Ce jour-là, dans la seconde semaine de mars, M. Denizet, le juge d’instruction, avait mandé de nouveau à son cabinet, au Palais de Justice de Rouen, certains témoins importants de l’affaire Grandmorin.
Depuis trois semaines, cette affaire faisait un bruit énorme. Elle avait bouleversé Rouen, elle passionnait Paris, et les journaux de l’opposition, dans la violente campagne qu’ils menaient contre l’empire, venaient de la prendre comme machine de guerre. L’approche des élections générales, dont la préoccupation dominait toute la politique, enfiévrait la lutte. Il y avait eu, à la Chambre, des séances très orageuses : celle où l’on avait disputé âprement la validation des pouvoirs de deux députés attachés à la personne de l’empereur ; celle encore où l’on s’était acharné contre la gestion financière du Préfet de la Seine, en réclamant l’élection d’un Conseil municipal. Et l’affaire Grandmorin arrivait à point pour continuer l’agitation, les histoires les plus extraordinaires circulaient, les journaux s’emplissaient chaque matin de nouvelles hypothèses, injurieuses pour le gouvernement. D’une part, on laissait entendre que la victime, un familier des Tuileries, ancien magistrat, commandeur de la Légion d’honneur, riche à millions, était adonné aux pires débauches ; de l’autre, l’instruction n’ayant pas abouti jusque-là, on commençait à accuser la police et la magistrature de complaisance, on plaisantait sur cet assassin légendaire, resté introuvable. S’il y avait beaucoup de vérité dans ces attaques, elles n’en étaient que plus dures à supporter.
Aussi, M. Denizet sentait-il bien toute la lourde responsabilité qui pesait sur lui. Il se passionnait, lui aussi, d’autant plus qu’il avait de l’ambition et qu’il attendait ardemment une affaire de cette importance, pour mettre en lumière les hautes qualités de perspicacité et d’énergie qu’il s’accordait. Fils d’un gros éleveur normand, il avait fait son droit à Caen et n’était entré qu’assez tard dans la magistrature, où son origine paysanne, aggravée par une faillite de son père, avait rendu son avancement difficile. Substitut à Bernay, à Dieppe, au Havre, il avait mis dix ans pour devenir procureur impérial à Pont-Audemer. Puis, envoyé à Rouen comme substitut, il y était juge d’instruction depuis dix-huit mois, à cinquante ans passés. Sans fortune, ravagé de besoins que ne pouvaient contenter ses maigres appointements, il vivait dans cette dépendance de la magistrature mal payée, acceptée seulement des médiocres, et où les intelligents se dévorent, en attendant de se vendre. Lui, était d’une intelligence très vive, très déliée, honnête même, ayant l’amour de son métier, grisé de sa toute-puissance, qui le faisait, dans son cabinet de juge, maître absolu de la liberté des autres. Son intérêt seul corrigeait sa passion, il avait un si cuisant désir d’être décoré et de passer à Paris, qu’après s’être laissé emporter, au premier jour de l’instruction, par son amour de la vérité, il avançait maintenant avec une extrême prudence, en devinant de toutes parts des fondrières, dans lesquelles son avenir pouvait sombrer.
Il faut dire que M. Denizet était prévenu, car, dès le commencement de son enquête, un ami lui avait conseillé de se rendre à Paris, au ministère de la justice. Là, il avait longuement causé avec le secrétaire général, M. Camy-Lamotte, personnage considérable, ayant la haute main sur le personnel, chargé des nominations, en continuel rapport avec les Tuileries. C’était un bel homme, parti comme lui substitut, mais que ses relations et sa femme avaient fait nommer député et grand officier de la Légion d’honneur. L’affaire lui était arrivée naturellement entre les mains, le procureur impérial de Rouen, inquiet de ce drame louche où un ancien magistrat se trouvait être la victime, ayant pris la précaution d’en référer au ministre, qui s’était déchargé à son tour sur son secrétaire général. Et, ici, il y avait eu une rencontre : M. Camy-Lamotte était justement un ancien condisciple du président Grandmorin, plus jeune de quelques années, resté avec lui sur un pied d’amitié si étroite, qu’il le connaissait à fond, jusque dans ses vices. Aussi parlait-il de la mort tragique de son ami avec une affliction profonde, et il n’avait entretenu M. Denizet que de son désir ardent d’atteindre le coupable. Mais il ne cachait pas que les Tuileries se désolaient de tout ce bruit disproportionné, il s’était permis de lui recommander beaucoup de tact. En somme, le juge avait compris qu’il ferait bien de ne pas se hâter, de ne rien risquer sans approbation préalable. Même il était revenu à Rouen avec la certitude que, de son côté, le secrétaire général avait lancé des agents, désireux d’instruire l’affaire, lui aussi. On voulait connaître la vérité, pour la cacher mieux, s’il était nécessaire.
