La guerre des mondes, de H.G Wells
Dans la maison en ruines

PARTAGER

Leur anatomie interne, comme la dissection l’a démontré depuis, était également simple. La partie la plus importante de leur structure était le cerveau qui envoyait aux yeux, à l’oreille et aux tentacules tactiles des nerfs énormes. Ils avaient, de plus, des poumons complexes, dans lesquels la bouche s’ouvrait immédiatement, ainsi que le cœur et ses vaisseaux. La gêne pulmonaire que leur causaient la pesanteur et la densité plus grande de l’atmosphère n’était que trop évidente aux mouvements convulsifs de leur enveloppe extérieure.

À cela se bornait l’ensemble des organes d’un Marsien. Aussi étrange que cela puisse paraître à un être humain, tout le complexe appareil digestif, qui constitue la plus grande partie de notre corps, n’existait pas chez les Marsiens. Ils étaient des têtes, rien que des têtes. Dépourvus d’entrailles, ils ne mangeaient pas et digéraient encore moins. Au lieu de cela, ils prenaient le sang frais d’autres créatures vivantes et se l’« injectaient » dans leurs propres veines. Je les ai vus moi-même se livrer à cette opération et je le mentionnerai quand le moment sera venu. Mais si excessif que puisse paraître mon dégoût, je ne puis me résoudre à décrire une chose dont je ne pus endurer la vue jusqu’au bout. Qu’il suffise de savoir qu’ayant recueilli le sang d’un être encore vivant — dans la plupart des cas, d’un être humain — ce sang était transvasé au moyen d’une sorte de minuscule pipette dans un canal récepteur.

Sans aucun doute, nous éprouvons à la simple idée de cette opération une répulsion horrifiée, mais, en même temps, réfléchissons combien nos habitudes carnivores sembleraient répugnantes à un lapin doué d’intelligence.

Les avantages physiologiques de ce procédé d’injection sont indéniables, si l’on pense à l’énorme perte de temps et d’énergie humaine qu’occasionne la nécessité de manger et de digérer. Nos corps sont en grande partie composés de glandes, de tubes et d’organes occupés sans cesse à convertir en sang une nourriture hétérogène. Les opérations digestives et leur réaction sur le système nerveux sapent notre force et tourmentent notre esprit. Les hommes sont heureux ou misérables selon qu’ils ont le foie plus ou moins bien portant ou des glandes gastriques plus ou moins saines. Mais les Marsiens échappaient à ces fluctuations organiques des sentiments et des émotions.

Leur indéniable préférence pour les hommes, comme source de nourriture, s’explique en partie par la nature des restes des victimes qu’ils avaient amenées avec eux comme provisions de voyage. Ces êtres, à en juger par les fragments ratatinés qui restèrent au pouvoir des humains, étaient bipèdes, pourvus d’un squelette siliceux sans consistance — presque semblable à celui des éponges siliceuses — et d’une faible musculature ; ils avaient une taille d’environ six pieds de haut, la tête ronde et droite, de larges

yeux dans des orbites très dures. Les Marsiens devaient en avoir apporté deux ou trois dans chacun de leurs cylindres, et tous avaient été tués avant d’atteindre la terre. Cela valut aussi bien pour eux car le simple effort de vouloir se mettre debout sur le sol de notre planète aurait sans doute brisé tous les os de leurs corps.

Puisque j’ai entamé cette description, je puis donner ici certains autres détails qui, encore que nous les ayons remarqués par la suite seulement, permettront au lecteur qui les connaîtrait mal de se faire une idée plus claire de ces désagréables envahisseurs.

En trois autres points, leur physiologie différait étrangement de la nôtre. Leurs organismes ne dormaient jamais, pas plus que ne dort le cœur de l’homme. Puisqu’ils n’avaient aucun vaste mécanisme musculaire à récupérer, ils ignoraient le périodique retour du sommeil. Ils ne devaient ressentir, semble-t-il, que peu ou pas de fatigue. Sur la terre, ils ne purent jamais se mouvoir sans de grands efforts et cependant ils conservèrent jusqu’au bout leur activité. En vingt-quatre heures, ils fournissaient vingt-quatre heures de travail, comme c’est peut-être le cas ici-bas avec les fourmis.

D’autre part, si étonnant que cela paraisse dans un monde sexué, les Marsiens étaient absolument dénués de sexe et devaient ignorer, par conséquent, les émotions tumultueuses que fait naître cette différence entre les humains. Un jeune Marsien, le fait est indiscutable, naquit réellement ici-bas pendant la durée de la guerre ; on le trouva attaché à son parent, à son progéniteur, partiellement retenu à lui, à la façon dont poussent les bulbes de lis ou les jeunes animalcules des polypiers d’eau douce.

