"Le transfert" et "embarquement pour la précarité" extraits de "Les démons"

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Le transfert

 

 

En début d'après-midi, le docteur des urgences m'a appelé.

 

  • « Il faut faire le transfert vers le CHR de Liège. Là, ils ont un service spécialisé pour les suicidaires. Ils sont très bien, vous verrez. »

  • « Mais c'est pas la porte à côté, Liège. On pourrait peut-être trouver quelque chose dans le Namurois, non ? »

  • « Je n'ai pas pu joindre d'autres services d'accueil. Si vous tardez trop, on risque juste de ne plus trouver de place du tout. »

  • Je comprends mais il ne s'agit pas de trouver un réparateur pour une vieille télé en panne. Ce n'est pas un vide-grenier où stocker la chambre à coucher de Maman Jeanne que nous cherchons, c'est un refuge réconfortant et solide dans lequel notre enfant pourra se reposer jusqu'à ce qu'elle aille mieux.”

Cette dernière phrase, je ne l'ai pas prononcée, je l'ai juste fantasmée, tout seul dans ma tête, après avoir raccroché. Que je le veuille ou non, je suis le fils de mes parents.

 

Claudine et Jean-Marie, les parents de Luce, sont arrivés. Encore habillés de leur manteau dans le hall d'entrée, ils ont pris leur fille dans leurs bras. Tous les trois, ils sanglotaient, leurs corps se serraient, leurs gorges étaient serrées, leurs mains soutenaient ondulant lentement comme les algues d'un lac peu profond. Spectateur, exclu, j'assistais à la danse rituelle de la détresse, sortie des âges les plus anciens de l'humanité. J'ai fait du café. On s'est assis autour de la table de la salle à manger. On a bu sans dire un mot.

 

La sonnerie de mon téléphone m'a ramené dans le monde, le docteur me rappelait. Il avait pu joindre “Le beau site” sur Namur. Ils pouvaient prendre Rose tout de suite mais ne garantissaient pas qu'il y aurait encore de la place dans une semaine si on optait pour Liège.

 

  • « Mais pourquoi dans une semaine ? »

  • « Parce qu'à Liège, dans le service spécialisé, la chambre 54, les séjours ne dépassent pas cinq jours et cinq nuits.

  • « Et vous croyez que ma fille n'aura plus envie de se suicider dans cinq jours et cinq nuits ? »

  • « Je ne sais pas, Monsieur. Moi, je gère l'occupation du CHR de Namur. Il faut vous décider rapidement. Appelez-les et dites-moi, disons, dans un quart d'heure.

 

Jean-Marie avait un ami, docteur en psychologie à la retraite. On l'a appelé. Il ne connaissait que vaguement les deux établissements, pas de quoi se faire une opinion infaillible. J'ai appelé le centre du Namurois. La voix de la responsable n'était pas prévenante. On a choisi Liège. J'ai prévenu le docteur du CHR. Il parlait d'une voix plus calme, presque amicale, soulagé sans doute de voir partir rapidement l'encombrante suicidaire persistante.

 

 

 

 

 

 

 

Lors du transfert de Namur à Liège, nous étions nerveux, nous avions peur dans la voiture, Luce et moi. Nous n'avions pas été autorisés à transporter Rose nous-mêmes, il fallait un véhicule médicalisé, nous avait-on dit. Nous étions d'accord. Que se serait-on dit ?

 

Une jeune et souriante soignante nous a accueillis très aimablement avec un café dans une salle claire qui avait aussi la prétention d'être gaie grâce à des couleurs vives qui recouvraient les murs et le mobilier. De nombreux accessoires, parfaitement harmonisés, poursuivaient vainement le même objectif.

 

Elle nous a expliqué que durant cinq jours et cinq nuits Rose participerait à des activités parmi un groupe d'une demi douzaine d'autres jeunes en difficulté. Elle n'aurait aucun contact avec l'extérieur. Elle n'aurait pas accès à son téléphone. Nous pourrions la voir trois fois, aujourd'hui, jeudi 21 novembre 2019, samedi et lors de sa sortie. Elle serait encadrée par une équipe médico-sociale chevronnée, passionnée et disponible.

 

Quelques minutes plus tard, Rose, sur un fauteuil roulant, avec sa jambe blessée allongée en appui précaire sur sa petite valise, nous a rejoints, poussée par un jeune homme, peut-être maçon, peut-être apprenti boucher, peut-être menuisier mais sûrement pas ambulancier de métier.

 

Malgré les efforts de l'infirmière qui faisait de son mieux pour établir la communication entre nous, Rose demeurait interdite. En partant, Luce l'a prise dans ses bras et lui a donné un baiser à sens unique. Je n'ai pas eu son courage.

 

Exténués, lessivés, déprimés, nous n'avions pas fermé l’œil depuis trente-six heures, nous avons repris la route, convaincus que notre enfant était en sécurité, protégée contre elle-même, aux mains de professionnels spécialisés et motivés.

