Un dimanche en 1972

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Elle est née le quatre novembre 1972, un samedi. Qu'est-ce que je faisais ce jour-là ?

 

 

En 72, j'étais en quatrième primaire. Madame Mertens était mon instritutrice. Mon meilleur ami s'appelait Dimitri Delhaye. Son papa était un médecin réputé et un notable. Il était, non seulement, échevin des loisirs, si ma mémoire est bonne, mais aussi député, député socialiste. Je n'étais pas encore à la chorale. Je n'avais pas encore découvert les Beatles, donc je ne jouais pas encore de guitare. Dimitri et moi, étions inséparables à l'époque. Nous allions parfois à la pêche mais en novembre, sûrement pas parce qu'on y allait à vélos et on ne roulait que quand il faisait beau. En automne ou en hiver, on jouait plutôt chez lui. Il ne venait jamais chez moi. Il avait une chambre spacieuse avec un lit bateau bordeaux et une table de nuit sur laquelle il y avait toujours une grande bouteille de Coca-Cola. Une large  armoire en pichepin remplie à ras-bord de bandes dessinées, Gaston Lagaffe, Astérix, Michel Vaillant, Tintin.... se dressait à gauche de la porte. Pas loin, il y avait encore un petit salon juste pour lui où se trouvait sa chaîne stéréo et une table très massive en bois sur laquelle on jouait aux échecs ou au Stratégo en écoutant Scorpions, Pink Floyd ou Led Zeppelin. Une table de ping-pong était installée pour nous au grenier. Il y avait encore une seconde salle de jeux dont le sol était recouvert d'un vinyle clair qui faisait que quand Madame Delhaye croisait ma mémé en ville, elle lui demandait, dans la mesure du possible, de ne plus mettre de cirage sur le bord de mes semelles parce que ça salissait, « surtout du noir ! »

 

 

Je passais beaucoup de temps chez Dimitri. J'y dormais même parfois. Je me rappelle que ses parents ont été parmi les premiers à s'offrir une télé couleur. Exceptionnellement, un dimanche, Monsieur Delhaye était là. Il y avait Caroline, la sœur, plutôt mignonne et un peu plus âgée, Dimitri, Monsieur, Madame, les deux chiens Ona et Shérif et moi. Après le repas, nous nous étions tous installés devant la télévision. On regardait sans doute le Journal d'Antenne 2, son journaliste assis devant de larges lignes verticales aux couleurs criardes. Caroline a dit :

- « J'ai envie d'un dessert. Patrice, tu ne voudrais pas aller nous en chercher un ? »

Je me suis levé. Je suis allé dans la cuisine. J'ai pris le plat de fruits. Je suis revenu dans le living et je le lui ai présenté.

- « Ooooh, des fruits, ce n'est pas un vrai dessert, ça. » a-t-elle dit sans la moindre malice.

- « Caroline, fais attention à ce que tu dis. » a dit Monsieur.

Dans l'innocence de mon enfance, les mots de Caroline ne m'avaient pas heurté. Mais les mots de Monsieur m'ont mis les points sur les « i ». Ils m'ont montré le mur que je ne soupçonnais pas. On venait, avec un pointeau, de pratiquer une toute petite faille qui deviendrait, au cours des années, une immense brèche. Les mots de Monsieur allaient éroder, eux aussi, sans que je ne m'en rende compte, ma foi en moi, mon estime de moi avant même que je n'ai eu le temps de commencer à les construire.

 

Mais tout ça ne me dit pas ce que je faisais précisément le quatre novembre 1972. Peu importe ! Je me rappelle comment j'étais quand elle est venue au monde. Je me rappelle que je ne la cherchais pas encore. Je me rappelle que j'étais un gentil petit garçon ouvert et comme tel j'avais un potentiel que ni moi, ni mes parents, ni mon frère, ni personne n'imaginait exactement comme le potentiel qu'ont tous les gentils petits enfants de neuf ans pendant qu'imperturbablement on coupe leurs ailes.

 


Publié le 30/03/2022 /
Commentaires
Publié le 03/04/2022
J’aime. Et j’aime - en fait - l’ensemble de ton texte. Il y a la réminiscence, son caractère affectif, les escarres que provoquent parfois les mots ou attitudes. Et partir de l’idée "qu'est-ce que je faisais ce jour où la femme de ma vie est née ? " le rend encore plus puissant. Merci beaucoup pour ton partage Patrice :)
Publié le 03/04/2022
Toi et moi avons une espèce de constance, peut-être de connivence. Ici tu as été touchée par une sorte de juxtaposition surréaliste, le jour de sa naissance et le pointeau. Sur Dakar Jour 2, tu avais aussi apprécié le même genre de "figure de style", la balade et les deux sœurs aux berlingots. Je continue à les faire, tu continues à les aimer ! J'en suis ravi ! ;-) Merci !!!
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