Chez l’homme, chez tous les animaux d’un ordre élevé, une telle méthode de génération a disparu ; mais ce fut certainement, même ici-bas, la méthode primitive. Parmi les animaux d’ordre inférieur, à partir même des Tuniciers, ces premiers cousins des vertébrés, les deux procédés coexistent, mais généralement la méthode sexuelle l’emporte sur l’autre. Pourtant sur la planète Mars, le contraire apparemment se produit.

Il est intéressant de faire remarquer qu’un certain auteur, d’une réputation quasi-scientifique, écrivant longtemps avant l’invasion marsienne, prévit pour l’homme une structure finale qui ne différait pas grandement de la condition véritable des Marsiens. Je me souviens que sa prophétie parut, en novembre ou en décembre 1892, dans une publication depuis longtemps défunte, la « Pall Mall Budget », et je me rappelle à ce propos une caricature, publiée dans un périodique comique de l’époque anté-marsienne : « Punch ». L’auteur expliquait, sur un ton presque facétieux, que le perfectionnement incessant des appareils mécaniques devait finalement amener la disparition des membres, comment la perfection des inventions chimiques devait supprimer la digestion, comment des organes tels que la chevelure, la partie externe du nez, les dents, les oreilles, le menton, ne seraient bientôt plus des parties essentielles

du corps humain et comment la sélection naturelle amènerait leur diminution progressive dans les temps à venir. Le cerveau restait une nécessité cardinale. Une seule autre partie du corps avait des chances de survivre, et c’était la main, « moyen d’information et d’action du cerveau ».

Beaucoup de vérités ont été dites en plaisantant, et nous possédons indiscutablement dans les Marsiens l’accomplissement réel de cette suppression du côté animal de l’organisme par l’intelligence. Il est à mon avis absolument admissible que les Marsiens peuvent descendre d’êtres assez semblables à nous, par suite d’un développement graduel du cerveau et des mains — ces dernières se transformant en deux faisceaux de tentacules — aux dépens du reste du corps. Sans le corps, le cerveau deviendrait naturellement une intelligence plus égoïste, ne possédant plus rien du substratum émotionnel de l’être humain.

Le dernier point saillant par lequel le système vital de ces créatures différait du nôtre pouvait être regardé comme un détail trivial et sans importance. Les micro-organismes, qui causent, sur terre, tant de maladies et de souffrances, étaient inconnus sur la planète Mars, soit qu’ils n’y aient jamais paru, soit que la science et l’hygiène marsiennes les aient éliminés depuis des âges. Des centaines de maladies, toutes les fièvres et toutes les contagions de la vie humaine, la tuberculose, les cancers, les tumeurs et autres états morbides n’intervinrent jamais dans leur existence et puisqu’il s’agit ici des différences entre la vie à la surface de la planète Mars et la vie terrestre, je puis dire un mot des curieuses conjectures faites au sujet de l’Herbe Rouge.

Apparemment, le règne végétal dans Mars, au lieu d’avoir le vert pour couleur dominante, est d’une vive teinte rouge-sang. En tous les cas, les semences que les Marsiens — intentionnellement ou accidentellement — apportèrent avec eux donnèrent toujours naissance à des pousses rougeâtres. Seule pourtant, la plante connue sous le nom populaire d’Herbe Rouge réussit à entrer en compétition avec les végétations terrestres. La variété rampante n’eut qu’une existence transitoire et peu de gens l’ont vu croître. Néanmoins, pendant un certain temps, l’Herbe Rouge crût avec une vigueur et une luxuriance surprenantes. Le troisième ou le quatrième jour de notre emprisonnement, elle avait envahi tout le talus du trou et ses tiges, qui ressemblaient à celles du cactus, formaient une frange carminée autour de notre lucarne triangulaire. Plus tard, je la trouvai dans toute la contrée et particulièrement aux endroits où coulait quelque cours d’eau.

Les Marsiens étaient pourvus, selon toute apparence, d’une sorte d’organe de l’ouïe, un unique tympan rond placé derrière leur tête et d’yeux ayant une portée visuelle peu sensiblement différente de la nôtre, excepté que, selon Philips, le bleu et le violet devaient leur paraître noir. On suppose généralement qu’ils communiquaient entre eux par des sons et des gesticulations tentaculaires ; c’est ce qui est affirmé, du moins, dans la brochure remarquable, mais hâtivement rédigée — écrite évidemment par quelqu’un qui ne fut pas témoin oculaire des mouvements des Marsiens — à laquelle j’ai déjà fait allusion et qui a été, jusqu’ici, la principale source d’information concernant ces êtres. Or, aucun de ceux qui survécurent ne vit mieux que moi les Marsiens à l’œuvre, sans que je veuille pour cela me glorifier d’une circonstance purement accidentelle, mais le fait est exact. Aussi je puis affirmer que je les ai maintes fois observés de très près, que j’ai vu quatre, cinq et une fois six d’entre eux, exécutant indolemment ensemble les opérations les plus compliquées et les plus élaborées, sans le moindre son ni le moindre geste. Leur cri particulier précédait invariablement leur espèce de repas ; il n’avait aucune modulation et n’était, je crois, en aucun sens un signal, mais simplement une expiration d’air, nécessaire avant la succion. Je peux prétendre à une connaissance au moins élémentaire de la psychologie et à ce sujet je suis convaincu — aussi fermement qu’il est possible de l’être — que les Marsiens échangeaient leurs pensées sans aucun intermédiaire physique et j’ai acquis cette conviction malgré mes doutes antérieurs et de fortes préventions. Avant l’invasion marsienne, comme quelque lecteur se le rappellera peut-être, j’avais, avec quelque véhémence, essayé de réfuter la transmission de la pensée et les théories télépathiques.

