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Une histoire de fous

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Francfort-sur-le Main, le 25 novembre 1901.

 

 

Ce matin-là, la ville toute entière était noyée dans un brouillard aussi épais qu'une purée de pois cassés à l'ancienne. On pressentait les choses davantage qu'on ne les voyait vraiment. Machinalement, il essuya ses bésicles comme s'il devait ainsi mieux voir. Usant de sa canne à pommeau d'argent comme d'un balancier, il traversa d'un bon pas la place du Römerberg. Dans cette écharpe cotonneuse, c'est à peine si l'on distinguait l'hôtel de ville pourtant si proche et la fontaine au milieu de la place, dont la statue tend désespérément son bras vers l'infini. Francfort semblait profondément endormie et les rues étaient totalement désertes.

 

            Les arbres ressemblaient à des ectoplasmes à moitié engloutis par des sables mouvants, tendant leurs bras implorants vers le ciel. Le sielence qui régnait était impressionnant – la ville lui semblait comme vidée de sa substance. Il n'entendait que le bruit des talons de ses chaussures ferrées qui ressemblait au tic-tac d'un compte à rebours vers le néant.

 

           Les murs des maisons bourgeoises en pierre grise l'escortaient sur son chemin comme les parois d'un labyrinthe refermant son piège sur lui et leurs fenêtres semblables à des yeux inquisiteurs qui le dévisageaient effrontément. Sans trop savoir pourquoi, Al frissonna et se hâta vers son travail. Tapi dans ce décor onirique, l'Alte Brücke, ce pont qu'on dirait tout droit sorti du moyen-âge, prenait des allures de vaisseau fantôme fendant l'écume des flots de son étrave de pierre.

 

           Il se sentait seul au monde à battre ainsi le pavé et, comme à chaque fois, cette pensée lui faisait infiniment plaisir avant de laisser place à l'angoisse et à son sempiternel sentiment de culpabilité. Car enfin, comment pouvait-il se sentir seul, libre et heureux, au point d'en oublier l'état de santé de sa chère Cécille qui empirait de jour en jour et ne lassait pas de l'inquiéter sincèrement au plus haut point. Les médicaments semblaient ne plus guère avoir d'effet sur elle, et il voyait bien qu'elle s'étiolait peu à peu comme une fleur sauvage oubliée dans un vase. Que diable pourrait-il faire sans elle, seul avec ses trois enfants. Cette perspective funeste le minait tellement que depuis plusieurs mois, il se jetait à corps perdu dans le travail, pour faire le vide dans sa tête à défaut de pouvoir le faire dans son cœur.

 

            Un rayon de soleil parvint alors à force d'obstination à trouer ce décor de guimauve. Sur le quai Mainkal, les effluves de viennoiseries, à peine sorties du four, qui s'exhalaient de la pâtisserie Adamsberg venaient titiller ses narines et mettaient subtilement à l'épreuve sa gourmandise naturelle. C'est à regret qu'il chassa de son esprit l'image tentante de croissants dorés croustillant sous la dent. Inutile de trouver d'autres moyens encore d'avoir mauvaise conscience.

 

          Devant les grilles de l'hôpital, le préposé à l'accueil, sanglé dans un uniforme flambant neuf un peu trop juste pour lui était visiblement préoccupé. Il faisait les cent pas et lorsqu'il vit Al, il sembla soulagé d'un immense fardeau qui pesait sur ses épaules :

   -  Bonjour Herr Professor. Je vous attendais. Le docteur Sioli souhaite vous voir de toute urgence.

   -  Merci, Konrad…

   -  Werner, docteur, Werner. Le docteur vous attend dans son bureau en compagnie du docteur Nissl…

           Une fois passé l'accueil, après la grande porte vitrée, le long couloir qui menait au bureau du Dr Sioli était imprégné d'un mélange d'odeurs prenantes de camphre et d'éther, de savon noir et d'encaustique, qui vous montait au nez – on aurait dit l'antichambre de la mort, en moins intime. C'est avec une légère appréhension qu'il frappa, poussa la lourde porte et entra.

 

   -  Ah, te voilà, Al. Frantz était justement en train de me parler d'un cas qu'il voudrait te soumettre sur le champ et qui est loin d'être banal. Le sujet est une femme de cinquante et un an qui s'appelle Auguste Deter. Nous n'allons pas te décrire sa symptomatologie mais te laisser plutôt la découvrir par toi-même. Tu verras, tu ne seras pas déçu du voyage et je te garantis que tu n'auras pas le loisir de t'ennuyer. Elle et son mari sont en ce moment dans la salle d'attente. Pour ta gouverne, avant de les faire entrer, sache que son mari Karl insiste pour la faire interner d'urgence, parce que, figure-toi, sa femme a essayé de lui trancher les testicules avec un sécateur pendant la nuit. Il s'en est fallu de peu, et le pauvre n'en peut plus de vivre dans la crainte d'une autre mésaventure – il tient beaucoup trop à ses bijoux de famille.

