Compter les chevaux qui gaiement gambadaient.

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            Je tonds ou pas? Je n’ai pas la réponse. J’ai une cigarette en main et ma seconde tasse de café presque vide dans l’autre. Quand il fait beau, j’aime prendre ma seconde tasse de café sur la terrasse après avoir pris mon déjeuner dans la cuisine, deux tartines à la confiture trempée dans le café. C’est comme ça depuis que je suis tout petit, deux tartines à la confiture trempée dans le café. Je ne les ai jamais demandées, ces deux tartines. Ma mémé me les préparait automatiquement. Docilement, je les avalais. Deux tartines à la confiture de fraise trempées dans le café noir le matin, ça a quelque chose de rassurant pour moi maintenant. C’est doux. Pourquoi changer?

Ana, elle, avait besoin de savoir que son premier repas de la journée serait différent de celui de la veille. Idem bien sûr pour le deuxième et le troisième. Hésiter et tergiverser la malcontentait, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. C’était plus fort qu’elle, il fallait qu’elle oscille un moment, qu’elle tâtonne pour que la décision prise au terme de douloureuses hésitations soit susceptible d’à peu près la satisfaire. C’était vrai aussi pour les vêtements qu’au sortir de la douche, elle s’obligeait à choisir en accord avec les tons, l’humeur, la saison ou la météo. Je la sentais chagrine à s’infliger ainsi pareille torture et le mot n’est pas trop fort, mais il fallait qu’elle essayât au moins trois ou quatre tenues différentes avant qu’elle s’arrange finalement d’un compromis normalement inacceptable.

Moi, je me vêts le jour des vêtements mis la veille. C’est comme ça depuis que je suis tout petit. Quand vraiment ils ne sont plus mettables, j’attrape l’alternative la plus accessible en haut de la pile, sur le premier cintre ou qui surnage au-dessus des autres dans le tiroir.

 

            Le genre de questions qui persécutaient Ana, je ne me les suis jamais posées. Je leur ai toujours préféré les autres, les amusantes, insolubles aussi, mais dont la chimie qu’elles initient dans les tréfonds du cerveau ébahit jusqu’à la jubilation. Celle par exemple de savoir si oui ou non je vais finir par tondre la pelouse. Mes atermoiements devant mon jardin, j’en suis convaincu, ne sont pas des échappatoires, des ruses pour me gruger moi-même, mais une dialectique qui spontanément et parfois assez longuement se met en branle dans mon esprit avant d’imposer une réponse. Elle ne sera pas de moi, je la subirai.

Ceux qui disent «Tiens, le gazon est un peu haut, il y a de l’essence dans le jerrican, l’herbe est sèche et on n’est pas dimanche, est-ce que je n’en profiterais pas pour tondre?» Eux, ils savent que, sauf accident cardio-vasculaire grave ou averse imprévue, leur pelouse sera nickel en fin de journée. Pas moi. Vraiment pas. Je ne dirais pas que ça met du suspens dans ma vie, mais presque. Je me regarde comme on regarde un film qu’on voit pour la première fois. Je scrute, vais-je finir par faire ou pas, vais-je finir par tondre ma pelouse ou ne la tondrai-je pas?

 

Ceux qui prétendent que ce n’est finalement qu’une question de volonté pourraient aussi bien dire d’une bagnole poussive que c’est sa faute si elle a trop peu de chevaux sous le capot. Je ne dis pas ça pour me défendre ou me disculper, mais c’est idiot. Ce n’est pas la voiture qui s’est construite, ce n’est non plus pas moi qui me suis construit. Je n’ai de volonté que celle que le gros horloger là-haut a bien voulu me donner. C’est avec elle, ni plus ni moins que je fais ce que je peux. C’est avec elle, ni plus ni moins que, comme tout le monde, je fais de mon mieux.

 

La boule qui sort du panier, la demoiselle souriante l’attrape et la tient bras tendu devant elle face à la caméra. «Il ne tondra pas !» C’est écrit en rouge sur la surface blanche de la petite sphère brillante. Le public applaudit, l’huissier de justice, l’ai ahuri, avec ses lunettes noires et son attaché-case posé à ses pieds aussi.

À couper l’herbe dans le jardin et ne plus entendre le merle dans le sapin, la chimie dans ma caboche a préféré bavarder toute seule et compter les chevaux sous le capot, pas très nombreux, qui gaiement gambadaient.


Publié le 20/04/2025 / 8 lectures
Commentaires
Publié le 20/04/2025
De nouveau un vrai plaisir de te retrouver dans ce registre de la banalité car tu es un véritable artiste du quotidien et de l’introspection. On sourit immanquablement par ces scènes sont le lot de nombreux humains et que l’on convient naturellement de la nature prévisible de l’humain, qui oscille souvent sur un choix ou l’autre, un trait de caractère ou de son antagonisme, avec une palette de nuance entre, mais tout de même, l’humain est banal, comme l’est souvent son quotidien. Merci pour ces tranches de vies si bien contées. A plus tard.
Publié le 20/04/2025
Merci Léo ! Merci beaucoup ! Et je viens encore de l'améliorer. Je pense pouvoir l'intégrer dans le roman en cours. ;-) N.B. Je fais de remarques que je veux bienveillantes, mais quand même, je suis assez cash. Si jamais tu me trouvais trop brutal, n'hésite jamais à me le faire savoir. ;-)
Publié le 21/04/2025
Tout dépends si tu souhaites être seul à écrire sur ce site en fait :-) Plus sérieusement (car je ne fais pas partie de la police et ne suis pas non plus le régulateur des relations humaines), la forge des mots est prévu pour des retours exigeants, mais exigent ne veut pas non plus dire rude et contondant. Je crois en fait que c’est lié au caractère des personnes : certains auteurs recherchent les échanges directs sans fioritures et d’autres moins. Au delà de la forge des mots, les auteurs peuvent faire le choix également de bloquer d’autres membres s’ils les trouvent un peu trop rudes, c’est un contrepoint intéressant qui permet d’équilibrer naturellement et librement des relations. Ainsi si tu te retrouve bloqué, tu comprendras que tu as été trop loin. Les auteurs ultra exigeants ont l’outil parfait via la forge des mots, et les auteurs qui souhaitent un juste équilibre peuvent bloquer et ainsi mettre une limite à l’intensité ressentie. Après il n’y a aucune méthode pour faire bien, si ce n’est d’apprendre à connaître les autres au fur et à mesure des échanges pour savoir quoi et comment le laisser. Chacun est en droit d’avoir ici, ce qu’il souhaite avoir, sans avoir à subir les autres et y être contraint. Le bien-être et l’efficacité sont les maîtres mots, et au milieu coule une rivière qu’il faut apprendre à franchir.
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