Les Marsiens ne portaient aucun vêtement. Leurs idées sur le décorum et les ornements extérieurs étaient nécessairement différentes des nôtres et ils n’étaient nécessairement pas seulement beaucoup moins sensibles aux changements de température que nous ne le sommes, mais les changements de pression atmosphérique ne semblent pas avoir sérieusement affecté leur santé. Pourtant, s’ils ne portaient aucun vêtement, d’autres additions artificielles à leurs ressources leur donnaient une grande supériorité sur l’homme. Nous autres, humains, avec nos cycles et nos patins de route, avec les machines volantes Lilienthal, avec nos bâtons et nos canons, ne sommes encore qu’au début de l’évolution au terme de laquelle les Marsiens sont parvenus. En réalité, ils se sont transformés en simples cerveaux, revêtant des corps divers suivant leurs besoins différents, de la même façon que nous revêtons nos divers costumes et prenons une bicyclette pour une course pressée ou un parapluie s’il pleut. Rien peut-être, dans tous leurs appareils, n’est plus surprenant pour l’homme que l’absence de la « roue », ce trait dominant de presque tous les mécanismes humains. Parmi toutes les choses qu’ils apportèrent sur la terre, rien n’indique qu’ils emploient le cercle. On se serait attendu du moins à le trouver dans leurs appareils de locomotion. À ce propos, il est curieux de remarquer que, même ici-bas, la nature paraît avoir dédaigné la roue ou qu’elle lui ait préféré d’autres moyens. Non seulement les Marsiens ne connaissent pas la roue — ce qui est incroyable — ou s’abstenaient de l’employer, mais même ils se servaient singulièrement peu, dans leurs appareils, du pivot mobile avec des mouvements circulaires dans un seul plan. Presque tous les joints de leurs mécanismes présentent un système compliqué de coulisses se mouvant sur de petits appuis et des coussinets de friction superbement courbés. Pendant que nous en sommes à ces détails, remarquons que leurs leviers très longs étaient, dans la plupart des cas, actionnés par une sorte de musculature composée de disques enfermés dans une gaine élastique. Si l’on faisait passer à travers ces disques un courant électrique, ils étaient polarisés étroitement et puissamment. De cette façon était atteint ce curieux parallélisme avec les mouvements animaux qui était chez eux si surprenant et si troublant pour l’observateur humain. Des muscles du même genre abondaient dans les membres de la machine que je vis en train de décharger le cylindre, lorsque je regardai la première fois par la fente. Elle semblait infiniment plus animée que les réels Marsiens, gisant plus loin en plein soleil, haletant, agitant vainement leurs tentacules et se remuant avec de pénibles efforts, après leur immense voyage à travers l’espace.

Tandis que j’observais encore leurs mouvements affaiblis et que je notais chaque étrange détail de leur forme, le vicaire me rappela soudain sa présence en me tirant violemment par le bras. Je tournai la tête pour voir une figure renfrognée et des lèvres silencieuses mais éloquentes. Il voulait aussi regarder par la fente devant laquelle on ne pouvait se mettre qu’un à la fois et je dus, tandis que le vicaire jouissait de ce privilège, interrompre pendant un moment mes observations.

Quand je revins à mon poste, l’active machine avait déjà assemblé plusieurs des pièces qu’elle avait retirées du cylindre et le nouvel appareil qu’elle construisait prenait une forme d’une ressemblance évidente avec la sienne ; vers le bas à gauche se voyait maintenant un petit mécanisme qui lançait des jets de vapeur verte en tournant autour du trou, fort occupé à régulariser l’ouverture, creusant, extrayant et entassant la terre avec méthode et discernement. C’était là la cause des battements réguliers et des chocs rythmiques qui avaient fait pendant longtemps trembler notre refuge. Tout en travaillant, il faisait entendre une sorte de sifflement incessant. Autant que je pus m’en rendre compte, la machine allait seule, sans être nullement dirigée par un Marsien.

Publié le 24/03/2025 / 5 lectures
Commentaires
Connectez-vous pour répondre