 

Le soir même et le lendemain, Luce a appelé le service pour prendre des nouvelles. A travers les réponses qu'elle a obtenues, nous avons bien compris que la formule « équipe médico-sociale chevronnée, passionnée et disponible » était creuse. Personne n'était parvenu ou n'avait vraiment souhaité établir le contact avec la primo-arrivante.

 

Une entreprise de toiture avait renouvelé la couverture de la maison quelques mois avant l'inconcevable pour un montant représentant pas loin de huit mois de salaire ! Pour limiter les frais, l'isolation, j'en ferais mon affaire. Depuis le geste de Rose, je brûlais de l'intérieur. Je ne peux pas mieux dire, mon ventre était littéralement en feu et mon cerveau bouillait en permanence. Comme la chaudière d'une locomotive à vapeur sans soupape, j'étais au bord de l'explosion. Je devais consommer mon surplus d'énergie, j'avais besoin de m'activer mais, à ma demande, mon employeur m'avait mis en congé pour une durée indéterminée, je devais être disponible pour pouvoir faire face à toute éventualité. Du coup, j'isolais en double ou triple couche un toit à quatre versants en me concentrant sur chaque détail. Je plaçais avec la plus grande minutie chacune des mille-cinq cents vis qui devaient maintenir les trois cent septante-cinq équerres qui supporteraient la centaine de voliges, toutes de tailles différentes, qui encadreraient la laine de roche. Malgré toute cette activité, la marée d'idées noires et de pensées négatives persistaient à m'assaillir inlassablement. Je sentais ma cervelle pourrir dans ce jus toxique jusqu'à ce que j'imagine de construire quelque chose pour ma fille. Pour son retour, que j'imaginais assez éloigné, j'organiserais un concert dans le jardin ! Un vrai concert avec un putain de bon groupe, peut-être plusieurs. J'en connaissais des tas après mes cinq années passées à faire le son dans une salle parisienne. Il faudrait aussi de la technique light, son, plateau, du catering et de la prod. Nous allions manger, boire et rire ensemble devant la plus belle invention de l'homme, la musique. A partir de là, ma déprime s'est métamorphosée en euphorie. J'ai posé la visseuse et j'ai pris mon téléphone.

 

 

Embarquement pour la précarité

 

 

Le samedi, comme prévu, nous sommes arrivés vers midi au CHR de Liège. Nous avons emmené Rose, qui contre toute attente nous attendait presque souriante, vers la pizzeria du rez-de-chaussée. Nous avons parlé. Elle voulait quitter cet univers blanc au plus vite. Aucune activité n'était organisée. La télé était allumée, des jeux et des livres étaient à disposition et ça s'arrêtait là. Elle n'avait vu ni le chef de service ni son assistant. Elle s'emmerdait à cent à l'heure et sa voisine, avec qui elle avait pu un peu échanger, venait de se barrer. Nous ne lui avons pas caché que nous étions mitigés, heureux de la voir s'ouvrir à nous, désespérés à l'idée qu'elle sorte sans que rien n'ait été résolu. Nous lui avons soumis l'idée de la faire prendre en charge par « la tribu » dont l'existence nous avait été révélée par le psy retraité. Elle serait visitée à domicile ou à l'école plusieurs fois par semaine par ce groupe de psychologues et d'assistantes sociales. Elle était d'accord. Elle aurait accepté n'importe quoi pourvu que ça l'éloigne de la chambre 54.

 

Comme un chat qui craint l'eau froide, d'autant plus qu'il se trouve sur un esquif bancal au milieu d'un océan déchaîné, nous n'étions pas rassurés à l'idée de l'arrivée de cette tribu qui semblait être seule à pouvoir entendre notre s.o.s. Mais avions-nous vraiment le choix ? Et puis, quand même, ce rafiot que Luce et moi avions construit de toutes nos forces, il flottait aujourd'hui. Demain n'était pas à portée de vue. Nous avions embarqué pour la précarité. Nous le savions . Y'avait plus qu'à ramer et voir où ça nous mènerait. Nous savions aussi que nous étions seuls, la tribu n'était probablement qu'un mirage de plus, une institutionnelle main secourable supplémentaire, un prétexte avec une jolie carte de visite qui donne bonne conscience à toute une société qui, backstage, tue sa jeunesse comme on broie les poussins dans les abattoirs, en grande série.

 

Rose ayant sa chambre au premier étage de la maison familiale, j'ai posé un verrous sur sa fenêtre, dérisoire mesure qui nous faisait croire qu'on pouvait croire qu'on avait un certain contrôle.

 

Singulier traitement que celui qui consiste à rendre la vie du dépressif tellement invivable que n'importe quelle alternative lui offre un substitut de guérison, quand nous sommes allés chercher notre fille à Liège, elle était heureuse de rentrer. Je lui ai proposé de choisir l'endroit où nous allions manger. Elle a choisi un « Burger King ». On a mangé nos hamburgers et nos frites parmi les autres mangeurs de hamburgers et de frites sans doute aussi, dans une certaine mesure, fugitifs de quelque chose.

 

Rose voulait rapidement retourner à l'école pour retrouver ses amis. Ça n'a pas été si simple à mettre en œuvre. La responsabilité de tout le corps enseignant serait engagée et une école n'est pas une prison. J'ai pu rencontrer la préfète, les surveillants et les enseignants à plusieurs reprises. On a mis au point une manière de procéder en concertation avec Rose. Elle a pu reprendre les cours dès le lundi suivant. Il y avait un risque à courir. Nous ne pouvions que le minimiser.


Publié le 02/05/2022 /
Commentaires
Publié le 03/05/2022
Une hospitalisation n'est jamais facile: ni pour la personne hospitalisée, ni pour l'entourage...Personnellement, jusqu'ici je l'ai toujours refusée, y compris quand j'ai eu le même geste que ta fille...Mais c'est vrai qu'une hospitalisation d'une semaine ça pose question quant à son utilité...en général c'est trois semaines minimum.... Je comprends aisément que Rose en ait eu marre de cet univers carcéral que semblait être son quotidien au sein de cet hôpital. Je comprends ton inquiétude permanente, le besoin de t'occuper pour ne pas sombrer. L'hospitalisation de Rose aura au moins permis une chose: rétablir un commencement de dialogue entre vous, et ça c'est super important. Merci encore une fois pour ce texte touchant dans lequel la réalité des deux côtés est très bien dépeinte émotionnellement.
Publié le 04/05/2022
C'est toujours aussi bien écrit et c'est important la fluidité qu'il n'y ai pas de rupture de style. C'est pourquoi il faut écrire sans s'arrêter et sans revenir en arrière. Je pense que cela pourrait faire un livre, mais ce n'est pas la question à ce moment précis, le plus important est d'écrire sans discontinuer. Pour écrire un bon livre il faut un plan (ce que très peu d'auteurs font d'ailleurs) mais comme cette histoire est la tienne il n'y a pas de plan. Il faudra faire le point en toute fin, pour essayer de voir quel séquençage (chapitrale possible) et comment renforcer celles-ci entre-elles et comment développer les parties qui le nécessiteront et surtout qui feront que ce livre sera plus singulier que tout autres qui traitent déjà de cette problématique et thématique... mais encore une fois, tout cela est secondaire, on ne peut rien faire sans matière et sans un minimum de qualité, alors écrit, pour toi et pour toutes les bonnes raisons qui t'y encouragent... demain sera un autre jour et en tant que lecteur, c'est tout ce que l'on souhaite pour Rose. Bon courage car je mesure en lisant avec attention tes mots, à quel point c'est douloureux. Bien à toi.
Publié le 04/05/2022
Tes commentaires sont précieux parce que tu prêtes une attention rigoureuse aux mots que j'écris. Tu as raison, mon objectif est d'écrire "un livre". La structure se trouve dans ma tête, là encore tu as parfaitement compris. Les idées se sont succédées et ce n'est sans doute pas fini mais une structure commence à émerger. En gros, il y a Rosie avec son geste et ses conséquences. C'est très dur. C'est trop dur alors je compte ponctuer cette histoire par sa cause ; mon existence. Pour ne pas gâcher le plaisir de découvrir, je ne peux pas être beaucoup plus précis mais un troisième personnage va bientôt faire son apparition. Finalement, je trouve mon histoire plus agréable à écrire et peut-être à lire que le drame. Peut-être le drame et le troisième personnage disparaîtront. On verra bien. Mais je le répète sincèrement, les avis que je lis ici, me motivent aussi. La seule petite erreur que tu commets est que ce n'est pas douloureux à écrire, au contraire, c'est plutôt une sorte de thérapie. Par contre, ma compagne m'a fait comprendre qu'elle ne souhaitait plus que je lui pose des questions lorsque ma mémoire me fait défaut. Le souvenir, pour elle, est douloureux. Encore merci pour ton soutien ! ;-)
Publié le 06/05/2022
Un peu dur pour moi... 2 fois hospitalisée 2 mois pour ces mêmes raisons, 2 ans de psychothérapie, il y a des évènements douloureux plus difficiles à expurger que d'autres, tes mots me touchent forcément ... C'est bien de mettre des mots sur la terrible souffrance de ceux qui nous aiment, merci .
Publié le 08/05/2022
Je sens le travail. Et je pense à l'ensemble. Merci Patrice :)
Publié le 08/05/2022
qu'on ne sait par quel bout prendre. Mais je commence à y voir plus clair ! Merci ! ;-)
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