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Des fleurs pour Algernon. Édition augmentée

De Daniel Keyes

Chroniqué par Léo
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Si vous n’avez jamais lu « Des fleurs pour Algernon » de Daniel Keyes, alors ne perdez pas un instant pour le lire. Mais attention, faites-le en prenant l’édition augmentée qui comprend l’autobiographie de l’auteur autour de cette œuvre, et en toute fin la nouvelle originelle avant qu’elle devienne le roman que vous aurez entre les mains. Car ces trois éléments s’enrichissent mutuellement et vont vous plonger dans une aventure littéraire hors du commun.

Le titre du roman coïncide à la toute fin du roman, rendant hommage à un personnage clé du roman qui est une souris sur laquelle une expérience est menée pour la rendre supérieurement intelligente ; et dont Charly Gordon, un simple d’esprit qui veut devenir plus intelligent, va lui emboîter le pas dans une expérimentation qui les lie scientifiquement et dramatiquement lorsqu’au pic du succès escompté, la souris va commencer à décliner… laissant présager qu’il en adviendra de même concernant Charlie.

Plus que de la Science-Fiction, c’est une profonde et touchante histoire pleine d’humanité à laquelle Daniel Keyes nous invite à prendre part. Car par son talent et dès le début, l’écrivain nous plonge dans l’esprit de Charlie ; et c’est à travers la pensée et l’intimité du personnage que l’on va gravir les échelons de la conscience, de la compréhension, des capacités et de la connaissance, non sans omettre de transiter par des émotions intenses, car devenir intelligent ne se fait pas sans conséquences…

C’est à travers les comptes-rendus dans lequel doit consigner toutes ses pensées Charlie que nous pénétrons l’œuvre de Keyes qui s’appuie sur l’orthographe, la grammaire et le vocabulaire pour permettre au lecteur de suivre de façon naturelle et presque en temps réel, l’évolution du personnage qui va confronter ses avancées dans celles de la souris prénommée Algernon qui a un temps d’avance dans l’expérimentation sur lui :

« Le Dr Strauss a dit que j'avait quelque chose qui été très bon. Il a dit que j'avez une bone motivacion. Je n'avait jamais su que j'avait ca. Ca m'a fait plésir quant il a dit que c'été pas tout ceux qui ont un Q.l. de 68 qui ont ce qu'il avez dit autant que moi. Je sait pas ce que cé ni ou je l'ai eu mais il a dit qu'Algernon l'avait ossi. La motivacion d'Algernon cé le fromage qu'ils mètent dans la boite. Mais ca peut pas ètre seulement ca pasque j'ai pas eu de fromage cete semène. »

 

Car Charlie est un esprit simple mais non pas dénué de bon sens, nourrit par un cœur bon et généreux. Et c’est en s’appropriant la grammaire et la ponctuation que j’ai pu découvrir pour la première fois dans ma lecture l’usage de deux points juste avant la clôture d’une parenthèse fermée, offrant la structure suivante que j’ai trouvé incroyable :

« - Excusez-moi ! fis-je, le souffle coupé. (Je refermai la porte, puis je criai de dehors :) Je suis votre voisin d'en face. »

 

« Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! » nous dirait Saint Matthieu, ce qui induit que l’intelligence sera source de bien des tracas, ce à quoi l’on prépare Charlie qui doit appréhender un tout autre monde dont certains versants sont aiguisés suffisamment pour amener à être blessé :

« il m'a expliqué combien il était important pour moi d'apprendre à me connaître de façon à comprendre mes problèmes. J'ai dit que je n'avais pas de problèmes.

