« Ce garçon est un vrai cyclope, n’est-ce pas ? dit un jour Amy en voyant passer Laurie à cheval.
— Comment osez-vous dire cela, quand il a de si beaux yeux ? s’écria Jo, qui ressentait profondément tout ce qu’on disait de son ami.
— Je n’ai rien dit de ses yeux, et je ne vois pas pourquoi vous vous fâchez de ce que j’admire sa manière de monter à cheval.
— Oh ! si c’est possible ! s’écria Jo en éclatant de rire, cette petite bête qui s’appelle cyclope, quand elle veut dire un centaure.
— Vous pourriez bien ne pas être si impolie, c’est, un “lapse de lingue”, comme dit M. Davis, répondit Amy.
— Lapsus linguæ, dit Jo.
— Lapse ou lapsus, dit Amy piquée, qu’est-ce que cela fait ? l’un est la traduction de l’autre, et cela se comprend. »
Jo avait bien envie de rire encore de cette rechute d’Amy ; mais elle sut se retenir, et Amy ajouta, comme si elle se parlait à elle-même, mais tout en espérant que ses sœurs l’entendraient :
« Je voudrais bien avoir un peu de l’argent que Laurie dépense avec son cheval.
— Pourquoi faire ? demanda Meg avec bonté, tandis que Jo continuait à rire, à part elle, du latin et du français d’Amy.
— J’ai tant de dettes !
— Des dettes, Amy ! que voulez-vous dire ? demanda Meg d’un air sévère.
— Oui, je dois au moins une douzaine de sucres d’orge, et je ne peux pas les payer, puisque je n’ai pas d’argent et que maman me défend d’acheter à crédit.
— Est-ce que c’est maintenant, à votre pension, la mode des sucres d’orge ? L’autre jour, c’était celle des petits morceaux de gomme élastique pour faire des balles, dit Meg en tâchant de garder son sérieux, car Amy avait l’air de trouver cela si grave et si important qu’elle ne voulut pas la blesser en riant.
— Toutes mes compagnes en achètent et considèrent celles qui ne font pas de même comme des avares ou des pauvresses. On les suce pendant la classe dans son pupitre, et on les échange contre des crayons, des plumes, des bagues en perles, des poupées en papier ou d’autres choses. Si l’une de nous en aime une autre, elle lui donne un sucre d’orge ; si elle est fâchée contre une autre, elle en mange un à son nez sans lui en offrir. Quand on en a partagé avec d’autres, elles doivent vous les rendre, et on m’en a beaucoup donné que je n’ai pas encore rendus, et ce sont des dettes d’honneur, vous savez.
— Combien vous faut-il pour payer toutes vos dettes, Amy ? demanda Meg en tirant sa bourse de sa poche.
— Un shilling sera plus que suffisant, et il vous restera encore quelques sucres d’orge pour vous. Les aimez-vous ?
— Pas beaucoup ; je vous donne ma part. Voici votre argent ; je n’en ai pas beaucoup ; ainsi faites-le durer le plus longtemps possible.
— Oh ! merci. Que vous êtes donc heureuse, ma bonne Meg, d’avoir de l’argent de poche ! Je vais m’acquitter et aussi me régaler ; je n’ai pas mangé un seul sucre d’orge cette semaine, parce que je n’aimais pas en accepter quand je ne pouvais pas les rendre. »
Le lendemain, Amy arriva en classe un peu en retard, mais portant un petit paquet enveloppé de papier brun, qu’elle ne put s’empêcher de montrer à ses compagnes, avec un orgueil pardonnable, avant de le cacher dans les profondeurs de son pupitre. Aussitôt la rumeur qu’Amy Marsch avait vingt-quatre délicieux sucres d’orge à la menthe (elle en avait mangé un sur sa route) circula dans « sa bande », et les attentions de ses amies devinrent accablantes. Katy Brown l’invita immédiatement pour sa prochaine réunion ; Mary Ringoley insista pour lui prêter sa montre, et Jenny Snow, une jeune fille satirique, qui avait bassement jeté au nez d’Amy, la veille encore, qu’elle n’avait jamais de bonbons, enterra promptement le différend et offrit à Amy de faire un échange. Mais Amy n’avait pas oublié les remarques piquantes de miss Snow sur « les personnes dont le nez n’était pas trop petit pour sentir les sucres d’orge des autres et celles qui n’étaient pas trop orgueilleuses pour en demander », et elle détruisit immédiatement les espérances de cette « petite Snow » par le télégramme suivant : « Votre politesse n’a plus de mérite, nous ne ferons aucune affaire ensemble. »
Un personnage distingué venant à ce moment visiter la pension, les belles cartes, bien dessinées par Amy, reçurent des louanges qui envenimèrent l’âme de son ennemie, miss Snow, et firent prendre à miss Marsch les airs d’un studieux jeune paon. Mais, hélas ! hélas ! la roche Tarpéienne n’est jamais loin du Capitole, et « la petite Snow » parvint à changer du tout au tout la face des choses. Le visiteur était à peine sorti que, sous prétexte de faire une demande importante à M. Davis, elle eut la bassesse d’aller l’informer qu’Amy Marsch avait vingt-quatre sucres d’orge dans son pupitre.
