« Vous me reconnaissez, monsieur ? demanda Rouletabille au gentleman.
— Parfaitement, répondit Arthur Rance. J’ai reconnu en vous le petit garçon du buffet. (Visage cramoisi de colère de Rouletabille à ce titre de petit garçon.) Et je suis descendu de ma chambre pour venir vous serrer la main. Vous êtes un joyeux petit garçon. »
Main tendue de l’Américain ; Rouletabille se déride, serre la main en riant, me présente, présente Mr Arthur-William Rance, l’invite à partager notre repas.
« Non, merci. Je déjeune avec M. Stangerson. »
Arthur Rance parle parfaitement notre langue presque sans accent.
« Je croyais, monsieur, ne plus avoir le plaisir de vous revoir ; ne deviez-vous pas quitter notre pays le lendemain ou le surlendemain de la réception à l’Élysée ? »
Rouletabille et moi, en apparence indifférents à cette conversation de rencontre, prêtons une oreille fort attentive à chaque parole de l’Américain.
La face rase violacée de l’homme, ses paupières lourdes, certains tics nerveux, tout démontre, tout prouve l’alcoolique. Comment ce triste individu est-il le commensal de M. Stangerson ? Comment peut-il être intime avec l’illustre professeur ?
Je devais apprendre, quelques jours plus tard, de Frédéric Larsan — lequel avait, comme nous, été surpris et intrigué par la présence de l’Américain au château, et s’était documenté — que Mr Rance n’était devenu alcoolique que depuis une quinzaine d’années, c’est-à-dire depuis le départ de Philadelphie du professeur et de sa fille. À l’époque où les Stangerson habitaient l’Amérique, ils avaient connu et beaucoup fréquenté Arthur Rance, qui était un des phrénologues les plus distingués du Nouveau-Monde. Il avait su, grâce à des expériences nouvelles et ingénieuses, faire franchir un pas immense à la science de Gall et de Lavater. Enfin, il faut retenir à l’actif d’Arthur Rance et pour l’explication de cette intimité avec laquelle il était reçu au Glandier, que le savant américain avait rendu un jour un grand service à Mlle Stangerson, en arrêtant, au péril de sa vie, les chevaux emballés de sa voiture. Il était même probable qu’à la suite de cet événement une certaine amitié avait lié momentanément Arthur Rance et la fille du professeur ; mais rien ne faisait supposer, dans tout ceci, la moindre histoire d’amour.
Où Frédéric Larsan avait-il puisé ses renseignements ? Il ne me le dit point ; mais il paraissait à peu près sûr de ce qu’il avançait.
Si, au moment où Arthur Rance nous vint rejoindre à l’auberge du « Donjon », nous avions connu ces détails, il est probable que sa présence au château nous eût moins intrigués, mais ils n’auraient fait, en tout cas, « qu’augmenter l’intérêt » que nous portions à ce nouveau personnage. L’Américain devait avoir dans les quarante-cinq ans. Il répondit d’une façon très naturelle à la question de Rouletabille :
« Quand j’ai appris l’attentat, j’ai retardé mon retour en Amérique ; je voulais m’assurer, avant de partir, que Mlle Stangerson n’était point mortellement atteinte, et je ne m’en irai que lorsqu’elle sera tout à fait rétablie. »
Arthur Rance prit alors la direction de la conversation, évitant de répondre à certaines questions de Rouletabille, nous faisant part, sans que nous l’y invitions, de ses idées personnelles sur le drame, idées qui n’étaient point éloignées, à ce que j’ai pu comprendre, des idées de Frédéric Larsan lui-même, c’est-à-dire que l’Américain pensait, lui aussi que M. Robert Darzac « devait être pour quelque chose dans l’affaire ». Il ne le nomma point, mais il ne fallait point être grand clerc pour saisir ce qui était au fond de son argumentation. Il nous dit qu’il connaissait les efforts faits par le jeune Rouletabille pour arriver à démêler l’écheveau embrouillé du drame de la « Chambre Jaune ». Il nous rapporta que M. Stangerson l’avait mis au courant des événements qui s’étaient déroulés dans la « galerie inexplicable ». On devinait, en écoutant Arthur Rance, qu’il expliquait tout par Robert Darzac. À plusieurs reprises, il regretta que M. Darzac fût « justement absent du château » quand il s’y passait d’aussi mystérieux drames, et nous sûmes ce que parler veut dire. Enfin, il émit cette opinion que M. Darzac avait été « très bien inspiré, très habile », en installant lui-même sur les lieux M. Joseph Rouletabille, qui ne manquerait point — un jour ou l’autre — de découvrir l’assassin. Il prononça cette dernière phrase avec une ironie visible, se leva, nous salua, et sortit.
Rouletabille, à travers la fenêtre, le regarda s’éloigner et dit :
« Drôle de corps ! »
Je lui demandai :
« Croyez-vous qu’il passera la nuit au Glandier ? »
À ma stupéfaction, le jeune reporter répondit « que cela lui était tout à fait indifférent ».
Je passerai sur l’emploi de notre après-midi. Qu’il vous suffise de savoir que nous allâmes nous promener dans les bois, que Rouletabille me conduisit à la grotte de Sainte-Geneviève et que, tout ce temps, mon ami affecta de me parler de toute autre chose que de ce qui le préoccupait. Ainsi le soir arriva. J’étais tout étonné de voir le reporter ne prendre aucune de ces dispositions auxquelles je m’attendais. Je lui en fis la remarque, quand, la nuit venue, nous nous trouvâmes dans sa chambre. Il me répondit que toutes ses dispositions étaient déjà prises et que l’assassin ne pouvait, cette fois, lui échapper. Comme j’émettais quelque doute, lui rappelant la disparition de l’homme dans la galerie, et faisant entendre que le même fait pourrait se renouveler, il répliqua : « qu’il l’espérait bien, et que c’est tout ce qu’il désirait cette nuit-là. » Je n’insistais point, sachant par expérience combien mon insistance eût été vaine et déplacée. Il me confia que, depuis le commencement du jour, par son soin et ceux des concierges, le château était surveillé de telle sorte que personne ne pût en approcher sans qu’il en fût averti ; et que, dans le cas où personne ne viendrait du dehors, il était bien tranquille sur tout ce qui pouvait concerner « ceux du dedans ».
Il était alors six heures et demie, à la montre qu’il tira de son gousset ; il se leva, me fit signe de le suivre et, sans prendre aucune précaution, sans même essayer d’atténuer le bruit de ses pas, sans me recommander le silence, il me conduisit à travers la galerie ; nous atteignîmes la galerie droite, et nous la suivîmes jusqu’au palier de l’escalier que nous traversâmes. Nous avons alors continué notre marche dans la galerie, « aile gauche », passant devant l’appartement du professeur Stangerson. À l’extrémité de cette galerie, avant d’arriver au donjon, se trouvait une pièce qui était la chambre occupée par Arthur Rance. Nous savions cela parce que nous avions vu, à midi, l’Américain à la fenêtre de cette chambre qui donnait sur la cour d’honneur. La porte de cette chambre était dans le travers de la galerie, puisque la chambre barrait et terminait la galerie de ce côté. En somme, la porte de cette chambre était juste en face de la fenêtre « est » qui se trouvait à l’extrémité de l’autre galerie droite, aile droite, là où, précédemment, Rouletabille avait placé le père Jacques. Quand on tournait le dos à cette porte, c’est-à-dire quand on sortait de cette chambre, « on voyait toute la galerie » en enfilade : aile gauche, palier et aile droite. Il n’y avait, naturellement, que la galerie tournante de l’aile droite que l’on ne voyait point.
« Cette galerie tournante, dit Rouletabille, je me la réserve. Vous, quand je vous en prierai, vous viendrez vous installer ici. »
Et il me fit entrer dans un petit cabinet noir triangulaire, pris sur la galerie et situé de biais, à gauche de la porte de la chambre d’Arthur Rance. De ce recoin, je pouvais voir tout ce qui se passait dans la galerie aussi facilement que si j’avais été devant la porte d’Arthur Rance, et je pouvais également surveiller la porte même de l’Américain. La porte de ce cabinet, qui devait être mon lieu d’observation, était garnie de carreaux non dépolis. Il faisait clair dans la galerie où toutes les lampes étaient allumées ; il faisait noir dans le cabinet. C’était là un poste de choix pour un espion.
Car que faisais-je, là, sinon un métier d’espion ? de bas policier ? J’y répugnais certainement ; et, outre mes instincts naturels, n’y avait-il pas la dignité de ma profession qui s’opposait à un pareil avatar ? En vérité, si mon bâtonnier me voyait ! si l’on apprenait ma conduite, au Palais, que dirait le Conseil de l’Ordre ? Rouletabille, lui, ne soupçonnait même pas qu’il pouvait me venir à l’idée de lui refuser le service qu’il me demandait, et, de fait, je ne le lui refusai point : d’abord parce que j’eusse craint de passer à ses yeux pour un lâche ; ensuite parce que je réfléchis que je pouvais toujours prétendre qu’il m’était loisible de chercher partout la vérité en amateur ; enfin, parce qu’il était trop tard pour me tirer de là. Que n’avais-je eu ces scrupules plus tôt ? Pourquoi ne les avais-je pas eus ? Parce que ma curiosité était plus forte que tout. Encore, je pouvais dire que j’allais contribuer à sauver la vie d’une femme ; et il n’est point de règlements professionnels qui puissent interdire un aussi généreux dessein.
Nous revînmes à travers la galerie. Comme nous arrivions en face de l’appartement de Mlle Stangerson, la porte du salon s’ouvrit, poussée par le maître d’hôtel qui faisait le service du dîner (M. Stangerson dînait avec sa fille dans le salon du premier étage, depuis trois jours), et, comme la porte était restée entr’ouverte, nous vîmes parfaitement Mlle Stangerson qui, profitant de l’absence du domestique et de ce que son père était baissé, ramassant un objet qu’elle venait de faire tomber, « versait hâtivement le contenu d’une fiole dans le verre de M. Stangerson… ».