           Un coup discret frappé à la porte les interrompit. Madame Wurtz, la secrétaire du Dr Sioli, fit entrer le couple comme il en était convenu et se retira discrètement comme une culotte tachée.

 

           De prime abord, ce qui surprit les trois collègues fut l'extraordinaire différence d'apparence physique entre les époux. Karl Deter faisait penser à un zeppelin dans la force de l'âge, posé sur deux ergots ridiculement petits, se mouvant avec difficulté et transpirant d'abondance. Son visage évoquait un masque de cire qui en était encore à l'état d'ébauche, dont le nez et les yeux avaient déjà glissé sous l'effet de la chaleur, et sa bouche mince semblait le résultat d'un coup de serpe maladroit de la part d'un bucheron distrait. Sa voix était aigue et fluette comme celle d'un eunuque qui vient de réussir à l'examen d'entrée. Les grands gestes qu'il faisait, malgré ses bras courts, étaient drolatiques comme ceux d'un pantin dont le marionnettiste souffre de la maladie de Parkinson, façon sucrier au-dessus d'un bol de fraises.

 

             Sa femme était son contraire parfait, chétive et rabougrie comme un chef indien qui aurait laissé des plumes dans la bataille. Son visage était fripé comme une pomme au four, et sa peau parcheminée ressemblait à s'y méprendre au scrotum d'un individu qui a passé le weekend dans un bassin de décantation. Ses yeux, légèrement globuleux et désespérément vides, laissaient penser que l'eau et le gaz avaient été coupés depuis longtemps dans les étages supérieurs.

 

             Karl Deter avec force détails, expliqua alors, aux trois éminents professeurs l'enfer qu'était devenu sa vie – les objets disparus, détruits ou cachés dans des endroits improbables, les crises de colère ou de jalousie sans le moindre fondement, les accès de violence et d'autres aspects du comportement souvent totalement irrationnel de sa femme qui pouvait, en l'espace d'une minute, passer d'un calme olympien à la frénésie la plus totale.

 

               La nécessité d'un internement immédiat ne faisant aucun doute dans l'esprit des trois spécialistes, le professeur Sioli interrompit la longue litanie des griefs du mari, illustrés d'exemples étonnament tous centrés sur sa petite personne :

   -  Si vous en êtes d'accord, Monsieur Deter, mon collègue ici présent, qui est spécialiste de ce type de pathologie, va prendre immédiatement en charge votre femme, pendant que le Dr Nissl et moi-même allons vous expliquer comment les choses vont se passer, notamment en ce qui concerne les frais de prise en charge de l'hospitalisation, car je ne vous cache pas que ceux-ci sont conséquents.

             Al emmena Mme Deter jusqu'à son cabinet sans qu'elle ne manifeste la moindre réaction – elle le suivait docile comme un masochiste sous les coups de fouet tant attendus de sa dominatrice. L'infirmière, Éva Skramer, dont il appréciait le sérieux, la rigueur mais aussi le bustier généreux, conduisit la patiente derrière le paravent afin qu'elle quitte ses vêtements pour l'auscultation, pendant qu'Al couchait ses notes dans son précieux carnet qui ne le quittait jamais et qu'il tirait régulièrement de sa poche quand il était en veine d'inspiration.

 

             Tout à coup, Auguste, nue comme un ver, se mit à courir comme une folle dans toute la pièce, renversant tout sur son passage et hurlant qu'on voulait la tuer. Son corps cachectique était couvert de marques bleuâtres et de larges cicatrices. Ses seins pendaient comme des outres de vin largement entamées, et ses fesses flasques tombaient comme les bajoues d'un boxer.

 

           Sans la présence d'esprit d'Éva, les choses auraient pu tourner à la catastrophe – comme un rugbyman accro à la chlorophylle des stades, elle plaqua vigoureusement Auguste sur le plancher, quitte à imprimer ses traits en relief sur les lames de bois. De son bureau, Al regardait la scène avec l'air étrangement absent d'un pyromane à court d'allumettes, et semblait ne pas vouloir réagir.

   -  Docteur, que fait-on ?

   -  Oh, pardon, Elsie…

   -  Éva, docteur, Éva.  Que fait-on ?

   -  Installez Madame sur la table d'auscultation. Et s'il le faut, n'hésitez pas, attachez-la, dit-il avant de se replonger dans ses notes, s'interrompant régulièrement comme s'il cherchait l'inspiration ou fouillant dans les nombreuses poches de sa blouse blanche à la recherche d'un objet disparu.

Comme si rien ne s'était passé, Auguste était redevenue calme et tranquille – la crise était terminée, mais pour combien de temps ? elle regardait attentivement tout autour d'elle comme un matou sur le pas d'une porte qui se demande s'il va sortir ou non. Son visage n'exprimait aucune émotion particulière – elle aurait tout aussi bien pu être en train de trier des lentilles. L'examen médical fut de courte durée et Al nota soigneusement dans son carnet l'inventaire de ses blessures auto-infligées – un vrai catalogue professionnel pour sadique en mal d'imagination. Auguste était maintenant prostrée sur son fauteuil, l'œil aussi vif que celui d'un hareng saur empaillé.

   -  Comment vous appelez-vous ?

           Auguste tourna la tête dans sa direction, mit de l'ordre dans ses cheveux et lui sourit comme une jeune fille naïve dans un métro bondé qui réalise que ce n'est pas la barre de sécurité qu'elle vient de saisir. Il répéta sa question plus lentement.

   -  Quel est votre nom ?

   -  Auguste …oui, c'est cela, et ma sœur jumelle s'appelle Bertha.

   -  Mais, madame, selon les renseignements dont je dispose, vous n'avez pas de sœur.

   -  Je ne vous permets pas de plaisanter avec des choses aussi sérieuses que la famille. Vous n'êtes qu'un goujat sans une once de savoir-vivre. Où avez-vous donc été éduqué ?   -  Êtes-vous mariée ?

   -  Oh, je ne pense pas… Je ne crois pas. Puis une vision d'enfer sembla lui traverser l'esprit. Son visage s'empourpra et ses yeux se mirent à briller d'une lueur étrange et elle hurla : Quelle horreur ! Les hommes sont tous des bêtes lubriques assoiffées de sexe et ne pensant qu'à forniquer.

   -  Connaissez-vous cet homme, demanda Al en lui montrant une photo de son mari.

   -  Absolument pas, et c'est aussi bien pour moi, parce que ce type me paraît être un affreux pervers. On le voit dans son regard. C'est bizarre, il ressemble au mari de ma sœur jumelle, Greta.

   -  Comment s'appelle votre mari, Madame Deter ?

Il fallut répéter trois fois la question, car Auguste était "ailleurs".

   -  Mon époux…mon mari s'appelle Auguste, je crois.

              La conversation se poursuivit ainsi, chaotique et déconcertante pendant plus d'une demi-heure. Auguste alternait les phases de très vive excitation et celles d'apathie la plus complète. Al qui ne cessait de vouloir noter scrupuleusement questions et réponses dans son précieux carnet, lui demanda d'écrire une phrase dictée qu'il dut répéter dix fois, mais elle en fut incapable – les lettres refusaient de s'associer, du moins quand elle se souvenait de ce qu'elle devait écrire. Auguste était de plus en plus nerveuse et instable. Plus l'entretien durait, plus Auguste avait des difficultés à se concentrer et à s'exprimer clairement – le diagnostic de sénilité précoce se vérifiait dans toute son horreur. Il fallait agir.

   -  Nous allons préparer votre chambre, Madame.

   -  Mais je n'ai pas sommeil…

   -  Anna, prévenez le service de l'arrivée de Madame Deter.

   -  Éva, docteur, Éva.

   -  Oui, pardonnez-moi. Faîtes vite, Anna.

 

              Lorsque, quelques minutes plus tard, Éva revint dans le cabinet, Al s'empressa de lui dire :

   -  Restez auprès de Madame Deter en attendant les infirmières, vous voulez bien, Louise. Je vais aller prévenir son mari.

         Il se leva d'un bond, mais au lieu de quitter le cabinet, il se dirigea vers la table d'auscultation et se mit à ranger son matériel dans sa trousse de cuir noir après avoir nettoyé méticuleusement chaque objet – un manège qui dura quelques minutes, avant qu'il ne se décide enfin à partir, visiblement préoccupé. Éva, moqueuse, ne put s'empêcher de pouffer lorsqu'il poussa la porte au lieu de la tirer – la distraction légendaire de ces cerveaux de la médecine qui ont trop de choses en tête pour bien savoir toutes les gérer comme il se doit.

 

              Al était parti depuis quelques minutes lorsqu' Éva avisa le carnet que le docteur avait oublié, posé sur le bureau. Elle se rua à la porte, appela, mais le docteur était déjà trop loin pour l'entendre. Elle retourna dans le cabinet  afin de ne pas laisser Madame Deter trop longtemps seule et sans surveillance – il y allait de sa responsabilité. Pas de soucis de ce côté-là, Auguste dormait du sommeil du juste et ronflait aussi fort que tout un dortoir d'un asile de nuit, après une journée entière de bars parallèles.

 

             Curieuse comme une fouine qui a trouvé un hérisson endormi dans son propre terrier, Éva regarda de plus près le carnet à la reliure soignée et lut l'inscription en lettres fines et dorées qui figurait sur la jaquette :

 

Mémoires du Professeur Aloisius Alzheimer.

 

           Intriguée, elle l'ouvrit et se mit à le feuilleter – en fait de notes manuscrites, il ne contenait que des gribouillis illisibles et une énorme quantité de petits dessins, dont certains étaient d'une rare obscénité.

 

 


Publié le 31/10/2024 / 1 lecture
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