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Le lendemain matin je me glissai dans ma chambre, la langue amère de dégoût et de honte. À la minute où la chaleur de son corps cessa de troubler mes sens, j’eus conscience de l’affreuse réalité et de l’indignité de ma trahison. Jamais plus, je le sentis aussitôt, je ne pourrais paraître devant les yeux de mon maître, je ne pourrais plus prendre sa main : ce n’était pas lui, mais moi-même, que j’avais dépouillé du bien le plus précieux.
Maintenant il n’y avait qu’une ressource : la fuite. Fiévreusement j’emballai toutes mes affaires, je réunis tous mes livres en un tas et je payai ma propriétaire : il ne fallait pas qu’il me trouvât là ; moi aussi, je devais disparaître, sans motif et mystérieusement, tout comme il le faisait lui-même par rapport à moi.
Mais au milieu de mes mouvements pressés, ma main s’arrêta soudain. J’avais entendu le grincement de l’escalier de bois, un pas en montait à la hâte les degrés, c’était son pas.
Sans doute j’étais devenu livide comme un cadavre, car, à peine entré, il eut un cri d’effroi : « Qu’est-ce que tu as, mon garçon ? Es-tu malade ? » Je reculai. Je l’évitai en me courbant, au moment où il voulait s’approcher tout à fait de moi pour m’assister.
« Qu’as-tu ? » demanda-t-il épouvanté. T’est-il arrivé du mal ? Ou bien… es-tu encore fâché contre moi ? »
J’allai me cramponner à la fenêtre. Je ne pouvais pas le regarder. Sa voix chaude et compatissante ouvrait en mon être quelque chose comme une blessure : près de m’évanouir, je sentais affluer en moi, chaud, tout chaud, brûlant et dévorant, un ardent jaillissement de honte.
Mais lui aussi était là étonné, bouleversé. Et soudain (sa voix se fit toute petite, toute hésitante), il murmura une étrange question : « Quelqu’un… t’a-t-il… dit quelque chose de moi ? »
Sans me tourner vers lui, je fis un geste de dénégation. Mais une pensée inquiète paraissait le dominer ; il répéta avec obstination : « Dis-le moi… avoue-le-moi… quelqu’un t’a-t-il dit quelque chose de moi ?… N’importe qui, je ne demande pas qui. »
Je répondis de nouveau que non. Il était là déconcerté ; tout à coup il sembla avoir remarqué que mes malles étaient faites, que mes livres étaient prêts à être emballés et que précisément son arrivée avait interrompu mes derniers préparatifs de voyage. Il s’avança tout ému : « Tu veux t’en aller, Roland, je le vois… dis-moi la vérité. »
Alors je me ressaisis. « Il faut que je parte… pardonnez-moi… mais je ne puis pas vous expliquer… je vous écrirai. » Il me fut impossible d’en dire davantage, tant ma gorge était serrée, tant mon cœur battait dans chaque parole.
Il resta figé, puis, brusquement, son attitude lassée le reprit. « Cela vaut mieux, Roland,… oui, à coup sûr, cela vaut mieux… pour toi et pour tout le monde. Mais, avant que tu t’en ailles, je voudrais te parler encore une fois. Viens à sept heures, à l’heure habituelle… Nous nous dirons adieu, d’homme à homme… il ne faut pas prendre la fuite devant soi-même ; pas besoin de lettres… ce serait puéril et indigne de nous… et puis ce que j’ai à te dire ne s’écrit pas… tu viendras donc, n’est-ce pas ? »
Je me bornai à faire signe que oui. Mon regard n’osait pas encore s’éloigner de la fenêtre. Mais je ne voyais plus rien de la clarté matinale : un voile épais et sombre était interposé entre moi et l’univers.