prendre de quoi lire. « La recherche du temps perdu ». Je n’ai encore jamais lu Proust.
Petit coup de fil à ma compagne pour lui expliquer la situation. Il n’y a pas d’objection, je n’en attendais pas.
Nous sommes le 20 juin 2003, ce n’est pas encore la pleine canicule, mais la chaleur est étouffante à 17 heures. Les embouteillages sur la Rocade. Pas un souffle d’air malgré les vitres ouvertes, je suis en nage lorsque je me gare sur le parking de la clinique.
Sensation de bienêtre lorsque je passe les portes coulissantes. La clim tourne à fond. Si je ne savais pas ce que je viens faire, j’en aurais du plaisir.
Chambre 14 au rez-de-chaussée. Mêmes chariots de ménage que dans mon service, mêmes blouses blanches qui passent comme des fantômes, trop pressées, trop affairées.
Le père est assis sur l’unique fauteuil. Les cernes de ses yeux ont une teinte mauve que je ne leur connais pas, qui les enfoncent au fond de leurs orbites. Il se lève.
Il doit parler un peu fort, trop à son goût, mais il faut couvrir le bruit du respirateur.
« Elle n’a pas ouvert les yeux de tout le jour. Elle ne doit pas entendre quand je lui parle. Elle n’a pas de réaction. Ils lui ont fait plusieurs piqures dans les tuyaux, je ne sais pas de quoi. »
Je fais genre professionnel. Je touche son front, je lui dit qui je suis. Elle reste inerte.
« Rentre maintenant, profite-en pour te reposer et prend ton temps demain. Je suppose que Philippe (mon frère) et Marie (ma sœur) viendront passer un moment. »
Il me sourit en partant, me remercie. Je suis ému, c’est étonnant. Pourquoi ce merci ?
Je reste seul.
Je prends place sur le fauteuil défraichi et inconfortable tant sa mousse est tassée. Il est encore chaud du corps du père. J’attends. Les infirmières vont bientôt passer pour la tournée. Je leur poserai les questions que l’on pose dans ce cas-là.
Je me plonge dans la Recherche…
Tiens, du point de vue psychanalytique, se lancer dans la recherche maintenant, ce n’est pas anodin. Je repousse cette pensée. Les bruits habituels des services de soins sont atténués par le respirateur.
Enfin l’infirmière. A part la fièvre, les constantes sont assez bonnes. Je retiens hydratation parentérale, opiacés, antipyrétiques, stabilité. Jargon de circonstance.
La porte se referme. Le galop dans les couloirs s’accentue. Le repas est servi pour ceux qui peuvent s’alimenter. J’avale un sandwich préparé à la maison.
Six mois se sont passés depuis ce jour de janvier où en faisant son ménage, elle a cru se faire une déchirure musculaire au thorax. La douleur a persisté, trop persisté. Consultation médicale, radio, scanner, IRM, tout s’est enchainé très vite.
Mi-février, je suis chez moi. On sonne. C’est le médecin de la mère.
« Je voulais te mettre au courant. Tu es infirmier, tu comprendras ce que je veux dire. Ta mère a un cancer poumon, plèvre et péricarde. »
Je garde un instant de silence.
« Donc, c’est cuit.»
« C’est ça, elle ne s’en remettra pas. Je te le dis à toi, n’en parle pas ni à ton père, ni à tes frères et sœurs. Il faut juste que quelqu’un soit au courant pour ne pas les encourager vers des explorations inutiles et douloureuses. »
« Je te remercie. Je préfère savoir, évidemment … »
Et nous y voilà tout près de cette fin. Le crabe a fait son œuvre. La femme plantureuse et joviale n’est plus que l’ombre d’elle-même. Amaigrie, cachectique, flasque, grisâtre.
Des souvenirs qui s’imposent de tout leur poids.
La joie de la revoir quand, rentré de l’école, je guettais la voiture qui la ramenait de son travail. Son sourire malgré la fatigue à mon cri « maman chérie ! ».
Les vacances au bord de la mer, un peu à la Jonasz, tellement savoureuses. Ses encouragements lorsque j’appris à nager. Son sourire plus tard lors de mes premiers émois amoureux face aux jeunes allemandes du camping bien plus intrépides que moi. Mais aussi sa colère rentrée quand « je ne filais pas droit ». Pourtant en rempart face au père lors des inévitables conflits de l’adolescence. Encore, ses larmes pour mon Bac, sa fierté à l’obtention de mon diplôme d’infirmier, synonyme me dit-elle d’un travail assuré pour la vie.