Or M. Davis avait déclaré récemment que les sucres d’orge seraient désormais considérés par lui comme un article de contrebande, et que quiconque en ferait entrer dans la classe serait, puni du supplice de la férule.
C’était un moment malheureux pour dénoncer Amy, et la rancunière petite le savait bien. Le mot sucres d’orge fut pour M. Davis comme le feu à la poudre ; sa figure devint pourpre, et il tapa sur son pupitre d’une manière énergique, qui renvoya la dénonciatrice à sa place beaucoup plus lestement encore qu’elle ne l’avait quittée.
« Attention, s’il vous plaît, mesdemoiselles ! »
Aussitôt le bruit cessa, et plus de cent paires d’yeux bleus, gris, noirs ou bruns se fixèrent avec obéissance sur sa figure terrible.
« Miss Marsch, venez ici ! »
Amy se leva avec un calme apparent ; mais les sucres d’orge pesaient sur sa conscience, et une crainte secrète l’oppressait.
« Apportez avec vous les sucres d’orge que vous avez dans votre pupitre, » fut l’ordre inattendu qu’elle reçut avant même d’être sortie de sa place.
« Ne prenez pas tout », murmura sa voisine, jeune personne d’une grande présence d’esprit.
Amy en ôta vite une demi-douzaine et déposa le reste devant M. Davis, en pensant que ce délicieux parfum de menthe adoucirait le cœur de toute créature humaine. Malheureusement M. Davis détestait particulièrement cette odeur à la mode, et elle ne fit qu’ajouter encore à sa colère.
« Est-ce tout ?
— Pas tout à fait, balbutia Amy.
— Apportez immédiatement le reste. »
Elle obéit en jetant un regard de désespoir à ses amies.
« Vous n’en avez plus d’autres ?
— Je ne mens jamais, monsieur.
— Je le vois. Maintenant, prenez ces dégoûtantes choses deux à deux et jetez-les par la fenêtre. »
Un soupir de douleur répondit sur tous les bancs à cet ordre barbare.
Amy, écarlate de honte et de colère, alla douze fois à la fenêtre jeter deux sucres d’orge, qui, tombant à regret de ses mains, paraissaient si beaux et si bons que l’eau en venait à la bouche de ses compagnes, et, chaque fois, on entendait dans la rue les cris de joie de petits mendiants irlandais qui se trouvaient là, comme si on les y eût depuis huit jours conviés. Cela c’était trop, et toutes les élèves lancèrent à l’inexorable M. Davis des regards d’indignation et de supplication ; il y eut même une adoratrice passionnée de sucres d’orge qui fondit en larmes.
Quand Amy eut jeté les derniers sucres d’orge, M. Davis fit entendre un hum ! de mauvais augure, et dit de son air le plus péremptoire :
« Mesdemoiselles, vous vous rappelez ce que je vous ai dit il y a huit jours. Je suis fâché que vous me forciez à m’en souvenir ; mais je ne peux pas permettre qu’on transgresse mes ordres, et je tiens toujours ma parole. Miss Marsch, tendez la main. »
Amy tressaillit et mit ses deux mains derrière son dos, en jetant à son maître un regard suppliant qui plaidait mieux sa cause que les paroles qu’il lui aurait été impossible de prononcer. La pauvre Amy était une des favorites du « vieux Davis », comme l’appelaient naturellement ses élèves, et mon idée particulière est qu’il n’aurait pas été jusqu’au bout, si une maladroite et audacieuse petite fille ne s’était mise à siffler dans une clef à la vue de la férule. Ce fatal coup de sifflet irrita le vieux maître et décida du sort de la coupable.