 

Il a ri, puis il s'est levé de sa chaise et est allé à la fenêtre :

 — Plus tu deviendras intelligent, plus tu auras de problèmes, Charlie. Ta croissance mentale va dépasser ta croissance émotionnelle. Et je crois qu'à mesure que tu progresseras, tu découvriras beaucoup de choses dont tu voudras me parler. Je veux simplement que tu te souviennes que c'est ici que tu dois venir quand tu as besoin que l'on t'aide. »

 

Et c’est à travers l’expérience et les yeux de Charlie que l’on prend conscience de la brutalité du regard porté sur le handicap et sur la cruauté de bien des personnes et situations à l’encontre de ceux qui le portent. Ce livre nous fait réfléchir sur la dignité humaine, mais aussi sur la solitude, que l’on soit déficient mental mais aussi que l’on puisse être un génie :

« La bêtise, c'était d'essayer de résoudre le problème tout seul. Mais plus je m'emmêle dans la masse de mes rêves et de mes souvenirs, plus je m'aperçois que les problèmes émotionnels ne peuvent être résolus comme les problèmes intellectuels. C'est ce que j'ai découvert sur moi, la nuit dernière. Je me disais que j'errais comme une âme en peine, puis j'ai vu que j'étais en peine »

 

Au delà d’une quête pour l’intelligence, c’est une toute autre course contre la montre qui s’amorce : celle de mettre à jour les vérités sur des états, des solutions sur des enjeux, de l’ordre et de la paix dans son passé et sa vie, dans son âme avant de ne plus pouvoir le faire.

Il est une seule question qui a permis à Daniel Keyes d’écrire ce livre : « qu’arriverait-il si… ? » et c’est précisément cette question que l’on a en tête au fur et à mesure que l’on avance dans le récit, la mère de toutes les questions lorsque l’on est écrivain, et à bien y réfléchir lorsque l’on souhaite réinventer sa vie…

Je vous parlais de d’une aventure littéraire hors du commun, parce que pour que ce roman le devienne il a fallu la naissance d’un écrivain, qui a fait de cet ouvrage le cœur de sa métamorphose. Car Daniel Keyes a pris tous les risques pour que cette transformation puisse aboutir à la consécration de toute une vie.

C’est tout l’objet de « Algernon, Charlie et moi, trajectoire d’un écrivain » en seconde partie de l’ouvrage. Daniel Keyes a fait de la littérature un objectif de tous les instants après avoir été dans la marine marchande. Et l’on y découvre de nombreux enseignements qui ont doté l’écrivain d’une plus grande technique :

« Grâce à Hemingway, j'ai appris à faire des phrases simples et déclaratives, sans figures de rhétorique, dans le style transparent et réaliste que lui avait enseigné Mark Twain. Selon Hemingway, Huckleberry Finn est le livre dont découle toute la littérature de fiction américaine; et je crois que c'est le poète Archibald MacLeish qui disait que Hemingway avait créé « un style pour son époque », en jouant sur le titre du premier recueil de nouvelles de Hemingway, intitulé De nos jours.

Faulkner m'a montré comment briser ces chaînes et me libérer pour écrire de longues phrases complexes et des paragraphes entiers entre parenthèses, en utilisant souvent un langage imagé qui s'épanouit en métaphore. »

 

D’apprendre comment engager une dynamique d’écriture prolifique :

« Il se fait tard, mais malgré la fatigue je tiens quand même à continuer, à arriver au bout. Pourtant, Hemingway nous a appris ceci dans ses Mémoires posthumes, Paris est une fête: quand on a accompli une chose et qu'on sait ce qui va se produire ensuite, il est nécessaire de s'arrêter, de la sortir de son esprit - autrement dit, de la ranger dans son inconscient - et de la laisser tranquille. J'ai toujours pensé qu'il avait appris cela de Mark Twain, selon lequel il est nécessaire de laisser la pompe à écriture amorcée, afin qu'elle démarre plus facilement quand on s'y remettra le lendemain. »

 

De la nécessité de nettoyer sans regret ce qui doit l’être :

« pour bien écrire, il faut secouer chaque feuillet pour faire tomber tous les mots et les phrases inutiles.

- Le style de Hemingway.

- Exactement. Hem a dit un jour que si vous ignorez quelque chose, cela laisse un trou dans votre travail.

Mais si vous le savez et que vous vous en débarrassez,

le résultat est plus solide.

- Et c'est comme cela qu'il a réussi, en époussetant le superflu. »

 

De beaucoup lire pour mieux écrire et comprendre ce qu’est le style :

« Erisman a levé les sourcils. - Dites à votre auteur en herbe de lire Mon vieux, à propos des courses, et L'heure triomphale de Francis Macomber, sur la chasse au lion, ou Cinquante mille dollars, sur le milieu de la boxe. Et aussi un des meilleurs romans, Le soleil se lève aussi, avec la scène incroyable qui décrit la course de taureaux à Pampelune, et puis Le vieil homme et la mer, qui évoque la pêche en eau profonde.

⁃   Eh bien, je n'ai jamais pensé à ces récits comme à des fictions commerciales? Nous parlons de style, Dan. Et pour connaître le style le plus pur, qui lui a valu le prix Nobel de littérature, lisez... pardon, dites à votre jeune auteur de lire Les tueurs et Un endroit propre et bien éclairé. »

De la part de soi que l’on peut donner à ses personnages :

« Lorsqu'on demanda à Flaubert comment il avait pu imaginer et décrire des situations à travers l'esprit d'une femme dans Madame Bovary, il répondit: « Madame Bovary, c'est moi!» Dans ce sens, j'ai donné à Charlie Gordon une partie de moi-même, et je suis devenu une partie de ce personnage. »

De comment on fait face à une créativité (un peu trop) débordante :

« Je m'étais déjà accoutumé à ces petits tours que peut jouer l'esprit d'un auteur. On est là, en train d'écrire, d'avancer tranquillement, et l'on est saisi par une autre idée que l'on trouve meilleure. Elle est si intense qu'elle demande à être écrite sur-le champ, mais dès qu'on a commencé on est assailli par une autre idée, et puis par une autre, et avant même de s'en rendre compte on se retrouve avec une pile de textes inachevés. Comment je le sais?

Parce que j'en ai des douzaines. Ces récits sont-ils définitivement abandonnés, ou dorment-ils seulement dans ma cave mentale? Je l'ignore jusqu'au moment où j'essaie de les ranimer. »

Et à tous les auteurs qui ne souhaitent pas retoucher leurs écrits, le témoignage besogneux de Daniel Keyes à ce sujet :

« C'est ainsi que je me suis remis au travail, tout en me disant que je devais être fou de procéder à autant de révisions et de réécritures. Puis je me suis remémoré un passage des Mémoires de Sherwood Anderson que j'avais souvent cité aux étudiants qui râlaient de devoir retravailler leurs textes: « Qu'elle soit longue ou courte, j'ai bien rarement achevé une histoire sans avoir à la réécrire plusieurs fois. Certaines de mes nouvelles m'ont pris une dizaine ou une douzaine d'années. »

L’opportunité de découvrir également les dessous d’une oeuvre qui va être portée à l’écran et en comédie musicale. De découvrir les arcanes et les autres faits qui ont permis que ce livre puisse se propager à des millions d’exemplaires à travers le monde.

« Des Fleurs pour Algernon » en édition augmentée de Daniel Keyes est un témoignage pétri d’humanité et d’amour des Lettres. Ce sont des murmures de personnages et d’auteurs que vous n’oublierez plus jamais… et une ultime question qui ne vous laissera plus jamais tranquille et vous écartera à tout jamais de la page blanche si vous êtes auteur : « qu’arriverait-il si… ? »

 


Publié le 11/10/2025
Commentaires
Publié le 11/10/2025
Merci Léo pour cette analyse de lecture qui me donne vraiment envie de découvrir ce livre et cette profonde réflexion autour de l'écriture et de son mécanisme. Encore une perle que tu nous offres et que tu présentes scintillantes à nos esprits. Merci de tout cœur, je vais lire Daniel Keyes dès que je le peux. Cordialement, Francis-Etienne.
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