Est-ce de m’être posé la question de la recherche du temps perdu ? Je suis incapable de lire une ligne. Mon attention fugue vers mon temps passé près ou loin d’elle. Son pli amer à la bouche lors de mon départ pour un contrat outre-mer. Son rire quand nous avons dansé ensemble pour mon mariage, sa mélancolie à l’annonce de mon divorce bien plus tard.
« Sortez s’il vous plait, nous allons l’installer pour la nuit. »
Elle est bras posés sur le drap bien tendu. Ils lui ont rafraichi le visage. Changé aussi la protection sans doute. Faut-il que la fin de vie soit en miroir de ses prémisses ? Retour de l’infirmière. Seringue prête, injection dans le cathéter.
« Vous pouvez rester. C’est pour la fièvre, elle chauffe. »
Par réflexe, je remercie.
Je me replonge dans le livre. Toujours le bruit de fond du respirateur. Il n’est plus gênant maintenant. L’heure avance. Le silence dans les couloirs me fait dresser l’oreille. La relève. L’équipe de nuit prend les consignes. Que disent-ils sur elle ? Mieux vaut ne pas savoir. Être du métier ne protège pas de tout.
Je reste plongé dans ma lecture toute la nuit, seulement interrompu par les visites de l’IDE et l’aide-soignante. Je sors quelques minutes, le temps d’un change.
C’est le matin. Proust a égrené ses souvenirs au fil des pages. Nouveau passage des infirmières de jour. Rien de plus, rien de moins.
Je profite de la relative fraicheur du matin pour sortir un moment. Le soleil timide à cette heure va encore être sauvage en journée. A mon retour, impossible de me remettre à lire. Il est tôt mais je vais appeler la famille. J’ai un portable. Je sors.
Le père d’abord. Je lui donne les nouvelles de la nuit. Il semble ne rien attendre. Il me confirme sa venue avec mon frère et ma sœur. Il restera une ou deux nuits avant une relève. Si je peux la faire…
Ma fille ensuite, tellement attachée à sa grand-mère. Leur complicité est si grande, leur amour réciproque si évident. Elle est plus avide de nouvelles. J’en suis convaincu, elle connait l’issue mais ne peut y croire. Ce n’est pas faute de tenter de la préparer. A mots couverts, par petites touches, en pointillé mais non : « Elle va s’en tirer. Ce sera long et difficile, mais elle va s’en tirer. »
J’entends « elle ne peut pas mourir, elle ne peut pas me laisser »
Retour dans la chambre. Je lui raconte la journée qui s’annonce, les visites qu’elle va avoir, son mari qui va reprendre sa place auprès d’elle, les bisous d’amour de sa petite fille…
Elle ne répond pas, mais si elle peut entendre, j’espère que cela la réconfortera.
Je reprends le livre. Je n’ai pas sommeil. A l’ouverture de la cafétéria, j’irai me prendre un petit déjeuner et un café bien serré.
Je lis. Pas longtemps, quelques lignes. Quelque chose a changé. Le bruit du respirateur. Il force ? oui, il force. Je m’approche. Elle est morte.
Je vais prévenir les infirmières. Les pauvres s’étaient assises pour le temps d’un café.
« Ah, déjà ? »
L’une vient avec moi, fait le même constat.
Ses yeux sont fermés, je ne peux faire comme dans les films avant de fondre en larmes.
Je ne fonds pas en larmes.
Je sors rappeler le père qui contient mal un cri de douleur
« Elle a cessé de souffrir ». Que dire d’autre ?
Puis mon frère, ma sœur et ma fille. Ma compagne également qui me dit tant de choses en trois mots. Cassandre souffrait-elle lorsqu’elle annonçait les mauvaises nouvelles ? Moi oui, mais tout le monde m’a cru.
Je reviens près de son lit. Son visage ne dit rien de ce qu’elle a enduré. Elle semble dormir. Les soignants ont enlevé tout le matériel médical désormais inutile. Apaisée, elle semble apaisée. Si je ne fais pas preuve de trop d’imagination, elle a comme un sourire. Pas un rictus, un petit sourire.
« Tu ne voulais pas mourir devant papa, hein ? »
Maintenant je pleure.