« Votre main, miss Marsch, » fut la seule réponse que reçut la muette supplication d’Amy, et celle-ci, trop orgueilleuse pour pleurer ou demander grâce, serra les dents les unes contre les autres et, rejetant la tête en arrière, reçut, sans pousser un gémissement, plusieurs coups de férule sur sa petite main. Les coups n’étaient ni nombreux ni très forts ; mais cela ne faisait aucune différence à ses yeux, et pour elle c’était un affront aussi grand que si M. Davis l’eût fouettée.
« Maintenant, vous resterez sur l’estrade jusqu’à ce que je vous permette d’en descendre, » dit M. Davis, résolu à faire complètement la chose, puisqu’il avait tant fait que d’être obligé de la commencer.
C’était terrible ! Amy aurait déjà été assez malheureuse de retourner à sa place et de voir les figures consternées de ses amies ou l’air satisfait de ses quelques ennemies ; mais c’était trop de faire face à toute la classe avec cette nouvelle honte, et, pendant une seconde, elle pensa qu’elle ne pouvait que se jeter par terre et sangloter. Mais la vue de Jenny Snow l’aida à tout supporter, et, prenant la place ignominieuse, elle tint les yeux fixés sur le tuyau du poêle, au-dessus de ce qui lui semblait un océan de têtes, et resta si tranquille et si pâle, que ses compagnes trouvèrent très difficile d’étudier avec cette triste petite figure devant elles.
Pendant le quart d’heure qui suivit, l’orgueilleuse et sensible petite fille souffrit avec une honte et une douleur qu’elle n’oublia jamais car, jusque-là, elle n’avait jamais mérité aucune punition ; mais elle oublia sa douleur et sa honte en pensant : « Il faudra que je dise tout à maman, tout à mes sœurs, et elles vont avoir tant de chagrin ! »
Ce quart d’heure d’exposition publique lui parut une éternité. Cependant le mot « assez » vint enfin lui annoncer le terme de ce supplice.
« Vous pouvez retourner à votre place miss Marsch, » dit M. Davis qui n’avait pas l’air d’être à son aise, et en effet il n’était pas à son aise.
Il n’oublia pas de sitôt le regard de reproche qu’Amy lui jeta en passant, lorsque, sans dire un mot à personne, elle alla dans l’antichambre, prit son chapeau et son manteau et quitta la classe pour toujours, comme elle se le déclarait avec passion.
Elle était dans un triste état lorsqu’elle arriva chez elle, et, quand ses sœurs furent de retour, il y eut un vrai concert d’indignation, non pas tant contre le maître que contre l’odieuse petite miss Snow. Mme Marsch ne se prononçait pas et se bornait à tâcher d’apaiser sa petite Amy ; Meg arrosait de glycérine et de larmes la petite main meurtrie ; Beth sentait que même ses bien-aimés petits chats seraient impuissants pour la consoler des douleurs de sa sœur et Jo dit que miss Snow aurait du être fusillée comme espion, tandis que la vieille Hannah montra dix fois de sa cuisine le poing à M. Davis, « à ce bourreau », disait-elle au lapin qu’elle faisait sauter dans sa casserole. Elle éplucha avec fureur les pommes de terre du dîner, comme si elle eût eu M. Davis et miss Snow réunis sous son couteau.
Personne dans la classe ne fit de réflexion sur le départ d’Amy ; mais ses compagnes remarquèrent que, toute l’après-midi, M. Davis était extraordinairement triste. Mais quelqu’un qui l’était plus que le bon vieux maître, c’était Jenny Snow. À la récréation, personne ne voulut lui parler. À la classe, on lui tourna le dos. Il était évident que, dans ces conditions, la vie à la pension ne serait pas tenable pour elle.
Amy n’y retourna pas non plus ; elle était revenue si malade et si nerveuse, que sa mère ne crut pas devoir l’y contraindre.
