LE VIEUX THÉÂTRE finissait de se remplir. Le présentateur, tout en marchant devant le rideau rouge de la scène, répétait inlassablement le texte affiché à l’entrée.
« Première partie inoubliable, depuis le haut de la salle, Léon le Tigre bondira sur des spectateurs.
Vous ne risquez rien, arrivé dans vos bras Léon pèsera moins qu’un petit chat, qu’une peluche, qu’une plume.
N’ayez pas peur, restez confiants ».
Les spectateurs s’installaient en hésitant. Être près des allées pour fuir en cas d’urgence, ou au milieu de la foule… Stratégie, stratégie. Sceptiques, ils ne croyaient pas que Léon pût passer d’un seul coup de son poids de grand fauve à celui d’un chaton. Les enfants, impatients, escaladaient les genoux de leurs parents. Ils le voulaient sur eux pour le caresser. Les mères inquiètes tentaient vainement de les mettre fermement à l’abri dans leurs bras.
L’attente fut interminable. Puis, d’un seul coup, les lumières s’éteignirent, prenant la salle par surprise. Le brouhaha devint un chuchotement ténu, teinté d’inquiétude. Comme au cirque, un fort roulement de tambour retentit et dans un cercle de lumière blanche, Léon apparut. Magnifique. Il déambula en se déhanchant, roulant des épaules sur l’air de la Panthère rose.
Puis, sur une musique forte, rythmée, bien en cadence, il fit quelques bonds sur place, rugit de façon effrayante. À la vitesse de l’éclair, il parcourut en tous sens la salle. C’était un numéro bien rodé, une chorégraphie associant parfaitement lumière, sons, gestuelle. Ce tigre en totale liberté liquéfiait les spectateurs.
Léon savait bien jouer avec les nerfs de ses clients. Il rugit à la figure de quelques-uns, leur donna des coups de patte dans le vide, leur fit de gros clins d’œil. Il choisissait avec soin ses partenaires d’un soir. Un vieux monsieur adipeux succédait à une jeune fille magnifique, un mec tatoué à un couple de petits retraités. Il devenait complice et câlin ou bruyant et agressif…
Puis l’artiste devint sérieux. Il se figea quelques secondes pour être parfait sur le grand écran et permettre à chacun de prendre d’excellentes photos. Il réussit aussi à faire sentir son haleine à nombre de spectateurs. C’était un animal féroce, effrayant et aussi un gros chat qui ronronnait et faisait des cabrioles.
Il devint sérieux. Léon chauffeur de salle, laissa la place à l’artiste. Tout en haut, dans son rond de lumière, lentement, il s’accroupit, caché à la vue de la plupart des spectateurs. D’un coup, en diagonale, dans un arc coloré, il fit un bond de plus de vingt mètres et atterrit sur un couple de petits vieux impassibles. Dans leurs bras, sur le dos, il quémanda des caresses sous le menton, avant de leur donner un gros coup de langue. Souriant, il les quitta nonchalamment. La foule debout applaudit. D’une démarche tout en souplesse, il regagna le haut du théâtre.
La lumière le poursuivit lors de sa deuxième performance. Il fit un genre de looping et plana une fraction de seconde, sur le dos, toutes pattes écartées, pour arriver sur les genoux de trois jeunes enfants ravis. La salle lui fut tout acquise, dans les ovations, il continua pitreries et cabotinages. Idole des enfants, il faisait de moins en moins peur.
Le troisième bond fut incroyable, tout en tournoyant et rugissant, il visa une femme qui se serrait contre un homme en costume jaune. Le couple affolé se jeta à terre dans l’allée et Léon s’écrasa sur leurs fauteuils.
Un bruit sourd et étouffé de grosse caisse retentit. Tous comprirent de suite que le fait de ne pas avoir été accueilli lui avait laissé tout son poids. La foule en ébullition siffla, hua le couple qui dut s’éclipser.
Léon sortit lentement, en boitant, les bras appuyés sur les épaules de deux malabars. Tournant la tête, il fit des petits signes de la patte, des sourires à ses fans. Le présentateur réussit vite à reprendre la foule en main et annonça le spectacle principal.
Dans les coulisses, l’imprésario de Léon le félicita :
— Ne parle pas de malheur, heureusement que je suis léger comme une plume, sinon comment faire de tels bonds.
— C’était bien ce soir, mais on doit varier le final…
— Je pourrais tomber sur une côte de bœuf placée sur le devant de la scène et la dévorer, dit Léon.
— Ou faire semblant de me déchiqueter, plaisanta l’imprésario.
— Pourquoi pas, c’est très plausible, après tout, je suis légèrement féroce.