Cependant, des jours se passèrent, et M. Denizet, malgré son effort de patience, s’irritait des plaisanteries de la presse. Puis, le policier reparaissait, le nez au vent, comme un bon chien. Il était emporté par le besoin de trouver la vraie piste, par la gloire d’être le premier à l’avoir flairée, quitte à l’abandonner, si on lui en donnait l’ordre. Et, tout en attendant du ministère une lettre, un conseil, un simple signe, qui tardait à venir, il s’était remis activement à son instruction. Sur deux ou trois arrestations déjà faites, aucune n’avait pu être maintenue. Mais, brusquement, l’ouverture du testament du président Grandmorin réveilla en lui un soupçon, dont il s’était senti effleuré dès les premières heures : la culpabilité possible des Roubaud. Ce testament, encombré de legs étranges, en contenait un par lequel Séverine était instituée légataire de la maison située au lieu dit la Croix-de-Maufras. Dès lors, le mobile du meurtre, vainement cherché jusque-là, était trouvé : les Roubaud, connaissant le legs, avaient pu assassiner leur bienfaiteur pour entrer en jouissance immédiate. Cela le hantait d’autant plus, que M. Camy-Lamotte avait parlé singulièrement de madame Roubaud, comme l’ayant connue autrefois chez le président, lorsqu’elle était jeune fille. Seulement, que d’invraisemblances, que d’impossibilités matérielles et morales ! Depuis qu’il dirigeait ses recherches dans ce sens, il butait à chaque pas contre des faits qui déroutaient sa conception d’une enquête judiciaire classiquement menée. Rien ne s’éclairait, la grande clarté centrale, la cause première, illuminant tout, manquait.
Une autre piste existait bien, que M. Denizet n’avait pas perdue de vue, la piste fournie par Roubaud lui-même, celle de l’homme qui, grâce à la bousculade du départ, pouvait être monté dans le coupé. C’était le fameux assassin introuvable, légendaire, dont tous les journaux de l’opposition ricanaient. L’effort de l’instruction avait d’abord porté sur le signalement de cet homme, à Rouen d’où il était parti, à Barentin où il devait être descendu ; mais il n’en était rien résulté de précis, certains témoins niaient même la possibilité du coupé réservé pris d’assaut, d’autres donnaient les renseignements les plus contradictoires. Et la piste ne semblait devoir mener à rien de bon, lorsque le juge, en interrogeant le garde-barrière Misard, tomba sans le vouloir sur la dramatique aventure de Cabuche et de Louisette, cette enfant qui, violentée par le président, serait allée mourir chez son bon ami. Ce fut pour lui le coup de foudre, d’un bloc l’acte d’accusation classique se formula dans sa tête. Tout s’y trouvait, des menaces de mort proférées par le carrier contre la victime, des antécédents déplorables, un alibi invoqué maladroitement, impossible à prouver. En secret, dans une minute d’inspiration énergique, il avait fait, la veille, enlever Cabuche de la petite maison qu’il occupait au fond des bois, sorte de tanière perdue, où l’on avait trouvé un pantalon taché de sang. Et, tout en se défendant encore contre la conviction qui l’envahissait, tout en se promettant de ne pas lâcher l’hypothèse des Roubaud, il exultait, à l’idée que lui seul avait eu le nez assez fin pour découvrir l’assassin véritable. C’était dans le but de se faire une certitude qu’il avait mandé, ce jour-là, à son cabinet, plusieurs des témoins déjà entendus, au lendemain du crime.
Le cabinet du juge d’instruction se trouvait, du côté de la rue Jeanne-d’Arc, dans le vieux bâtiment délabré, collé au flanc de l’ancien palais des ducs de Normandie, transformé aujourd’hui en Palais de Justice, qu’il déshonorait. Cette grande pièce triste, située au rez-de-chaussée, était éclairée d’un jour si blafard, qu’il fallait y allumer une lampe, dès trois heures, en hiver. Tendue d’un ancien papier vert décoloré, elle avait pour tout ameublement deux fauteuils, quatre chaises, le bureau du juge, la petite table du greffier ; et, sur la cheminée froide, deux coupes de bronze flanquaient une pendule de marbre noir. Derrière le bureau, une porte conduisait à une seconde pièce, dans laquelle le juge cachait parfois les personnes qu’il voulait garder à sa disposition ; tandis que la porte d’entrée s’ouvrait directement sur le large couloir, garni de banquettes, où attendaient les témoins.
