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Le rouge et le noir, de Stendhal
Chapitre 58 - Manon Lescaut.

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Or, une fois qu’il fut bien convaincu de la sottise et ânerie du prieur, il réussissait assez ordinairement en appelant noir ce qui était blanc, et blanc ce qui était noir.

- Lichtemberg.

 

Les instructions russes prescrivaient impérieusement de ne jamais contredire de vive voix la personne à qui on écrivait. On ne devait s’écarter, sous aucun prétexte, du rôle de l’admiration la plus extatique ; les lettres partaient toujours de cette supposition. 

Un soir, à l’Opéra, dans la loge de madame de Fervaques, Julien portait aux nues le ballet de Manon Lescaut. Sa seule raison pour parler ainsi, c’est qu’il le trouvait insignifiant. 

La maréchale dit que ce ballet était bien inférieur au roman de l’abbé Prévost. 

Comment ! pensa Julien étonné et amusé, une personne d’une si haute vertu vanter un roman ! Madame de Fervaques faisait profession, deux ou trois fois la semaine, du mépris le plus complet pour les écrivains qui, au moyen de ces plats ouvrages, cherchent à corrompre une jeunesse qui n’est, hélas ! que trop disposée aux erreurs des sens. 

Dans ce genre immoral et dangereux, Manon Lescaut, continua la maréchale, occupe, dit-on, un des premiers rangs. Les faiblesses et les angoisses méritées d’un cœur bien criminel y sont, dit-on, dépeintes avec une vérité qui a de la profondeur ; ce qui n’empêche pas votre Bonaparte de prononcer à Sainte-Hélène que c’est un roman écrit pour des laquais. 

Ce mot rendit toute son activité à l’âme de Julien. On a voulu me perdre auprès de la maréchale ; on lui a dit mon enthousiasme pour Napoléon. Ce fait l’a assez piquée pour qu’elle cède à la tentation de me le faire sentir. Cette découverte l’amusa toute la soirée et le rendit amusant. Comme il prenait congé de la maréchale sous le vestibule de l’Opéra : « Souvenez-vous, monsieur, lui dit-elle, qu’il ne faut pas aimer Bonaparte quand on m’aime ; on peut tout au plus l’accepter comme une nécessité imposée par la Providence. Du reste, cet homme n’avait pas l’âme assez flexible pour sentir les chefs-d’œuvre des arts. »

Quand on m’aime ! se répétait Julien ; cela ne veut rien dire, ou veut tout dire. Voilà des secrets de langage qui manquent à nos pauvres provinciaux. Et il songea beaucoup à Mme de Rênal, en copiant une lettre immense destinée à la maréchale. 

— Comment se fait-il, lui dit-elle le lendemain d’un air d’indifférence qu’il trouva mal joué, que vous me parliez de Londres et de Richemond dans une lettre que vous avez écrite hier soir, à ce qu’il semble, au sortir de l’Opéra ?

Julien fut très embarrassé ; il avait copié ligne par ligne, sans songer à ce qu’il écrivait, et apparemment avait oublié de substituer aux mots Londres et Richemond, qui se trouvaient dans l’original, ceux de Paris et Saint-Cloud. Il commença deux ou trois phrases, mais sans possibilité de les achever ; il se sentait sur le point de céder au rire fou. Enfin, en cherchant ses mots, il parvint à cette idée : Exalté par la discussion des plus sublimes, des plus grands intérêts de l’âme humaine, la mienne, en vous écrivant, a pu avoir une distraction. 

Je produis une impression, se dit-il, donc je puis m’épargner l’ennui du reste de la soirée. Il sortit en courant de l’hôtel de Fervaques. Le soir, en revoyant l’original de la lettre par lui copiée la veille, il arriva bien vite à l’endroit fatal où le jeune Russe parlait de Londres et de Richemond. Julien fut bien étonné de trouver cette lettre presque tendre. 

C’était le contraste de l’apparente légèreté de ses propos, avec la profondeur sublime et presque apocalyptique de ses lettres qui l’avait fait distinguer. La longueur des phrases plaisait surtout à la maréchale ; ce n’est pas là ce style sautillant mis à la mode par Voltaire, cet homme immoral ! Quoique notre héros fît tout au monde pour bannir toute espèce de bon sens de sa conversation, elle avait encore une couleur antimonarchique et impie qui n’échappait pas à madame de Fervaques. Environnée de personnages éminemment moraux, mais qui souvent n’avaient pas une idée par soirée, cette dame était profondément frappée de tout ce qui ressemblait à une nouveauté ; mais en même temps, elle croyait se devoir à elle-même d’en être offensée. Elle appelait ce défaut, garder l’empreinte de la légèreté du siècle… 

Mais de tels salons ne sont bons à voir que quand on sollicite. Tout l’ennui de cette vie sans intérêt que menait Julien est sans doute partagé par le lecteur. Ce sont là les landes de notre voyage. 

