Cinq minutes plus tard, Joseph Rouletabille se penchait sur les empreintes de pas découvertes dans le parc, sous la fenêtre même du vestibule, quand un homme, qui devait être un serviteur du château, vint à nous à grandes enjambées, et cria à M. Robert Darzac qui descendait du pavillon :
« Vous savez, monsieur Robert, que le juge d’instruction est en train d’interroger mademoiselle. »
M. Robert Darzac nous jeta aussitôt une vague excuse et se prit à courir dans la direction du château ; l’homme courut derrière lui.
« Si le cadavre parle, fis-je, cela va devenir intéressant.
— Il faut savoir, dit mon ami. Allons au château. »
Et il m’entraîna. Mais, au château, un gendarme placé dans le vestibule nous interdit l’accès de l’escalier du premier étage. Nous dûmes attendre.
Pendant ce temps-là, voici ce qui se passait dans la chambre de la victime. Le médecin de la famille, trouvant que Mlle Stangerson allait beaucoup mieux, mais craignant une rechute fatale qui ne permettrait plus de l’interroger, avait cru de son devoir d’avertir le juge d’instruction… et celui-ci avait résolu de procéder immédiatement à un bref interrogatoire. À cet interrogatoire assistèrent M. de Marquet, le greffier, M. Stangerson, le médecin. Je me suis procuré plus tard, au moment du procès, le texte de cet interrogatoire. Le voici, dans toute sa sécheresse juridique :
Demande. — « Sans trop vous fatiguer, êtes-vous capable, mademoiselle, de nous donner quelques détails nécessaires sur l’affreux attentat dont vous avez été victime ?
Réponse. — Je me sens beaucoup mieux, monsieur, et je vais vous dire ce que je sais. Quand j’ai pénétré dans ma chambre, je ne me suis aperçue de rien d’anormal.
D. — Pardon, mademoiselle, si vous me le permettez, je vais vous poser des questions et vous y répondrez. Cela vous fatiguera moins qu’un long récit.
R. — Faites, monsieur.
D. — Quel fut ce jour-là l’emploi de votre journée ? Je le désirerais aussi précis, aussi méticuleux que possible. Je voudrais, mademoiselle, suivre tous vos gestes, ce jour-là, si ce n’est point trop vous demander.
R. — Je me suis levée tard, à dix heures, car mon père et moi nous étions rentrés tard dans la nuit, ayant assisté au dîner et à la réception offerts par le président de la République, en l’honneur des délégués de l’Académie des sciences de Philadelphie. Quand je suis sortie de ma chambre, à dix heures et demie, mon père était déjà au travail dans le laboratoire. Nous avons travaillé ensemble jusqu’à midi ; nous avons fait une promenade d’une demi-heure dans le parc ; nous avons déjeuné au château. Une demi-heure de promenade, jusqu’à une heure et demie, comme tous les jours. Puis, mon père et moi, nous retournons au laboratoire. Là, nous trouvons ma femme de chambre qui vient de faire ma chambre. J’entre dans la “Chambre Jaune” pour donner quelques ordres sans importance à cette domestique qui quitte le pavillon aussitôt et je me remets au travail avec mon père. À cinq heures, nous quittons le pavillon pour une nouvelle promenade et le thé.
D. — Au moment de sortir, à cinq heures, êtes-vous entrée dans votre chambre ?
R. — Non, monsieur, c’est mon père qui est entré dans ma chambre, pour y chercher, sur ma prière, mon chapeau.
D. — Et il n’y a rien vu de suspect ?
M. Stangerson. — Évidemment non, monsieur.
D. — Du reste, il est à peu près sûr que l’assassin n’était pas encore sous le lit, à ce moment-là. Quand vous êtes partie, la porte de la chambre n’avait pas été fermée à clef ?
Mlle Stangerson. — Non. Nous n’avions aucune raison pour cela…
D. — Vous avez été combien de temps partis du pavillon à ce moment-là, M. Stangerson et vous ?
R. — Une heure environ.
D. — C’est pendant cette heure-là, sans doute, que l’assassin s’est introduit dans le pavillon. Mais comment ? On ne le sait pas. On trouve bien, dans le parc, des traces de pas “qui s’en vont” de la fenêtre du vestibule, on n’en trouve point qui “y viennent”. Aviez-vous remarqué que la fenêtre du vestibule fût ouverte quand vous êtes sortie ?
R. — Je ne m’en souviens pas.
M. Stangerson. — Elle était fermée.
D. — Et quand vous êtes rentrés ?
Mlle Stangerson. — Je n’ai pas fait attention.