Dès une heure et demie, bien que la citation ne fût que pour deux heures, les Roubaud étaient là. Ils arrivaient du Havre, ils avaient à peine pris le temps de déjeuner, dans un petit restaurant de la Grande-Rue. Tous les deux vêtus de noir, lui en redingote, elle en robe de soie, comme une dame, gardaient la gravité un peu lasse et chagrine d’un ménage qui a perdu un parent. Elle s’était assise sur une banquette, immobile, sans une parole, pendant que, resté debout, les mains derrière le dos, il se promenait à pas lents devant elle. Mais, à chaque retour, leurs regards se rencontraient, et leur anxiété cachée passait alors, ainsi qu’une ombre, sur leurs faces muettes. Bien qu’il les eût comblés de joie, le legs de la Croix-de-Maufras venait de raviver leurs craintes ; car la famille du président, sa fille surtout, outrée des donations étranges, si nombreuses qu’elles atteignaient la moitié de la fortune totale, parlait d’attaquer le testament ; et madame de Lachesnaye, poussée par son mari, se montrait particulièrement dure contre son ancienne amie Séverine, qu’elle chargeait des soupçons les plus graves. D’autre part, la pensée d’une preuve, à laquelle Roubaud n’avait pas songé d’abord, le hantait maintenant d’une peur continue : la lettre qu’il avait fait écrire à sa femme afin de décider Grandmorin à partir, cette lettre qu’on allait retrouver, si celui-ci ne l’avait pas détruite, et dont on pouvait reconnaître l’écriture. Heureusement, les jours passaient, rien ne s’était encore produit, la lettre devait avoir été déchirée. Chaque citation nouvelle, au cabinet du juge d’instruction, n’en demeurait pas moins, pour le ménage, une cause de sueurs froides, sous leur correcte attitude d’héritiers et de témoins.
Deux heures sonnèrent. Jacques parut à son tour. Lui, arrivait de Paris. Tout de suite, Roubaud s’avança, la main tendue, très expansif.
— Ah ! vous aussi, on vous a dérangé… Hein ! est-ce ennuyeux, cette triste affaire qui n’en finit pas !
Jacques, en apercevant Séverine, toujours assise, immobile, venait de s’arrêter net. Depuis trois semaines, tous les deux jours, à chacun de ses voyages au Havre, le sous-chef le comblait de prévenances. Même, une fois, il avait dû accepter à déjeuner. Et, près de la jeune femme, il s’était senti frémir de son frisson, dans un trouble croissant. Allait-il donc la vouloir aussi, celle-là ? Son cœur battait, ses mains brûlaient, à voir seulement la ligne blanche du cou, autour de l’échancrure du corsage. Aussi était-il désormais fermement résolu à la fuir.
— Et, reprit Roubaud, que dit-on de l’affaire, à Paris ? Rien de nouveau, n’est-ce pas ? Voyez-vous, on ne sait rien, on ne saura jamais rien… Venez donc dire bonjour à ma femme.
Il l’entraîna, il fallut que Jacques s’approchât, saluât Séverine, gênée, souriante de son air d’enfant peureux. Il s’efforçait de causer de choses indifférentes, sous les regards du mari et de la femme qui ne le quittaient pas, comme s’ils avaient tâché de lire, au delà même de sa pensée, dans les songeries vagues où lui-même hésitait à descendre. Pourquoi était-il si froid ? pourquoi semblait-il chercher à les éviter ? Est-ce que ses souvenirs se réveillaient, est-ce que c’était pour les confronter avec lui qu’on les avait rappelés ? Cet unique témoin qu’ils redoutaient, ils auraient voulu le conquérir, se l’attacher par des liens d’une fraternité si étroite, qu’il ne trouvât plus le courage de parler contre eux.
Ce fut le sous-chef, torturé, qui revint à l’affaire.
— Alors, vous ne vous doutez pas pour quelle raison on nous cite ? Hein ! peut-être y a-t-il du nouveau ?
Jacques eut un geste d’indifférence.
— Un bruit circulait tout à l’heure, à la gare, lorsque je suis arrivé. On parlait d’une arrestation.
Les Roubaud s’étonnèrent, très agités, très perplexes. Comment, une arrestation ? personne ne leur en avait soufflé mot ! Une arrestation faite, ou une arrestation à faire ? Ils l’accablaient de questions, mais il n’en savait pas davantage.
À ce moment, dans le couloir, un bruit de pas éveilla l’attention de Séverine.
— Voici Berthe et son mari, murmura-t-elle.
C’étaient en effet, les Lachesnaye. Ils passèrent très raides devant les Roubaud, la jeune femme n’eut pas même un regard pour son ancienne camarade. Et un huissier les introduisit tout de suite dans le cabinet du juge d’instruction.
— Ah bien ! Il faut nous armer de patience, dit Roubaud. Nous sommes là pour deux bonnes heures… Asseyez-vous donc !
Lui-même venait de se placer à gauche de Séverine, et de la main il invitait Jacques à se mettre de l’autre côté, près d’elle. Celui-ci resta debout un instant encore. Puis, comme elle le regardait de son air doux et craintif, il se laissa aller sur la banquette. Elle était très frêle entre eux, il la sentait d’une tendresse soumise ; et la tiédeur légère qui émanait de cette femme, pendant leur longue attente, l’engourdissait lentement, tout entier.
