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"Le mystère de la chambre jaune", de Gaston Leroux
Chapitre 6 : Le cadavre incroyable

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Je me penchai, avec une anxiété inexprimable, sur le corps du reporter, et j’eus la joie de constater qu’il dormait ! Il dormait de ce sommeil profond et maladif dont j’avais vu s’endormir Frédéric Larsan. Lui aussi était victime du narcotique que l’on avait versé dans nos aliments. Comment, moi-même, n’avais-je point subi le même sort ! Je réfléchis alors que le narcotique avait dû être versé dans notre vin ou dans notre eau, car ainsi tout s’expliquait : « je ne bois pas en mangeant ». Doué par la nature d’une rotondité prématurée, je suis au régime sec, comme on dit. Je secouai avec force Rouletabille, mais je ne parvenais point à lui faire ouvrir les yeux. Ce sommeil devait être, à n’en point douter, le fait de Mlle Stangerson.

Celle-ci avait certainement pensé que, plus que son père encore, elle avait à craindre la veille de ce jeune homme qui prévoyait tout, qui savait tout ! Je me rappelai que le maître d’hôtel nous avait recommandé, en nous servant, un excellent Chablis qui, sans doute, avait passé sur la table du professeur et de sa fille.

Plus d’un quart d’heure s’écoula ainsi. Je me résolus, en ces circonstances extrêmes, où nous avions tant besoin d’être éveillés, à des moyens robustes. Je lançai à la tête de Rouletabille un broc d’eau. Il ouvrit les yeux, enfin ! de pauvres yeux mornes, sans vie ni regard. Mais n’était-ce pas là une première victoire ? Je voulus la compléter ; j’administrai une paire de gifles sur les joues de Rouletabille, et le soulevai. Bonheur ! je sentis qu’il se raidissait entre mes bras, et je l’entendis qui murmurait : « Continuez, mais ne faites pas tant de bruit !… » Continuer à lui donner des gifles sans faire de bruit me parut une entreprise impossible. Je me repris à le pincer et à le secouer, et il put tenir sur ses jambes. Nous étions sauvés !…

« On m’a endormi, fit-il… Ah ! j’ai passé un quart d’heure abominable avant de céder au sommeil… Mais maintenant, c’est passé ! Ne me quittez pas !… »

Il n’avait pas plus tôt terminé cette phrase que nous eûmes les oreilles déchirées par un cri affreux qui retentissait dans le château, un véritable cri de la mort…

« Malheur ! hurla Rouletabille… nous arrivons trop tard !… »

Et il voulut se précipiter vers la porte ; mais il était tout étourdi et roula contre la muraille. Moi, j’étais déjà dans la galerie, le revolver au poing, courant comme un fou du côté de la chambre de Mlle Stangerson. Au moment même où j’arrivais à l’intersection de la galerie tournante et de la galerie droite, je vis un individu qui s’échappait de l’appartement de Mlle Stangerson et qui, en quelques bonds, atteignit le palier.

Je ne fus pas maître de mon geste : je tirai… le coup de revolver retentit dans la galerie avec un fracas assourdissant ; mais l’homme, continuant ses bonds insensés, dégringolait déjà l’escalier. Je courus derrière lui, en criant : « Arrête ! arrête ! ou je te tue !… » Comme je me précipitais à mon tour dans l’escalier, je vis en face de moi, arrivant du fond de la galerie, aile gauche du château, Arthur Rance qui hurlait : « Qu’y a-t-il ?… Qu’y a-t-il ?… » Nous arrivâmes presque en même temps au bas de l’escalier, Arthur Rance et moi ; la fenêtre du vestibule était ouverte ; nous vîmes distinctement la forme de l’homme qui fuyait ; instinctivement, nous déchargeâmes nos revolvers dans sa direction ; l’homme n’était pas à plus de dix mètres devant nous ; il trébucha et nous crûmes qu’il allait tomber ; déjà nous sautions par la fenêtre ; mais l’homme se reprit à courir avec une vigueur nouvelle ; j’étais en chaussettes, l’Américain était pieds nus ; nous ne pouvions espérer l’atteindre « si nos revolvers ne l’atteignaient pas ! » Nous tirâmes nos dernières cartouches sur lui ; il fuyait toujours… Mais il fuyait du côté droit de la cour d’honneur vers l’extrémité de l’aile droite du château, dans ce coin entouré de fossés et de hautes grilles d’où il allait lui être impossible de s’échapper, dans ce coin qui n’avait d’autre issue, « devant nous », que la porte de la petite chambre en encorbellement habitée maintenant par le garde.

L’homme, bien qu’il fût inévitablement blessé par nos balles, avait maintenant une vingtaine de mètres d’avance. Soudain, derrière nous, au-dessus de nos têtes, une fenêtre de la galerie s’ouvrit et nous entendîmes la voix de Rouletabille qui clamait, désespérée :

« Tirez, Bernier ! Tirez ! »

Et la nuit claire, en ce moment, la nuit lunaire, fut encore striée d’un éclair.