Pendant tout le temps usurpé dans la vie de Julien par l’épisode Fervaques, mademoiselle de La Mole avait besoin de prendre sur elle pour ne pas songer à lui. Son âme était en proie à de violents combats : quelquefois elle se flattait de mépriser ce jeune homme si triste ; mais, malgré elle, sa conversation la captivait. Ce qui l’étonnait surtout, c’était sa fausseté parfaite ; il ne disait pas un mot à la maréchale qui ne fût un mensonge, ou du moins un déguisement abominable de sa façon de penser, que Mathilde connaissait si parfaitement sur presque tous les sujets. Ce machiavélisme la frappait. Quelle profondeur ! se disait-elle ; quelle différence avec les nigauds emphatiques ou les fripons communs, tels que M. Tanbeau, qui tiennent le même langage !

Toutefois, Julien avait des journées affreuses. C’était pour accomplir le plus pénible des devoirs qu’il paraissait chaque jour dans le salon de la maréchale. Ses efforts pour jouer un rôle achevaient d’ôter toute force à son âme. Souvent, la nuit, en traversant la cour immense de l’hôtel de Fervaques, ce n’était qu’à force de caractère et de raisonnement qu’il parvenait à se maintenir un peu au-dessus du désespoir. 

J’ai vaincu le désespoir au séminaire, se disait-il : pourtant quelle affreuse perspective j’avais alors ! je faisais ou je manquais ma fortune, dans l’un comme dans l’autre cas, je me voyais obligé de passer toute ma vie en société intime avec ce qu’il y a sous le ciel de plus méprisable et de plus dégoûtant. Le printemps suivant, onze petits mois après seulement, j’étais le plus heureux peut-être des jeunes gens de mon âge. 

Mais bien souvent tous ces beaux raisonnements étaient sans effet contre l’affreuse réalité. Chaque jour il voyait Mathilde au déjeuner et à dîner. D’après les lettres nombreuses que lui dictait M. de La Mole, il la savait à la veille d’épouser M. de Croisenois. Déjà cet aimable jeune homme paraissait deux fois par jour à l’hôtel de La Mole : l’œil jaloux d’un amant délaissé ne perdait pas une seule de ses démarches. 

Quand il avait cru voir que mademoiselle de La Mole traitait bien son prétendu, en rentrant chez lui, Julien ne pouvait s’empêcher de regarder ses pistolets avec amour. 

Ah ! que je serais plus sage, se disait-il, de démarquer mon linge, et d’aller dans quelque forêt solitaire, à vingt lieues de Paris, finir cette exécrable vie ! Inconnu dans le pays, ma mort serait cachée pendant quinze jours, et qui songerait à moi après quinze jours ! 

Ce raisonnement était fort sage. Mais le lendemain, le bras de Mathilde, entrevu entre la manche de sa robe et son gant, suffisait pour plonger notre jeune philosophe dans des souvenirs cruels, et qui cependant l’attachaient à la vie. Eh bien ! se disait-il alors, je suivrai jusqu’au bout cette politique russe. Comment cela finira-t-il ?

À l’égard de la maréchale, certes, après avoir transcrit ces cinquante-trois lettres, je n’en écrirai pas d’autres. 

À l’égard de Mathilde, ces six semaines de comédie si pénible, ou ne changeront rien à sa colère, ou m’obtiendront un instant de réconciliation. Grand Dieu ! j’en mourrais de bonheur ! Et il ne pouvait achever sa pensée. 

Quand, après une longue rêverie, il parvenait à reprendre son raisonnement : Donc, se disait-il, j’obtiendrais un jour de bonheur, après quoi recommenceraient ses rigueurs fondées, hélas ! sur le peu de pouvoir que j’ai de lui plaire, et il ne me resterait plus aucune ressource, je serais ruiné, perdu à jamais… Quelle garantie peut-elle me donner avec son caractère ? Hélas ! mon peu de mérite répond à tout. Je manquerai d’élégance dans mes manières, ma façon de parler sera lourde et monotone. Grand Dieu ! Pourquoi suis-je moi ?

 

 

Publié le 22/11/2024 / 5 lectures
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