« Cependant, lui dit sa mère, le lendemain, quand elle lui annonça cette résolution, vous étiez dans votre tort, Amy ; vous méritiez d’être punie. M. Davis était dans son droit ; votre conscience doit vous dire qu’il devait faire un exemple, et, si vous êtes juste, vous devez le reconnaître. Si je vous retire de pension, ce n’est pas parce que vous y avez subi une punition, à laquelle il n’eût dépendu que de vous de ne pas vous exposer, c’est parce que je ne pense pas que les exemples que vous ont donnés jusqu’ici quelques-unes de vos compagnes vous aient fait du bien. J’écrirai à M. Davis dans ce sens, et j’écrirai d’autre part à votre père ; puis j’attendrai son avis avant de vous envoyer dans une autre pension.
— C’est pourtant désolant de penser à ces délicieux sucres d’orge, jetés par moi-même dans la rue.
— Ce ne sont point eux que je regrette pour vous, Amy. Ils ont été la cause de votre faute ; en les emportant, vous avez sciemment désobéi, et je vous répète que vous méritiez une punition, répondit Mme Marsch d’un ton sévère qui désappointa grandement Amy.
— Voulez-vous donc dire, maman, dit-elle, que vous êtes contente que j’aie été dégradée devant toute la classe ? s’écria-t-elle.
— Dégradée ! le mot est bien fort, ma chère amie ; mais je ne suis pas sûre que la punition que vous vous êtes attirée ne vous fera pas plus de bien qu’une autre plus douce. Vous commenciez à avoir trop de vanité, ma pauvre fille, et il est tout à fait temps de penser à vous corriger. Vous avez beaucoup de petites qualités, mais il n’est pas bon d’en faire tant parade ; l’amour-propre mal entendu gâte les plus grands mérites. Rappelez-vous, Amy, que le grand charme de toutes les qualités est la conduite.
— Oh ! oui ! s’écria Laurie, qui jouait aux échecs avec Jo dans un des coins de la chambre. J’ai connu une petite fille qui avait en musique un talent vraiment remarquable et qui ne le savait pas. Elle ne se doutait pas des charmantes petites mélodies qu’elle composait quand elle était seule, et n’aurait pas cru la personne qui le lui aurait dit.
— Je voudrais bien connaître cette gentille petite fille ; elle m’aiderait, moi qui suis si peu inventive, dit Beth, qui était derrière lui et l’écoutait de toutes ses oreilles.
— Vous la connaissez, et elle vous aide mieux que personne, » répondit Laurie en la regardant d’un air tellement significatif, que Beth devint très rouge ; elle fut si déconcertée en découvrant que Laurie avait entendu parler d’elle, qu’elle cacha sa figure dans le coussin du canapé.
Jo laissa Laurie gagner la partie, afin de le récompenser du juste éloge qu’il avait fait de Beth. Après le compliment qu’elle avait reçu, celle-ci n’osa plus rien jouer de la soirée, Laurie fut obligé de prendre sa place, et s’en acquitta à merveille. Il était particulièrement gai et aimable ce soir-là ; du reste, il montrait très rarement à la famille Marsch le mauvais côté de son caractère. Après son départ, Amy, qui avait été pensive toute la soirée, dit, comme si elle agitait depuis longtemps une question dans son esprit :
« Laurie est-il un jeune homme accompli ?
— Il a reçu une éducation excellente et a beaucoup de talent, répondit MmeMarsch ; ce sera un homme de mérite, s’il n’est pas gâté par les louanges.
— Il n’est pas vaniteux, n’est-ce pas ?
— Pas le moins du monde, et c’est pour cela qu’il est charmant et que tous nous l’aimons tant.
— Je comprends. C’est très bien d’avoir des talents et d’être distingué, mais non d’en faire parade ou de se pavaner parce qu’on en a, reprit pensivement Amy.
— Il faut laisser aux autres le soin de les remarquer ; chercher à les faire valoir, c’est leur faire perdre tout mérite, dit Mme Marsch. “Quand on se paye soi-même, les autres ne vous doivent plus rien,” vous avez dû lire cela dans la Morale familière, Amy.
— Oui, mère, et je le relirai.
— Amy doit comprendre, ajouta Jo, qu’il ne serait pas joli de mettre tous ses chapeaux, toutes ses robes et tous ses rubans à la fois, afin qu’on sache qu’elle les a. »
Et la leçon finit par un éclat de rire.