M. Stangerson. — “Elle était encore fermée…” je m’en souviens très bien, car, en rentrant, j’ai dit tout haut : “Vraiment, pendant notre absence, le père Jacques aurait pu ouvrir !… »
D. — Étrange ! Étrange ! rappelez-vous, monsieur Stangerson, que le père Jacques, en votre absence, et avant de sortir, l’avait ouverte. Vous êtes donc rentrés à six heures dans le laboratoire et vous vous êtes remis au travail ?
Mlle Stangerson. — Oui, monsieur.
D. — Et vous n’avez plus quitté le laboratoire depuis cette heure-là jusqu’au moment où vous êtes entrée dans votre chambre ?
M. Stangerson. — Ni ma fille, ni moi, monsieur. Nous avions un travail tellement pressé que nous ne perdions pas une minute. C’est à ce point que nous négligions toute autre chose.
D. — Vous avez dîné dans le laboratoire ?
R. — Oui, pour la même raison.
D. — Avez-vous coutume de dîner dans le laboratoire ?
R. — Nous y dînons rarement.
D. — L’assassin ne pouvait pas savoir que vous dîneriez, ce soir-là, dans le laboratoire ?
M. Stangerson. — Je ne pense pas… C’est dans le temps que nous revenions, vers six heures, au pavillon, que je pris cette résolution de dîner dans le laboratoire, ma fille et moi. À ce moment, nous fûmes abordé par mon garde qui me retint un instant pour me demander de l’accompagner dans une tournée urgente du côté des bois dont j’avais décidé la coupe. Je ne le pouvais point et remis au lendemain cette besogne, et je priai alors le garde, puisqu’il passait par le château, d’avertir le maître d’hôtel que nous dînerions dans le laboratoire. Le garde me quitta, allant faire ma commission, et je rejoignis ma fille à laquelle j’avais remis la clef du pavillon et qui l’avait laissée sur la porte à l’extérieur. Ma fille était déjà au travail.
D. — À quelle heure, mademoiselle, avez-vous pénétré dans votre chambre pendant que votre père continuait à travailler ?
Mlle Stangerson. — À minuit.
D. — Le père Jacques était entré dans le courant de la soirée dans la “Chambre Jaune” ?
R. — Pour fermer les volets et allumer la veilleuse, comme chaque soir…
D. — Il n’a rien remarqué de suspect ?
R. — Il nous l’aurait dit. Le père Jacques est un brave homme qui m’aime beaucoup.
D. — Vous affirmez, monsieur Stangerson, que le père Jacques, ensuite, n’a pas quitté le laboratoire ? Qu’il est resté tout le temps avec vous ?
M. Stangerson. — J’en suis sûr. Je n’ai aucun soupçon de ce côté.
D. — Mademoiselle, quand vous avez pénétré dans votre chambre, vous avez immédiatement fermé votre porte à clef et au verrou ? Voilà bien des précautions, sachant que votre père et votre serviteur sont là. Que craigniez-vous ?
R. — Mon père n’allait pas tarder à rentrer au château, et le père Jacques, à aller se coucher. Et puis, en effet, je craignais quelque chose.
D. — Vous craigniez si bien quelque chose que vous avez emprunté le revolver du père Jacques sans le lui dire ?
R. — C’est vrai, je ne voulais effrayer personne, d’autant plus que mes craintes pouvaient être tout à fait puériles.
D. — Et que craigniez-vous donc ?
R. — Je ne saurais au juste vous le dire ; depuis plusieurs nuits, il me semblait entendre dans le parc et hors du parc, autour du pavillon, des bruits insolites, quelquefois des pas, des craquements de branches. La nuit qui a précédé l’attentat, nuit où je ne me suis pas couchée avant trois heures du matin, à notre retour de l’Élysée, je suis restée un instant à ma fenêtre et j’ai bien cru voir des ombres ?
D. — Combien d’ombres ?
R. — Deux ombres qui tournaient autour de l’étang… puis la lune s’est cachée et je n’ai plus rien vu. À cette époque de la saison, tous les ans, j’ai déjà réintégré mon appartement du château où je reprends mes habitudes d’hiver ; mais, cette année, je m’étais dit que je ne quitterais le pavillon que lorsque mon père aurait terminé, pour l’Académie des sciences, le résumé de ses travaux sur “la Dissociation de la matière”. Je ne voulais pas que cette œuvre considérable, qui allait être achevée dans quelques jours, fût troublée par un changement quelconque dans nos habitudes immédiates. Vous comprendrez que je n’aie point voulu parler à mon père de mes craintes enfantines et que je les aie tues au père Jacques qui n’aurait pu tenir sa langue. Quoi qu’il en soit, comme je savais que le père Jacques avait un revolver dans le tiroir de sa table de nuit, je profitai d’un moment où le bonhomme s’absenta dans la journée pour monter rapidement dans son grenier et emporter son arme que je glissai dans le tiroir de ma table de nuit, à moi.
D. — Vous ne vous connaissez pas d’ennemis ?
R. — Aucun.
D. — Vous comprendrez, mademoiselle, que ces précautions exceptionnelles sont faites pour surprendre.
M. Stangerson. — Évidemment, mon enfant, voilà des précautions bien surprenantes.
R. — Non ; je vous dis que, depuis deux nuits, je n’étais pas tranquille, mais pas tranquille du tout.
M. Stangerson. — Tu aurais dû me parler de cela. Tu es impardonnable. Nous aurions évité un malheur !
D. — La porte de la “Chambre Jaune” fermée, mademoiselle, vous vous couchez ?
R. — Oui, et, très fatiguée, je dors tout de suite.
D. — La veilleuse était restée allumée ?
R. — Oui ; mais elle répand une très faible clarté…
D. — Alors, mademoiselle, dites ce qui est arrivé ?
R. — Je ne sais s’il y avait longtemps que je dormais, mais soudain je me réveille… Je poussai un grand cri…
M. Stangerson. — Oui, un cri horrible… À l’assassin ! … Je l’ai encore dans les oreilles…
D. — Vous poussez un grand cri ?
R. — Un homme était dans ma chambre. Il se précipitait sur moi, me mettait la main à la gorge, essayait de m’étrangler. J’étouffais déjà ; tout à coup, ma main, dans le tiroir entr’ouvert de ma table de nuit, parvint à saisir le revolver que j’y avais déposé et qui était prêt à tirer. À ce moment, l’homme me fit rouler à bas de mon lit et brandit sur ma tête une espèce de masse. Mais j’avais tiré. Aussitôt, je me sentis frappée par un grand coup, un coup terrible à la tête. Tout ceci, monsieur le juge, fut plus rapide que je ne le pourrais dire, et je ne sais plus rien.
D. — Plus rien ! … Vous n’avez pas une idée de la façon dont l’assassin a pu s’échapper de votre chambre ?
R. — Aucune idée… Je ne sais plus rien. On ne sait pas ce qui se passe autour de soi quand on est morte !
D. — Cet homme était-il grand ou petit ?
R. — Je n’ai vu qu’une ombre qui m’a paru formidable…
D. — Vous ne pouvez nous donner aucune indication ?
R. — Monsieur, je ne sais plus rien ; un homme s’est rué sur moi, j’ai tiré sur lui… Je ne sais plus rien… »
Ici se termine l’interrogatoire de Mlle Stangerson. Joseph Rouletabille attendit patiemment M. Robert Darzac. Celui-ci ne tarda pas à apparaître.
Dans une pièce voisine de la chambre de Mlle Stangerson, il avait écouté l’interrogatoire et venait le rapporter à notre ami avec une grande exactitude, une grande mémoire, et une docilité qui me surprit encore. Grâce aux notes hâtives qu’il avait prises au crayon, il put reproduire presque textuellement les demandes et les réponses.
En vérité, M. Darzac avait l’air d’être le secrétaire de mon jeune ami et agissait en tout comme quelqu’un qui n’a rien à lui refuser ; mieux encore, quelqu’un « qui aurait travaillé pour lui ».
Le fait de la « fenêtre fermée » frappa beaucoup le reporter comme il avait frappé le juge d’instruction. En outre, Rouletabille demanda à M. Darzac de lui répéter encore l’emploi du temps de M. et Mlle Stangerson le jour du drame, tel que Mlle et M. Stangerson l’avaient établi devant le juge. La circonstance du dîner dans le laboratoire sembla l’intéresser au plus haut point et il se fit redire deux fois, pour en être plus sûr, que, seul, le garde savait que le professeur et sa fille dînaient dans le laboratoire, et de quelle sorte le garde l’avait su.
Quand M. Darzac se fut tu, je dis :
« Voilà un interrogatoire qui ne fait pas avancer beaucoup le problème.
— Il le recule, obtempéra M. Darzac.
— Il l’éclaire », fit, pensif, Rouletabille.