Dans le cabinet de M. Denizet, les interrogatoires allaient commencer. Déjà l’instruction avait fourni la matière d’un dossier énorme, plusieurs liasses de papiers, revêtues de chemises bleues. On s’était efforcé de suivre la victime depuis son départ de Paris. M. Vandorpe, le chef de gare, avait déposé sur le départ de l’express de six heures trente, la voiture 293 ajoutée au dernier moment, les quelques paroles échangées avec Roubaud, monté dans son compartiment un peu avant l’arrivée du président Grandmorin, enfin l’installation de celui-ci dans son coupé, où il était certainement seul. Puis, le conducteur du train, Henri Dauvergne, interrogé sur ce qui s’était passé à Rouen, pendant l’arrêt de dix minutes, n’avait pu rien affirmer. Il avait vu les Roubaud causant, devant le coupé, et il croyait bien qu’ils étaient retournés dans leur compartiment, dont un surveillant aurait refermé la portière ; mais cela restait vague, au milieu des poussées de la foule et des demi-ténèbres de la gare. Quant à se prononcer si un homme, le fameux assassin introuvable, avait pu se jeter dans le coupé, au moment de la mise en marche, il croyait l’aventure peu vraisemblable, tout en en admettant la possibilité ; car elle s’était, à sa connaissance, déjà produite deux fois. D’autres employés du personnel de Rouen, questionnés aussi sur les mêmes points, au lieu d’apporter quelque lumière, n’avaient guère qu’embrouillé les choses, par leurs réponses contradictoires. Cependant, un fait prouvé, c’était la poignée de main donnée par Roubaud, de l’intérieur du wagon, au chef de gare de Barentin, monté sur le marchepied : ce chef de gare, M. Bessière, l’avait formellement reconnu comme exact, et il avait ajouté que son collègue était seul avec sa femme, qui, couchée à demi, paraissait dormir tranquillement. D’autre part, on était allé jusqu’à rechercher les voyageurs, partis de Paris dans le même compartiment que les Roubaud. La grosse dame et le gros monsieur, arrivés tard, à la dernière minute, des bourgeois de Petit-Couronne, avaient déclaré que, s’étant assoupis tout de suite, ils ne pouvaient rien dire ; et quant à la femme noire, muette en son coin, elle s’était dissipée comme une ombre, il avait été absolument impossible de la retrouver. Enfin, c’était d’autres témoins encore, le fretin, ceux qui avaient servi à établir l’identité des voyageurs descendus ce soir-là à Barentin, l’homme devant s’être arrêté là : on avait compté les billets, on était arrivé à connaître tous les voyageurs, sauf un, justement un grand gaillard, la tête enveloppée d’un mouchoir bleu, que les uns disaient vêtu d’un paletot et les autres d’une blouse. Rien que sur cet homme, disparu, évanoui ainsi qu’un rêve, il y avait au dossier trois cent dix pièces, d’une confusion telle, que chaque témoignage y était démenti par un autre.
Et le dossier se compliquait encore des pièces judiciaires : le procès-verbal de constat rédigé par le greffier que le procureur impérial et le juge d’instruction avaient emmené sur le théâtre du crime, toute une volumineuse description de l’endroit de la voie ferrée où la victime gisait, de la position du corps, du costume, des objets trouvés dans les poches, ayant permis d’établir l’identité ; le procès-verbal du médecin, amené également, une pièce où, en termes scientifiques, était longuement décrite la plaie de la gorge, l’unique plaie, une affreuse entaille faite avec un instrument tranchant, un couteau sans doute ; d’autres procès-verbaux encore, d’autres documents sur le transport du cadavre à l’hôpital de Rouen, sur le temps qu’il y était resté, avant que sa décomposition remarquablement prompte eût forcé l’autorité à le rendre à la famille. Mais, de ce nouvel amas de paperasses, demeuraient seulement deux ou trois points importants. D’abord, dans les poches, on n’avait retrouvé ni la montre, ni un petit portefeuille, où devaient être dix billets de mille francs, somme due par le président Grandmorin à sa sœur, madame Bonnehon, et que celle-ci attendait. Il aurait donc semblé que le crime avait eu le vol pour mobile, si d’autre part une bague, ornée d’un gros brillant, n’était restée au doigt. De là encore toute une série d’hypothèses. On n’avait malheureusement pas les numéros des billets de banque ; mais la montre était connue, une montre très forte, à remontoir, portant sur le boîtier les deux initiales entrelacées du président et dans l’intérieur un chiffre de fabrication, le numéro 2516. Enfin, l’arme, le couteau dont l’assassin s’était servi, avait donné lieu à des recherches considérables, le long de la voie, parmi les broussailles environnantes, partout où il aurait pu être jeté ; mais elles étaient demeurées inutiles, l’assassin devait avoir caché le couteau, dans le même trou que les billets et la montre. On avait seulement ramassé, à une centaine de mètres avant la station de Barentin, la couverture de voyage de la victime, abandonnée là, comme un objet compromettant ; et elle figurait parmi les pièces à conviction.
Lorsque les Lachesnaye entrèrent, M. Denizet, debout devant son bureau, relisait un des premiers interrogatoires, que son greffier venait de chercher dans le dossier. C’était un homme petit et assez fort, entièrement rasé, grisonnant déjà. Les joues épaisses, le menton carré, le nez large, avaient une immobilité blême, qu’augmentaient encore les paupières lourdes, retombant à demi sur de gros yeux clairs. Mais toute la sagacité, toute l’adresse qu’il croyait avoir, s’étaient réfugiées dans la bouche, une de ces bouches de comédien jouant leurs sentiments à la ville, d’une mobilité extrême, et qui s’amincissait, dans les minutes où il devenait très fin. La finesse le perdait le plus souvent, il était trop perspicace, il rusait trop avec la vérité simple et bonne, d’après un idéal de métier, s’étant fait de sa fonction un type d’anatomiste moral, doué de seconde vue, extrêmement spirituel. D’ailleurs, il n’était pas non plus un sot.
Tout de suite, il se montra aimable pour madame de Lachesnaye, car il y avait encore en lui un magistrat mondain, fréquentant la société de Rouen et des environs.
— Madame, veuillez vous asseoir.
Et il avança lui-même un siège à la jeune femme, une blonde chétive, l’air désagréable et laide, dans ses vêtements de deuil. Mais il fut simplement poli, de mine un peu rogue même, pour M. de Lachesnaye, blond lui aussi et malingre ; car ce petit homme, conseiller à la cour dès l’âge de trente-six ans, décoré, grâce à l’influence de son beau-père et aux services que son père, également magistrat, avait rendus autrefois dans les commissions mixtes, représentait à ses yeux la magistrature de faveur, la magistrature riche, les médiocres qui s’installaient, certains d’un chemin rapide par leur parenté et leur fortune ; tandis que lui, pauvre, sans protection, se trouvait réduit à tendre l’éternelle échine du solliciteur, sous la pierre sans cesse retombante de l’avancement. Aussi n’était-il pas fâché de lui faire sentir, dans ce cabinet, sa toute-puissance, l’absolu pouvoir qu’il avait sur la liberté de tous, au point de changer d’un mot un témoin en prévenu, et de procéder à son arrestation immédiate, si la fantaisie l’en prenait.
— Madame, continua-t-il, vous me pardonnerez d’avoir encore à vous torturer avec cette douloureuse histoire. Je sais que vous souhaitez aussi vivement que nous de voir la clarté se faire et le coupable expier son crime.
D’un signe, il prévint le greffier, un grand garçon jaune, à la figure osseuse, et l’interrogatoire commença.
Mais, dès les premières questions posées à sa femme, M. de Lachesnaye, qui s’était assis, voyant qu’on ne l’en priait pas, s’efforça de se substituer à elle. Il en vint à exhaler toute son amertume contre le testament de son beau-père. Comprenait-on cela ? des legs si nombreux, si importants, qu’ils atteignaient presque la moitié de la fortune, une fortune de trois millions sept cent mille francs ! Et à des personnes qu’on ne connaissait pas pour la plupart, à des femmes de toutes les classes ! Il y avait jusqu’à une petite marchande de violettes, installée sous une porte de la rue du Rocher. C’était inacceptable, il attendait que l’instruction criminelle fût finie, pour voir s’il n’y aurait pas moyen de faire casser ce testament immoral.
Pendant qu’il se désolait ainsi, les dents serrées, montrant le sot qu’il était, le provincial à passions têtues, enfoncé dans l’avarice, M. Denizet le regardait de ses gros yeux clairs, à demi cachés, et sa bouche fine exprimait un dédain jaloux, pour cet impuissant que deux millions ne satisfaisaient pas, et qu’il verrait sans doute un jour sous la pourpre suprême, grâce à tout cet argent.
— Je crois, monsieur, que vous auriez tort, dit-il enfin. Le testament ne pourrait être attaqué que si le total des legs dépassait la moitié de la fortune, et ce n’est pas le cas.
Puis, se tournant vers son greffier :
— Dites donc, Laurent, vous n’écrivez pas tout ceci, je pense.
D’un faible sourire, celui-ci le rassura, en homme qui savait comprendre.
— Mais, enfin, reprit M. de Lachesnaye plus aigrement, on ne s’imagine pas, j’espère, que je vais laisser la Croix-de-Maufras à ces Roubaud. Un cadeau pareil à la fille d’un domestique ! Et pourquoi, à quel titre ? Puis, s’il est prouvé qu’ils ont trempé dans le crime…
M. Denizet revint à l’affaire.
— Vraiment, le croyez-vous ?
— Dame ! s’ils avaient connaissance du testament, leur intérêt à la mort de notre pauvre père est démontré… Remarquez, en outre, qu’ils ont été les derniers à causer avec lui… Enfin, tout cela semble bien louche.
Impatienté, dérangé dans sa nouvelle hypothèse, le juge se tourna vers Berthe.
— Et vous madame, pensez-vous votre ancienne amie capable d’un tel crime ?
Avant de répondre, elle regarda son mari. En quelques mois de ménage, leur mauvaise grâce, leur sécheresse à tous deux s’étaient communiquées et exagérées. Ils se gâtaient ensemble, c’était lui qui l’avait jetée sur Séverine, au point que, pour ravoir la maison, elle l’aurait fait arrêter sur l’heure.
— Mon Dieu ! monsieur, finit-elle par dire, la personne dont vous parlez avait de très mauvais instincts, étant petite.
— Quoi donc ? l’accusez-vous de s’être mal conduite, Doinville ?
— Oh ! non, monsieur, mon père ne l’aurait pas gardée.
Dans ce cri, se révoltait la pruderie de la bourgeoise honnête, qui n’aurait jamais une faute à se reprocher, et qui mettait sa gloire à être une des vertus les plus incontestables de Rouen, saluée et reçue partout.
— Seulement, continua-t-elle, quand il y a des habitudes de légèreté et de dissipation… Enfin, monsieur, bien des choses que je n’aurais pas crues possibles, me paraissent certaines aujourd’hui.
De nouveau, M. Denizet eut un mouvement d’impatience. Il n’était plus du tout sur cette piste, et quiconque y demeurait devenait son adversaire, lui semblait s’attaquer à la sûreté de son intelligence.
— Voyons, pourtant, il faut raisonner, s’écria-t-il. Des gens comme les Roubaud ne tuent pas un homme comme votre père, pour hériter plus vite ; ou, tout au moins, il y aurait des indices de leur hâte, je trouverais ailleurs des traces de cette âpreté à posséder et à jouir. Non, le mobile ne suffit point, il faudrait en découvrir un autre, et il n’y a rien, vous n’apportez rien vous-mêmes… Puis, rétablissez les faits, ne constatez-vous pas des impossibilités matérielles ? Personne n’a vu les Roubaud monter dans le coupé, un employé croit même pouvoir affirmer qu’ils sont retournés dans leur compartiment. Et, puisqu’ils y étaient pour sûr à Barentin, il serait nécessaire d’admettre un va-et-vient de leur wagon à celui du président, dont les séparaient trois autres voitures, cela pendant les quelques minutes du trajet, lorsque le train était lancé à toute vitesse. Est-ce vraisemblable ? j’ai questionné des mécaniciens, des conducteurs. Tous m’ont dit qu’une grande habitude seule pouvait donner assez de sang-froid et d’énergie… La femme n’en aurait pas été en tout cas, le mari se serait risqué sans elle ; et pourquoi faire, pour tuer un protecteur qui venait de les tirer d’un embarras grave ? Non, non, décidément ! l’hypothèse ne tient pas debout, il faut chercher ailleurs… Ah ! un homme qui serait monté à Rouen et descendu à la première station, qui aurait récemment prononcé des menaces de mort contre la victime…
Dans sa passion, il arrivait à son système nouveau, il allait trop en dire, lorsque la porte, en s’entr’ouvrant, laissa passer la tête de l’huissier. Mais, avant que celui-ci eût prononcé un mot, une main gantée acheva d’ouvrir la porte toute grande ; et une dame blonde entra, vêtue d’un deuil très élégant, encore belle à cinquante ans passés, d’une beauté opulente et forte de déesse vieillie.
— C’est moi, mon cher juge. Je suis en retard, et vous m’excuserez, n’est-ce pas ? Les chemins sont impraticables, les trois lieues de Doinville à Rouen en faisaient bien six aujourd’hui.
Galamment, M. Denizet s’était levé.
— Votre santé est bonne, madame, depuis dimanche dernier ?
— Très bonne… Et vous, mon cher juge, vous êtes-vous remis de la peur que mon cocher vous a faite ? Ce garçon m’a raconté qu’il avait failli verser en vous ramenant, à deux kilomètres à peine du château.
— Oh ! une simple secousse, je ne m’en souvenais déjà plus… Asseyez-vous donc, et comme je le disais tout à l’heure à madame de Lachesnaye, pardonnez-moi de réveiller votre douleur, avec cette épouvantable affaire.
— Mon Dieu ! puisqu’il le faut… Bonjour, Berthe ! bonjour, Lachesnaye !
C’était madame Bonnehon, la sœur de la victime. Elle avait embrassé sa nièce et serré la main du mari. Veuve, depuis l’âge de trente ans, d’un manufacturier qui lui avait apporté une grosse fortune, déjà fort riche par elle-même, ayant eu dans le partage avec son frère le domaine de Doinville, elle avait mené une existence aimable, toute pleine, disait-on, de coups de cœur, mais si correcte et si franche d’apparence, qu’elle était restée l’arbitre de la société rouennaise. Par occasion et par goût, elle avait aimé dans la magistrature, recevant au château, depuis vingt-cinq ans, le monde judiciaire, tout ce monde du Palais que ses voitures amenaient de Rouen et y ramenaient, dans une continuelle fête. Aujourd’hui, elle n’était point calmée encore, on lui prêtait une tendresse maternelle pour un jeune substitut, le fils d’un conseiller à la cour, M. Chaumette : elle travaillait à l’avancement du fils, elle comblait le père d’invitations et de prévenances. Et elle avait gardé aussi un bon ami des temps anciens, un conseiller également, un célibataire, M. Desbazeilles, la gloire littéraire de la cour de Rouen, dont on citait des sonnets finement tournés. Pendant des années, il avait eu sa chambre à Doinville. Maintenant, bien qu’il eût dépassé la soixantaine, il y venait dîner toujours, en vieux camarade, auquel ses rhumatismes ne permettaient plus que le souvenir. Elle conservait ainsi sa royauté par sa bonne grâce, malgré la vieillesse menaçante, et personne ne songeait à la lui disputer, elle n’avait senti une rivale que pendant le dernier hiver, chez madame Leboucq, la femme d’un conseiller encore, une grande brune de trente-quatre ans, vraiment très bien, où la magistrature commençait à aller beaucoup. Cela, dans son enjouement habituel, lui donnait une pointe de mélancolie.
— Alors, madame, si vous le permettez, reprit M. Denizet, je vais vous poser quelques questions.
L’interrogatoire des Lachesnaye était terminé, mais il ne les congédiait pas : son cabinet si morne, si froid, tournait au salon mondain. Le greffier, flegmatique, se prépara de nouveau à écrire.
— Un témoin a parlé d’une dépêche que votre frère aurait reçue, l’appelant tout de suite à Doinville… Nous n’avons pas trouvé trace de cette dépêche. Lui auriez-vous écrit, vous, madame ?
Madame Bonnehon, très à l’aise, souriante, se mit à répondre sur le ton d’une amicale causerie.
— Je n’ai pas écrit à mon frère, je l’attendais, je savais qu’il devait venir, mais sans qu’une date fût fixée. D’habitude, il tombait de la sorte, et presque toujours par un train de nuit. Comme il habitait un pavillon isolé dans le parc, ouvrant sur une ruelle déserte, nous ne l’entendions même pas arriver. Il louait à Barentin une voiture, il ne se montrait que le lendemain, fort tard parfois dans la journée, ainsi qu’un voisin en visite, installé chez lui depuis longtemps… Si, cette fois-là, je l’attendais, c’était qu’il devait m’apporter une somme de dix mille francs, un règlement de compte entre nous. Il avait certainement les dix mille francs sur lui. C’est pourquoi j’ai toujours cru qu’on l’avait tué pour le voler, simplement.
Le juge laissa régner un court silence ; puis, la regardant en face :
— Qu’est-ce que vous pensez de Mme Roubaud et de son mari ?
Elle eut un vif mouvement de protestation.
— Ah ! non, mon cher monsieur Denizet, vous n’allez pas encore vous égarer sur le compte de ces braves gens… Séverine était une bonne petite fille, très douce, très docile même, et délicieuse avec ça, ce qui ne gâte rien. Je pense, puisque vous tenez à ce que je le répète, qu’elle et son mari sont incapables d’une mauvaise action.
Il l’approuvait de la tête, il triomphait, en jetant un coup d’œil vers madame de Lachesnaye. Celle-ci, piquée, se permit d’intervenir.
— Ma tante, je vous trouve bien facile.
Alors, madame Bonnehon se soulagea, avec son franc-parler ordinaire.
— Laisse donc, Berthe, nous ne nous entendrons jamais là-dessus… Elle était gaie, elle aimait à rire, et elle avait bien raison… Je sais parfaitement ce que ton mari et toi vous pensez. Mais, en vérité, il faut que l’intérêt vous trouble la tête, pour que vous vous étonniez si fort de ce legs de la Croix-de-Maufras, fait par ton père à la bonne Séverine… Il l’avait élevée, il l’avait dotée, il était tout naturel qu’il la mît sur son testament. Ne la considérait-il pas un peu comme sa fille, voyons !… Ah ! ma chère, l’argent compte pour si peu de chose dans le bonheur !
Elle, en effet, ayant toujours été très riche, se montrait d’un désintéressement absolu. Même, par un raffinement de belle femme adorée, elle affectait de mettre l’unique raison de vivre dans la beauté et dans l’amour.
— C’est Roubaud qui a parlé de la dépêche, fit remarquer sèchement M. de Lachesnaye. S’il n’y a pas eu de dépêche, le président n’a pas pu lui dire qu’il en avait reçu une. Pourquoi Roubaud a-t-il menti ?
— Mais, s’écria M. Denizet, se passionnant, le président peut très bien avoir inventé lui-même cette dépêche, pour expliquer son départ subit aux Roubaud. Selon leur propre témoignage, il ne devait partir que le lendemain ; et, comme il se trouvait dans le même train qu’eux, il avait besoin d’une raison quelconque, s’il ne voulait pas leur apprendre la raison vraie, que nous ignorons tous, d’ailleurs… Cela n’a pas d’importance, cela ne mène à rien.
Un nouveau silence se fit. Quand le juge continua, il était très calme, il se montra plein de précautions.
— À présent, madame, j’aborde un sujet particulièrement délicat, et je vous prie d’excuser la nature de mes questions. Personne plus que moi ne respecte la mémoire de votre frère… Des bruits couraient, n’est-ce pas ? on lui donnait des maîtresses.
Madame Bonnehon s’était remise à sourire, avec son infinie tolérance.
— Oh ! cher monsieur, à son âge !… Mon frère a été veuf de bonne heure, je ne me suis jamais cru le droit de trouver mauvais ce que lui-même trouvait bon. Il a donc vécu à sa guise, sans que je me mêle en rien de son existence. Ce que je sais, c’est qu’il gardait son rang, et qu’il est resté jusqu’au bout un homme du meilleur monde.
Berthe, suffoquée que, devant elle, on parlât des maîtresses de son père, avait baissé les yeux ; pendant que son mari, aussi gêné qu’elle, était allé se planter devant la fenêtre, tournant le dos.
— Pardonnez-moi, si j’insiste, dit M. Denizet. N’y a-t-il pas eu une histoire, avec une jeune femme de chambre, chez vous ?
— Ah ! oui, Louisette… Mais, cher monsieur, c’était une petite vicieuse qui, à quatorze ans, avait des rapports avec un repris de justice. On a voulu exploiter sa mort contre mon frère. C’est une indignité, je vais vous raconter ça.
Sans doute elle était de bonne foi. Bien qu’elle sût à quoi s’en tenir sur les mœurs du président, et que sa mort tragique ne l’eût pas surprise, elle sentait le besoin de défendre la haute situation de la famille. D’ailleurs, dans cette malheureuse histoire de Louisette, si elle le croyait très capable d’avoir voulu la petite, elle était convaincue également de la débauche précoce de celle-ci.
— Imaginez-vous une gamine, oh ! si petite, si délicate, blonde et rose comme un petit ange, et douce avec ça, d’une douceur de sainte-n’y-touche à lui donner le bon Dieu sans confession… Eh bien ! elle n’avait pas quatorze ans qu’elle était la bonne amie d’une sorte de brute, un carrier du nom de Cabuche, qui venait de faire cinq ans de prison, pour avoir tué un homme dans un cabaret. Ce garçon vivait à l’état sauvage, sur la lisière de la forêt de Bécourt, où son père, mort de chagrin, lui avait laissé une masure faite de troncs d’arbres et de terre. Il s’entêtait à y exploiter un coin des carrières abandonnées, qui autrefois, je crois bien, ont fourni la moitié des pierres dont Rouen est bâti. Et c’était au fond de ce terrier que la petite allait retrouver son loup-garou, dont tout le pays avait une si grosse peur, qu’il vivait absolument seul, comme un pestiféré. Souvent, on les rencontrait ensemble, rôdant par les bois, se tenant par la main, elle si mignonne, lui énorme et bestial. Enfin, une débauche à ne pas croire… Naturellement, je n’ai connu ces choses que plus tard. J’avais pris Louisette chez moi presque par charité, pour faire une bonne œuvre. Sa famille, ces Misard, que je savais pauvres, s’étaient bien gardés de me dire qu’ils avaient roué de coups l’enfant, sans pouvoir l’empêcher de courir chez son Cabuche, dès qu’une porte restait ouverte… Et c’est alors que l’accident est arrivé. Mon frère, à Doinville, n’avait pas de serviteurs à lui. Louisette et une autre femme faisaient le ménage du pavillon écarté qu’il occupait. Un matin qu’elle s’y était rendue seule, elle disparut. Pour moi, elle préméditait sa fuite depuis longtemps, peut-être son amant l’attendait-il et l’avait-il emmenée… Mais l’épouvantable, ce fut que, cinq jours après, le bruit de la mort de Louisette courait, avec des détails sur un viol, tenté par mon frère, dans des circonstances si monstrueuses, que l’enfant, affolée, était allée chez Cabuche, disait-on, mourir d’une fièvre cérébrale. Que s’était-il passé ? tant de versions ont circulé, qu’il est difficile de le dire. Je crois pour ma part que Louisette, morte réellement d’une mauvaise fièvre, car un médecin l’a constaté, a succombé à quelque imprudence, des nuits à la belle étoile, des vagabondages dans les marais… N’est-ce pas ? mon cher monsieur, vous ne voyez pas mon frère supplicier cette gamine. C’est odieux, c’est impossible.
Pendant ce récit, M. Denizet avait écouté attentivement, sans approuver ni désapprouver. Et madame Bonnehon eut un léger embarras à finir ; puis, se décidant :
— Mon Dieu ! je ne dis point que mon frère n’ait pas voulu plaisanter avec elle. Il aimait la jeunesse, il était très gai, sous son apparence rigide. Enfin, mettons qu’il l’ait embrassée.
Sur ce mot, il y eut une révolte pudique des Lachesnaye.
— Oh ! ma tante, ma tante !
Mais elle haussa les épaules : pourquoi mentir à la justice ?
— Il l’a embrassée, chatouillée peut-être. Il n’y a pas de crime là dedans… Et ce qui me fait admettre cela, c’est que l’invention ne vient pas du carrier. Louisette doit être la menteuse, la vicieuse qui a grossi les choses pour se faire peut-être garder par son amant, de façon que celui-ci, une brute, je vous l’ai dit, a fini de bonne foi par s’imaginer qu’on lui avait tué sa maîtresse… Il était réellement fou de rage, il répétait dans tous les cabarets que, si le président lui tombait sous les mains, il le saignerait comme un cochon…
Le juge, silencieux jusque-là, l’interrompit vivement.
— Il a dit cela, des témoins pourront-ils l’affirmer ?
— Oh ! cher monsieur, vous en trouverez tant que vous voudrez… Enfin, une bien triste affaire, nous avons eu beaucoup d’ennuis. