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364 jours sans accident

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Notes de l'auteur : Le boulot côté polar (et prévention santé sécurité et conditions de travail). Toute ressemblance avec des évènements réels ne serait vraiment pas de bol.

 

Arrivé

Je suis garé sur le parking caillouteux de l'usine. Je fais jambon entre une grosse berline germanique et une camionnette de la gendarmerie.

La voix sensuelle du guidage électronique s'est tue. « Vous êtes arrivé à destination ». Elle a coupé la chique à Iggy Pop. Je l'ai engueulée. Pas pour Iggy Pop, mais parce qu'elle m'avait fait tourner en rond pendant un quart d'heure. Elle confondait une usine et un stade de foot.

Elle ne se rend pas compte que j'en ai besoin de ce quart d'heure d'avance pour passer de petit garçon paniqué par la vie à consultant d'une insupportable suffisance.

 

Licencié

Ils ont annoncé la fermeture de l'usine avec sa cheminée, ses bâtiments blancs, sa grosse centaine de salariés enchâssés dans un reste de forêt.

La procédure de licenciement commence, les salariés et leurs syndicats m'attendent comme le Messie pour éviter ça, limiter ça. Ou juste pouvoir en parler. Avec des Messies comme moi, on n'est pas près d'avoir une nouvelle religion.

Chacun des futurs privés d'emploi a accroché un t-shirt blanc cassé sur le grillage à l'entrée. Badigeonné de rouge sang, de dessins orduriers en colère, de « Bernard, dix-huit ans de service, trois enfants ».

 

Accidenté

J'arrive au portail. Le gardien prend mon nom (vous allez me le rendre ? Blague brise-glace gratuite et qui ne vaut pas plus). « Ah ! C'est vous l'expert ! Je peux placer où mon argent en bourse ? ». Je lui ai fait mon sourire le plus désespéré et impuissant.

Un grand panneau indique « 364 jours sans accident ». J'ai dit « c'est bien ». Il a dit « c'est plus vrai depuis ce matin, c'est pour ça qu'il y a la gendarmerie ».

« On a retrouvé que le pied ».

Je me suis dit qu'il ne manquait plus que ça. Déjà qu'ils étaient infoutus de sortir un produit aux normes depuis six mois. Ça les coulait lentement. Ironique pour un fabricant de lavabos et cuvettes de toilettes.

 

Tressaillé

Le directeur industriel me reçoit quand même. Un entretien est prévu avec lui depuis une semaine.

Sur le chemin, je croise un gendarme affairé, trois ouvriers hagards, un cadre suspicieux, un technicien en pleurs, une cariste déplaçant un lot de bidets.

Tout est à l'arrêt. L'atelier est encore très chaud avec par intermittence une bruine qui plaque les poussières au sol. Je me sens comme Tintin dans une jungle tropicale.

Je questionne avec finesse pour savoir ce qui peut bien rendre le directeur quasiment jovial malgré les circonstances.

« La céramique ne tressaille plus ». Il a dit ça comme un enfant joyeux. J'ai dû faire mon sourire le plus abruti. « Après six mois à s'arracher les cheveux, on a réussi à éliminer ces petites fissures sombres de la couche de glaçure », « le tressaillage ». J'apprends un mot.

 

Syndiqué

La réunion avec les syndicats prend une autre tournure que prévue. On parle de la situation économique rapidement. Un grand baraqué me dit qu'avec la production qui remarche droit depuis ce matin, et le repreneur qui s'est manifesté, le plan social s'éloigne. La plupart des autres acquiescent. Je range mes doutes au fond de ma gorge. On aura le temps d'y revenir. L'urgence, c'est d'analyser l'accident.

Le pied a été retrouvé au pied du four (un pied de nez, donc). Un immense et long four. Le gendarme a retrouvé des traces de sang sur la porte. Les regards concluent qu'il ne doit plus rester grand-chose d'autre que le pied. Le chef d'atelier a, lui, le regard absent. La responsable des ressources humaines dit qu'il n'y a que Lucas qui est impossible à joindre. Un intérimaire arrivé lundi. "Pas syndiqué" dit le baraqué.

 

Cramé

Le baraqué assertif et le chef d'atelier hagard échangent un regard et sortent les premiers de la réunion.

Avec l'âge, j'ai enfin accepté mes intuitions. Surtout à en faire quelque chose.

Je demande au gendarme de me suivre pour partager une hypothèse. J'ai dû avoir des yeux impératifs, parce qu'il accepte. Nous suivons de loin les deux partenaires sociaux. Ils avancent dans le dédale des ateliers centenaires, descendent un escalier. Ils sont trois maintenant avec le directeur de production surexcité, euphorique. Le gendarme et moi les observons cachés comme dans un polar. « Ça a marché, ça a marché ». Le directeur est en transe. Le baraqué ajoute des « j'en étais sûr ». Le chef d'atelier pleure : « mais on a tué et cramé un homme ».

Le gendarme a appelé ses collègues.

 

Épilogué

Expérience désespérée de réaction physico-chimique ou sacrifice humain au dieu de la céramique pour exorciser le tressaillage, on n'a jamais vraiment compris ce qu'ils avaient voulu faire.

Je retourne à ma voiture. La nuit tombe.

« The Holy Economic War » de Noir Désir se lance dans l'habitacle. L'application de streaming musical a de l'à-propos.

Je peux recommencer à paniquer.


Publié le 20/12/2024 / 4 lectures
Commentaires
Publié le 21/12/2024
C’est cynique avec une galerie de personnages stéréotypés et caricaturaux, presque malhonnêtes mais ça va particulièrement bien avec le style du texte. J’ai beaucoup aimé le ton froid et cynique justement, assumé, le découpage du texte en morceaux, chirurgical, comme la disparition de ce pauvre ouvrier sacrifié sur l’autel économique et social de ses contemporains. Bref, une très belle entrée en matière, politiquement incorrect. À plus tard.
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