Si la fatuité est pardonnable, c’est dans la première jeunesse, car alors elle est l’exagération d’une chose aimable. Il lui faut l’air de l’amour, la gaieté, l’insouciance. Mais, la fatuité avec l’importance ! la fatuité avec l’air grave et suffisant ! cet excès de sottise était réservé au xixe siècle. Et ce sont de telles gens qui veulent enchaîner l’hydre des révolutions !
- Le Johannisberg, pamphlet.
Pour un nouveau débarqué, qui, par hauteur, ne faisait jamais de questions, Julien ne tomba pas dans de trop grandes sottises. Un jour, poussé dans un café de la rue Saint-Honoré par une averse soudaine, un grand homme en redingote de castorine, étonné de son regard sombre, le regarda à son tour, absolument comme jadis à Besançon l’amant de mademoiselle Amanda.
Julien s’était reproché trop souvent d’avoir laissé passer cette première insulte, pour souffrir ce regard. Il en demanda l’explication. L’homme en redingote lui adressa aussitôt les plus sales injures : tout ce qui était dans le café les entoura ; les passants s’arrêtaient devant la porte. Par une précaution de provincial, Julien portait toujours des petits pistolets ; sa main les serrait dans sa poche d’un mouvement convulsif. Cependant il fut sage, et se borna à répéter à son homme de minute en minute : Monsieur, votre adresse ? je vous méprise.
La constance avec laquelle il s’attachait à ces six mots finit par frapper la foule.
Dame ! il faut que l’autre qui parle tout seul lui donne son adresse. L’homme à la redingote, entendant cette décision souvent répétée, jeta au nez de Julien cinq ou six cartes. Aucune heureusement ne l’atteignit au visage, il s’était promis de ne faire usage de ses pistolets que dans le cas où il serait touché. L’homme s’en alla, non sans se retourner de temps en temps pour le menacer du poing et lui adresser des injures.
Julien se trouva baigné de sueur. Ainsi il est au pouvoir du dernier des hommes de m’émouvoir à ce point ! se disait-il avec rage. Comment tuer cette sensibilité si humiliante ?
Où prendre un témoin ? il n’avait pas un ami. Il avait eu plusieurs connaissances ; mais toutes, régulièrement, au bout de six semaines de relations, s’éloignaient de lui. Je suis insociable, et m’en voilà cruellement puni, pensa-t-il. Enfin, il eut l’idée de chercher un ancien lieutenant du 96e, nommé Liéven, pauvre diable avec qui il faisait souvent des armes. Julien fut sincère avec lui.
— Je veux bien être votre témoin, dit Liéven, mais à une condition : si vous ne blessez pas votre homme, vous vous battrez avec moi, séance tenante.
— Convenu, dit Julien enchanté ; et ils allèrent chercher M. C. de Beauvoisis à l’adresse indiquée par ses billets, au fond du faubourg Saint-Germain.
Il était sept heures du matin. Ce ne fut qu’en se faisant annoncer chez lui que Julien pensa que ce pouvait bien être le jeune parent de madame de Rênal, employé jadis à l’ambassade de Rome ou de Naples, et qui avait donné une lettre de recommandation au chanteur Geronimo.
Julien avait remis à un grand valet de chambre une des cartes jetées la veille, et une des siennes.
On le fit attendre, lui et son témoin, trois grands quarts d’heure ; enfin ils furent introduits dans un appartement admirable d’élégance. Ils trouvèrent un grand jeune homme, mis comme une poupée ; ses traits offraient la perfection et l’insignifiance de la beauté grecque. Sa tête, remarquablement étroite, portait une pyramide de cheveux du plus beau blond. Ils étaient frisés avec beaucoup de soin, pas un cheveu ne dépassait l’autre. C’est pour se faire friser ainsi, pensa le lieutenant du 96e, que ce maudit fat nous a fait attendre. La robe de chambre bariolée, le pantalon du matin, tout, jusqu’aux pantoufles brodées, était correct et merveilleusement soigné. Sa physionomie noble et vide annonçait des idées convenables et rares : l’idéal de l’homme aimable, l’horreur de l’imprévu et de la plaisanterie, beaucoup de gravité.
Julien, auquel son lieutenant du 96e avait expliqué que se faire attendre longtemps, après lui avoir jeté si grossièrement sa carte à la figure, était une offense de plus, entra brusquement chez M. de Beauvoisis. Il avait l’intention d’être insolent, mais il aurait bien voulu en même temps être de bon ton.
Julien fut si étonné de la douceur des manières de M. de Beauvoisis, de son air à la fois compassé, important et content de soi, de l’élégance admirable de ce qui l’entourait, qu’il perdit en un clin d’œil toute idée d’être insolent. Ce n’était pas son homme de la veille. Son étonnement fut tel de rencontrer un être aussi distingué au lieu du grossier personnage rencontré au café, qu’il ne put trouver une seule parole. Il présenta une des cartes qu’on lui avait jetées.
