Je viens de lire “Le diable par la queue” de Paul Auster, que je découvre avec la certitude que ses livres me croiseront à nouveau. D’emblée, Paul Auster a eu toute mon attention et m’a très rapidement conquis, tant par l’excellence de sa plume que par son témoignage sincère relatant une vie d'incertitudes.
Paul Auster revient tout d'abord sur son enfance, nous parle de ses parents très différents dans le rapport établi avec l’argent. D’un côté une mère consommatrice compulsive et de l’autre un père, économe et fervent défenseur de la sobriété et résistant à toute tentative de corruption du perfide capitalisme :
“Ma loyauté se partageait équitablement entre mes deux parents, et il ne fut jamais question pour moi de dresser ma tente dans un camp plutôt que dans l’autre. L’attitude de ma mère était plus séduisante, peut-être, du moins par l’amusement et l’excitation qu’elle provoquait, mais il y avait à l’obstination de mon père un côté qui me saisissait aussi, une impression d’expérience durement acquise et de savoir au cœur de ses convictions, une intégrité d’intention qui faisait de lui un homme qui jamais ne battait en retraite, pas même au risque de faire mauvais effet aux yeux des gens. Je trouvais cela admirable, et autant j’adorais ma ravissante mère au charme sans bornes pour sa façon d’éblouir le monde, autant j’adorais mon père pour sa capacité de résister à ce même monde. L’observer en action pouvait être insupportable — il semblait ne jamais se soucier de ce qu’on pensait de lui — mais c’était aussi instructif, et à la longue je pense avoir prêté à ces leçons une attention dont je n’étais pas conscient.”
Une admiration qui va se détourner au fil des années comme le raconte ce passage brillant de l’auteur qui exprime avec justesse les bouleversements intérieurs lorsque point les précoces remises en question :
“Peu à peu, je me suis mis à tourner le dos à mes parents. Ce n’était pas que je commençais à les aimer moins, mais que le monde d’où ils venaient ne me faisait plus l’effet d’un endroit où il fit si bon vivre. J’avais dix, onze, douze ans, et déjà je devenais un émigré intérieur, un exilé dans ma maison.”
Et c’est dans cette complexité familiale que Paul Auster dresse un portrait sans concession de l’ogre vert insatiable :
Le capitalisme américain a engendré l’un des moments les plus prospères de l’histoire humaine. Il a produit des quantités inouïes de voitures, de légumes surgelés et de shampooings miracles, et pourtant Eisenhower était président et le pays entier avait été transformé en une gigantesque publicité télévisée, une incessante exhortation à acheter plus, à fabriquer plus, à dépenser plus, à danser autour de l’arbre à dollars jusqu’à tomber raide mort de pure frénésie à force de tenter de garder la cadence. »
L'argent comme moyen de subversion mais aussi force cynique de persuasion :
« L’argent parlait, et dans la mesure où on l’écoutait et où on se pliait à ses arguments, on apprenait à parler le langage de la vie. »
Érigé comme modèle de réussite et comme idéal, paré cependant de l’habit du mensonge et du paradoxe, car ce qui rend heureux est surtout une machine à broyer et à exclure qu’il convient de dénoncer :
Non, on n’était pas obligé d’avaler les dogmes qui nous étaient proposés. On pouvait leur résister, s’en moquer, les démasquer. La salubrité et la morne rectitude de la vie américaine n’étaient que de la frime, une campagne publicitaire à demi convaincue. Dès l’instant où l’on commençait à examiner les faits, des contradictions sautaient aux yeux, des hypocrisies rampantes étaient exposées, toute une nouvelle manière de considérer les choses devenait possible. On nous avait appris à croire à « la liberté et la justice pour tous », mais en réalité la liberté et la justice étaient souvent brouillées. La poursuite de l’argent n’a rien à voir avec l’équité. Son moteur est le principe social du « chacun pour soi ».
Et c’est pourtant dans la brume épaisse de cette fumisterie idéologique que Paul Auster va faire une découverte qui va changer le cours de sa vie, un autre idéal qui lui rassemble les âmes de la meilleure des façons :
« À dix ans, je suis tombé par hasard sur un numéro de Mad Magazine chez un marchand de bonbons à Irvington, dans le New Jersey, et je me souviens du plaisir intense, de la stupéfaction que j’ai ressentis à la lecture de ces pages. Elles m’apprenaient que j’avais des âmes sœurs en ce monde, que d’autres avaient déjà déverrouillé les portes que j’essayais d’ouvrir. »
Une révélation qui va le conduire vers l’exigence des lettres et la quête de singularité : être une voix à part entière, forgée par une remise en cause de tous les instants :
« Il ne me semblait pas bien, en principe, qu’un écrivain se réfugie dans une université, s’entoure de trop de gens aux idées semblables aux siennes, s’installe dans trop de confort. Le risque était l’autosatisfaction, et ça, une fois qu’un écrivain y cède, autant dire qu’il est perdu. »
Et dès lors, c’est une vie de labeur danq laquelle va plonger l’écrivain. Une course obsessionnelle qui le conduira à la lisière du possible en acceptant les compromis les plus ténus, rognant sur toutes les dignités en une ligne de flottaison précaire, paumée dans un océan d’adversité. Un récit vivant et touchant tant la croyance de Paul Auster en une destinée littéraire va l’emmener par delà les océans (nottament dans la matrice capitaliste d'un pétrolier Shell),puis dans une mobilité continue à la recherche d’un équilibre basé sur deux notions incontournables :
« comment réconcilier les besoins du corps et les besoins de l’âme. Les termes de l’équation restaient les mêmes : le temps d’une part, l’argent de l’autre. (…) J’avais trop misé sur le temps et pas assez sur l’argent, et le résultat était qu’à présent je n’avais plus ni l’un, ni l’autre. »
Une lente descente aux enfers entrecoupée d'amour et de passions comme la France où il résidera plusieurs années, d’amis et de personnes qui croient en vous et vous raccrochent tour à tour à cette fichue ligne de flottaison qui ne garantit jamais rien durablement mais qui a le mérite d'offrir du sursis.
Son récit m’a fait penser à bien d’autres écrivains dont Daniel Keyes lut récemment qui ont également mené le diable par la queue, avec un point que je leur trouve commun et héroïque : l’intime conviction qu’ils ne doivent jamais brader une once de leur idéal, ni renoncer, combien même l'espoir flirte avec le précipice… une leçon d’humilité et de résilience portée par la plume introspective et affûtée de Paul Auster que je vous recommande.