À la lueur de cet éclair, nous vîmes le père Bernier, debout avec son fusil, à la porte du donjon.

Il avait bien visé. « L’ombre tomba. » Mais, comme elle était arrivée à l’extrémité de l’aile droite du château, elle tomba de l’autre côté de l’angle de la bâtisse ; c’est-à-dire que nous vîmes qu’elle tombait, mais elle ne s’allongea définitivement par terre que de cet autre côté du mur que nous ne pouvions pas voir. Bernier, Arthur Rance et moi, nous arrivions de cet autre côté du mur, vingt secondes plus tard. « L’ombre était morte à nos pieds. »

Réveillé évidemment de son sommeil léthargique par les clameurs et les détonations, Larsan venait d’ouvrir la fenêtre de sa chambre et nous criait, comme avait crié Arthur Rance : « Qu’y a-t-il ?… Qu’y a-t-il ?… »

Et nous, nous étions penchés sur l’ombre, sur la mystérieuse ombre morte de l’assassin. Rouletabille, tout à fait réveillé maintenant, nous rejoignit dans le moment, et je lui criai :

« Il est mort ! Il est mort !…

— Tant mieux, fit-il… Apportez-le dans le vestibule du château…

Mais il se reprit :

« Non ! non ! Déposons-le dans la chambre du garde… »

Rouletabille frappa à la porte de la chambre du garde… Personne ne répondit de l’intérieur… ce qui ne m’étonna point, naturellement.

« Évidemment, il n’est pas là, fit le reporter, sans quoi il serait déjà sorti !… Portons donc ce corps dans le vestibule… »

Depuis que nous étions arrivés sur « l’ombre morte », la nuit s’était faite si noire, par suite du passage d’un gros nuage sur la lune, que nous ne pouvions que toucher cette ombre sans en distinguer les lignes. Et cependant, nos yeux avaient hâte de savoir ! Le père Jacques, qui arrivait, nous aida à transporter le cadavre jusque dans le vestibule du château. Là, nous le déposâmes sur la première marche de l’escalier. J’avais senti, sur mes mains, pendant ce trajet, le sang chaud qui coulait des blessures… 

Le père Jacques courut aux cuisines et en revint avec une lanterne. Il se pencha sur le visage de « l’ombre morte », et nous reconnûmes le garde, celui que le patron de l’auberge du « Donjon » appelait « l’homme vert » et que, une heure auparavant, j’avais vu sortir de la chambre d’Arthur Rance, chargé d’un ballot. Mais ce que j’avais vu, je ne pouvais le rapporter qu’à Rouletabille seul, ce que je fis du reste quelques instants plus tard.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 

Je ne saurais passer sous silence l’immense stupéfaction — je dirai même le cruel désappointement — dont firent preuve Joseph Rouletabille et Frédéric Larsan, lequel nous avait rejoint dans le vestibule. Ils tâtaient le cadavre… ils regardaient cette figure morte, ce costume vert du garde… et ils répétaient, l’un et l’autre : « Impossible !… c’est impossible ! »

Rouletabille s’écria même :

« C’est à jeter sa tête aux chiens ! »

Le père Jacques montrait une douleur stupide accompagnée de lamentations ridicules. Il affirmait qu’on s’était trompé et que le garde ne pouvait être l’assassin de sa maîtresse. Nous dûmes le faire taire. On aurait assassiné son fils qu’il n’eût point gémi davantage, et j’expliquai cette exagération de bons sentiments par la peur dont il devait être hanté que l’on crût qu’il se réjouissait de ce décès dramatique ; chacun savait, en effet, que le père Jacques détestait le garde. Je constatai que seul, de nous tous qui étions fort débraillés ou pieds nus ou en chaussettes, le père Jacques était entièrement habillé.

Mais Rouletabille n’avait pas lâché le cadavre ; à genoux sur les dalles du vestibule, éclairé par la lanterne du père Jacques, il déshabillait le corps du garde !… Il lui mit la poitrine à nu. Elle était sanglante.

Et, soudain, prenant, des mains du père Jacques, la lanterne, il en projeta les rayons, de tout près, sur la blessure béante. Alors, il se releva et dit sur un ton extraordinaire, sur un ton d’une ironie sauvage :

« Cet homme que vous croyez avoir tué à coups de revolver et de chevrotines est mort d’un coup de couteau au cœur ! »

Je crus, une fois de plus, que Rouletabille était devenu fou, et je me penchai à mon tour sur le cadavre. Alors je pus constater qu’en effet le corps du garde ne portait aucune blessure provenant d’un projectile, et que, seule, la région cardiaque avait été entaillée par une lame aiguë.

 

Publié le 20/10/2024 / 5 lectures
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