— C’est mon nom, dit l’homme à la mode, auquel l’habit noir de Julien, dès sept heures du matin, inspirait assez peu de considération ; mais je ne comprends pas, d’honneur…
La manière de prononcer ces derniers mots rendit à Julien une partie de son humeur. — Je viens pour me battre avec vous, monsieur, et il expliqua d’un trait toute l’affaire.
M. Charles de Beauvoisis, après y avoir mûrement pensé, était assez content de la coupe de l’habit noir de Julien. Il est de Staub, c’est clair, se disait-il en l’écoutant parler ; ce gilet est de bon goût, ces bottes sont bien ; mais, d’un autre côté, cet habit noir dès le grand matin !… Ce sera pour mieux échapper à la balle, se dit le chevalier de Beauvoisis.
Dès qu’il se fut donné cette explication, il revint à une politesse parfaite, et presque d’égal à égal envers Julien. Le colloque fut assez long, l’affaire était délicate ; mais enfin Julien ne put se refuser à l’évidence. Le jeune homme si bien né qu’il avait devant lui n’offrait aucun point de ressemblance avec le grossier personnage qui, la veille, l’avait insulté.
Julien éprouvait une invincible répugnance à s’en aller, il faisait durer l’explication. Il observait la suffisance du chevalier de Beauvoisis, c’est ainsi qu’il s’était nommé en parlant de lui, choqué de ce que Julien l’appelait tout simplement monsieur.
Il admirait sa gravité, mêlée d’une certaine fatuité modeste, mais qui ne l’abandonnait pas un seul instant. Il était étonné de sa manière singulière de remuer la langue en prononçant les mots… Mais enfin, dans tout cela, il n’y avait pas la plus petite raison de lui chercher querelle.
Le jeune diplomate offrait de se battre avec beaucoup de grâce, mais l’ex-lieutenant du 96e, assis depuis une heure, les jambes écartées, les mains sur les cuisses, et les coudes en dehors, décida que son ami M. Sorel, n’était point fait pour chercher une querelle d’Allemand à un homme, parce qu’on avait volé à cet homme ses billets de visite.
Julien sortait de fort mauvaise humeur. La voiture du chevalier de Beauvoisis l’attendait dans la cour, devant le perron ; par hasard, Julien leva les yeux, et reconnut son homme de la veille dans le cocher.
Le voir, le tirer par sa grande jaquette, le faire tomber de son siège et l’accabler de coups de cravache ne fut que l’affaire d’un instant. Deux laquais voulurent défendre leur camarade ; Julien reçut des coups de poing : au même instant il arma un de ses petits pistolets, et le tira sur eux, ils prirent la fuite. Tout cela fut l’affaire d’une minute.
Le chevalier de Beauvoisis descendait l’escalier avec la gravité la plus plaisante, répétant avec sa prononciation de grand seigneur : Qu’est ça ? qu’est ça ? Il était évidemment fort curieux, mais l’importance diplomatique ne lui permettait pas de marquer plus d’intérêt. Quand il sut de quoi il s’agissait, la hauteur le disputa encore dans ses traits au sang-froid légèrement badin qui ne doit jamais quitter une figure de diplomate.
Le lieutenant du 96e comprit que M. de Beauvoisis avait envie de se battre : il voulut diplomatiquement aussi conserver à son ami les avantages de l’initiative. — Pour le coup, s’écria-t-il, il y a là matière à duel ! — Je le croirais assez, reprit le diplomate.
— Je chasse ce coquin, dit-il à ses laquais ; qu’un autre monte. On ouvrit la portière de la voiture : le chevalier voulut absolument en faire les honneurs à Julien et à son témoin. On alla chercher un ami de M. de Beauvoisis, qui indiqua une place tranquille. La conversation en allant fut vraiment bien. Il n’y avait de singulier que le diplomate en robe de chambre.
Ces messieurs, quoique très nobles, pensa Julien, ne sont point ennuyeux comme les personnes qui viennent dîner chez M. de La Mole ; et je vois pourquoi, ajouta-t-il un instant après, ils se permettent d’être indécents. On parlait des danseuses que le public avait distinguées dans un ballet donné la veille. Ces messieurs faisaient allusion à des anecdotes piquantes que Julien et son témoin, le lieutenant du 96e, ignoraient absolument. Julien n’eut point la sottise de prétendre les savoir ; il avoua de bonne grâce son ignorance. Cette franchise plut à l’ami du chevalier ; il lui raconta ces anecdotes dans les plus grands détails, et fort bien.
Une chose étonna infiniment Julien. Un reposoir que l’on construisait au milieu de la rue, pour la procession de la Fête-Dieu, arrêta un instant la voiture. Ces messieurs se permirent plusieurs plaisanteries ; le curé suivant eux était fils d’un archevêque. Jamais chez le marquis de La Mole, qui voulait être duc, on n’eût osé prononcer un tel mot.
Le duel fut fini en un instant : Julien eut une balle dans le bras ; on le lui serra avec des mouchoirs ; on les mouilla avec de l’eau-de-vie, et le chevalier de Beauvoisis pria Julien très poliment de lui permettre de le reconduire chez lui, dans la même voiture qui l’avait amené. Quand Julien indiqua l’hôtel de La Mole, il y eut échange de regards entre le jeune diplomate et son ami. Le fiacre de Julien était là, mais il trouvait la conversation de ces messieurs infiniment plus amusante que celle du bon lieutenant du 96e.
Mon Dieu ! un duel, n’est-ce que ça ! pensait Julien. Que je suis heureux d’avoir retrouvé ce cocher ! Quel serait mon malheur, si j’avais dû supporter encore cette injure dans un café ! La conversation amusante n’avait presque pas été interrompue. Julien comprit alors que l’affectation diplomatique est bonne à quelque chose.
L’ennui n’est donc point inhérent, se disait-il, à une conversation entre gens de haute naissance ! Ceux-ci plaisantent de la procession de la Fête-Dieu, ils osent raconter et avec détails pittoresques des anecdotes fort scabreuses. Il ne leur manque absolument que le raisonnement sur la chose politique, et ce manque-là est plus que compensé par la grâce de leur ton et la parfaite justesse de leurs expressions. Julien se sentait une vive inclination pour eux. Que je serais heureux de les voir souvent !
À peine se fut-on quitté, que le chevalier de Beauvoisis courut aux informations : elles ne furent pas brillantes.
Il était fort curieux de connaître son homme, pouvait-il décemment lui faire une visite ? Le peu de renseignements qu’il put obtenir n’étaient pas d’une nature encourageante.
Tout cela est affreux ! dit-il à son témoin. Il est impossible que j’avoue m’être battu avec un simple secrétaire de M. de La Mole, et encore parce que mon cocher m’a volé mes cartes de visite.
— Il est sûr qu’il y aurait dans tout cela possibilité de ridicule.
Le soir même, le chevalier de Beauvoisis et son ami dirent partout que ce M. Sorel, d’ailleurs un jeune homme parfait, était fils naturel d’un ami intime du marquis de La Mole. Ce fait passa sans difficulté. Une fois qu’il fut établi, le jeune diplomate et son ami daignèrent faire quelques visites à Julien, pendant les quinze jours qu’il passa dans sa chambre. Julien leur avoua qu’il n’était allé qu’une fois en sa vie à l’Opéra.
— Cela est épouvantable, lui dit-on, on ne va que là ; il faut que votre première sortie soit pour le Comte Ory.
À l’Opéra, le chevalier de Beauvoisis le présenta au fameux chanteur Geronimo, qui avait alors un immense succès.
Julien faisait presque la cour au chevalier ; ce mélange de respect pour soi-même, d’importance mystérieuse et de fatuité de jeune homme l’enchantait. Par exemple le chevalier bégayait un peu, parce qu’il avait l’honneur de voir souvent un grand seigneur qui avait ce défaut. Jamais Julien n’avait trouvé réunis dans un seul être le ridicule qui amuse, et la perfection des manières qu’un pauvre provincial doit chercher à imiter.
On le voyait à l’Opéra avec le chevalier de Beauvoisis ; cette liaison fit prononcer son nom.
— Eh bien ! lui dit un jour M. de La Mole, vous voilà donc le fils naturel d’un riche gentilhomme de Franche-Comté, mon ami intime ?
Le marquis coupa la parole à Julien, qui voulait protester qu’il n’avait contribué en aucune façon à accréditer ce bruit.
— M. de Beauvoisis n’a pas voulu s’être battu contre le fils d’un charpentier.
— Je le sais, je le sais, dit M. de La Mole, c’est à moi maintenant de donner de la consistance à ce récit, qui me convient. Mais j’ai une grâce à vous demander, et qui ne vous coûtera qu’une petite demi-heure de votre temps : tous les jours d’Opéra, à onze heures et demie, allez assister dans le vestibule à la sortie du beau monde. Je vous vois encore quelquefois des façons de province, il faudrait vous en défaire ; d’ailleurs il n’est pas mal de connaître, au moins de vue, de grands personnages auprès desquels je puis un jour vous donner quelque mission. Passez au bureau de location pour vous faire reconnaître ; on vous a donné les entrées.