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"En sécurité chez Mémé" Insertion dans "Ambre gris"

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       Je m’y sentais en sécurité, chez Mémé, quand j’étais petit. Chaque jour y était pareil au précédent. Les soirs, à sept heures, dans le tiroir du meuble, sous la TV allumée, je prenais la nappe Vichy vert et blanc et je l’étendais, pliée en deux, sur la toile cirée qui recouvrait, pour la protéger, la belle table du séjour. Philippe m’aidait parce qu’elle était grande quand même cette nappe pour mes petits bras. Ensuite on dressait la table lui et moi, d’abord les assiettes blanches avec leur bord bleu pâle, puis les verres, pots de moutarde reconvertis, et enfin les couverts en inox. Alors, on s’installait à notre place, toujours la même, et on attendait le repas amené promptement par notre infatigable grand-mère. Bobonne, la mère de notre grand-mère, installée en retrait dans son fauteuil, commentait tout bas, en sifflotant, la coupe de cheveux, la cravate ou le par-dessus du monsieur derrière l’écran pendant que nous soupions devant l'impénétrable journal télévisé. À peine avait-on avalé notre dernière bouchée que notre Mémé embarquait le tout pour faire illico la vaisselle dans la cuisine à côté, là où bobonne avait soupé seule, plus tôt. Elle prenait toujours son repas du soir seule plus tôt sans que j’aie jamais su pourquoi, sans que je ne l’aie jamais demandé non plus d’ailleurs. Donnant sur la cuisine, il y avait un passe-plat au-dessus du dressoir. On n’y a jamais passé aucun plat dans ce passe-plat. La seule utilité que je lui ai jamais vue était d’abriter la crèche à Noël avec la guirlande électrique verte, Marie, Joseph, l’âne, la vache et bien sûr le petit Jésus dans son petit panier. Je ne me rappelle pas si les rois mages étaient dans le décor, mais s’ils y étaient, ils y étaient chaque année, car chaque année était pareille à la précédente. Comme la neige est pareille à la neige, apaisante aussi parce qu'elle amortit les bruits de la ville. À sept heures trente, lorsque la speakerine apparaissait à côté d’une potiche sur son guéridon, Philippe et moi allions mettre notre pyjama et nous laver. Nous faisions notre toilette dans la salle de bains en faux carrelages turquoise comme les chats, la tête, les bras, sous les aisselles, le torse et puis c’est tout. Le bain, c’était uniquement le dimanche, invariablement le dimanche. Sans dérogation possible, c’était le dimanche que Philippe et moi, ensembles pour ne pas consommer trop d’eau parce qu’on était sur l’eau de pluie et il ne fallait pas tomber à court, nous nous récurions de la tête aux pieds. La veille, c’était le samedi. J’adorais le samedi, tout était permis et rien n’était obligé. On pouvait encore reporter les devoirs au lendemain et se coucher tard, après le film sur Bruxelles français. Louis de Funès, Bernard Blier, Lino Ventura, Bourvil, Jean-Paul Belmondo, Jean Gabin… des comédiens aussi inaltérables que le temps qui passait, sans à coups, sans ruptures, sans surprises.

Lorsque le dimanche matin finissait forcément par quand même survenir, c’était encore vivable, parce qu’il y aurait l’après-midi pour être triste à en pleurer. En attendant, après le déjeuner, munis chacun d’un cahier de brouillon et d’un crayon, mon frère et moi nous postions, dos tournés au passe-plat, face à la grande vitrine du living, nous choisissions une marque automobile et, à chaque passage d’une voiture portant notre emblème, on marquait un trait. Malgré la compétition, on se sentait dans un cocon parce que Philippe et moi, nous n’étions ni mauvais perdants ni mauvais gagnants. Et puis même, le dimanche en fin d’après-midi, quand je savais qu’il était trop tard pour faire bien mes devoirs et apprendre convenablement mes leçons, que j’étais triste à en pleurer et que je me rappelais mon affreux instituteur, Monsieur Stiévenart et sa voix de crécelle remplie de moqueries à mon encontre, même le dimanche en fin d’après-midi, il restait un petit quelque chose de réconfortant, l’absence de l'inconnu.

       Pourtant, sur les quelques centaines de mètres restant pour me rendre dans le petit bistrot discret choisi par Martine, c’est précisément vers cet inconnu même que, le cœur en joie, je m'élançais. Comme la chèvre de Monsieur Seguin, exaltée, sur la route qui la menait vers le haut de la montagne, ce samedi-là, je courais vers un jour qui durerait dix-sept mois, suivi d’une nuit de plus de quarante années, mais ça, je ne le savais évidemment pas. Je n’y pensais bien sûr pas en m’installant à la petite table du fond pour t’attendre, Martine, quand tu es apparue, lumineuse, dans une jupe violette que je découvrais. De ton regard un peu mécanique, tu m’as cherché en vain, tes yeux encore éblouis par le soleil du dehors. Moi, en revanche, je te voyais parfaitement, toi et aussi le petit paquet-cadeau que tu tenais contre ton minuscule sac à main. Pendant, ces quelques secondes, je ne t’ai pas lâchée des yeux, toi si belle qui me cherchais, moi, juste moi.


Publié le 03/01/2024 / 3 lectures
Commentaires
Publié le 06/01/2024
On appelle ces époques celles de l’insouciance et il est bon de plonger dans tes souvenirs pour découvrir ce qui t’as forgé, avec toujours, Martine pour faire entrer de simples instants de vie en des sommets d’éternité. C’est bien de l’écrire pour s’en souvenir comme au premier jours lorsque le temps troublera la mémoire. Merci pour le partage.
Publié le 05/04/2024
Le titre m'a attiré et j'ai eu envie d'en savoir plus. Je comprends mieux ce que vous vouliez dire par "j'écris chaud". C'était très plaisant à lire, j'aime beaucoup votre ton, à la fois enjoué, nostalgique et teinté d'ironie. Un texte bien écrit, touchant, fluide et plein d'entrain, qui m'a rappelé la douceur révolue de certains moments d'enfance. Merci et bravo !
Publié le 05/04/2024
Merci pour votre lecture qui m'a poussé à relire mon texte. Il a depuis été largement rectifié. C'est toujours triste et drôle de relire d'anciens textes. On voit des idées pas mal qu'on avait eues et des maladresses aussi qui nous avaient échappés. Ce texte, je l'avais écrit pour décrire davantage la maison de mon enfance dont je parle dans "Ambre Gris", le roman que je viens de terminer et qui existe aujourd'hui, depuis une semaine, en libraire.
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