Après "Votre cerveau vous joue des tours", l’envie m’a pris de m’en servir un peu plus en explorant le passionnant « Justice » de Michael J.Sandel, qui avant d’être un auteur est un prof de philosophie politique de Harvard ; et conférencier émérite dont The Guardian dit qu’il est « Une légende des salles de conférences, le maître des grandes questions », rien que ça.
C’est donc très enthousiaste que j’ai entamé cette nouvelle lecture. Et d’emblée je fais face à des situations provocantes et pourtant bien réelles qui me font rentrer dans le vif du sujet avec notamment le cas de commerçants n’hésitant pas à vendre 10 dollars le sac de glaçons qui en vaut 2 au mois d’août… juste après le passage d’un ouragan où les personnes ont tout perdu. Ou encore 160 dollars le motel contre 40 dollars normalement… et dans un pays aussi libéral que les États-Unis, on s’aperçoit vite que les arguments visant à créditer et normaliser cette situation (comme bien d’autres tout aussi injustes) ne manquent pas.
Et c’est précisément tout ce qui passionne du début à la fin dans ce livre, découvrir que tout est discutable et qu’en matière de pensée tout est défendable à partir du moment où c’est argumenté. Et puisqu’il est question de justice, tous les points de vue méritent audience. Et c’est tout l’art et le talent de Monsieur Sandel : savoir s’appuyer sur des sujets qui passionnent pour nous présenter différents courants de pensée qui visent à mieux comprendre ce qu’il y a derrière la justice et son trépied qui la fait tenir selon lui debout, à savoir : la maximisation du bien-être, le respect des libertés et le sens de la vertu.
C’est ainsi que l’on prend le temps d’étudier de façon ludique les courants de pensée qu’est l’utilitarisme, soutenu par Jérémy Bentham et John Stuart Mill que l’on peut résumer ainsi : faire que la justice puisse faire « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Que l’on prend le temps de s’attarder également sur le courant libertarien qui revient le vent en poupe ces derniers temps. Mais aussi l’opportunité de revenir sur nos illustres penseurs : qu’il soit antique avec Aristote, du siècle dernier avec Kant mais aussi de découvrir les travaux de John Locke, David Hume ou encore l’incontournable John Rowls.
Une lecture passionnante et à la portée de tout un chacun, je m’y suis retrouvé sans jamais n’avoir fait de Philosophie, et je dois dire que ce livre est d’autant plus une réussite qu’il m’a donné l’envie de me plonger dans d'autres ouvrages philosophiques de référence pour poursuivre certains cheminements et explorer de nouvelles notions.
Ce livre permet aussi de s’apercevoir qu’au pays de l’argent roi, plus aucune limite ne semble se poser face à la décence, jusqu’à découvrir que Philippe Morris a réalisé une étude défendant l'idee que les morts causés par l'industrie du tabac étaient rentables puisque cela représente 147 millions d’économies sur les fumeurs : soit 1227 euros par mort d’économisé (retraites, logement, coût santé autre que le cancer sur le long terme…
De découvrir que des golfeurs ont traîné en justice un handicapé qui souhaitait une voiture électrique pour se rendre d’un terrain à l’autre ; ou (encore dans le bon goût) d’exclure des Pom Pom Girls une jeune femme en fauteuil roulant qui pourtant soutenait de bien belle manière son équipe…
C’est parce que ces sujets soulèvent les passions, que l’on s’aperçoit que derrière, ce sont bien de réels enjeux qui se jouent et surtout, bien des représentations qui en découlent. De la nécessité donc de déconstruire chaque cas présenté, aussi provoquant soit-il pour mieux plonger dans les mots et leur signification mais aussi sens, apprendre à jongler avec les éléments qui constituent les débats jusqu’à traiter des thèmes aussi remuants que le mariage pour tous, l'armée ou encore le droit à l’avortement. Mieux appréhender les mécaniques qui font que ces thèmes importants de nos sociétés ne parviennent pas encore à trouver d’issues sereines et consenties par toutes et tous (le consentement est aussi un sujet important traité dans ce livre).
Je ne m’attendais pas à changer d’avis sur bien des sujets en lisant ce livre, et je ne me suis pas trompé. Mais j’y ai gagné en souplesse et surtout en mécanique de pensée (apprendre à apprendre). Un livre éclairant donc mais surtout une porte ouverte sur l’autre, quelque soit sa façon de pensée, souvent (quasiment toujours ?) alimentée par des émotions et une éducation. De prendre la mesure du défi qui se présente plus que jamais comme de plus en plus compliqué : mieux se comprendre et apprendre à faire consensus… ce qui m’a remis en tête cette citation de Martin Luther King qui me sert de conclusion : « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons tous mourir ensemble comme des idiots ».
PS : ce n'est pas la bonne couverture, j'ai lu la version éditée par Albin Michel.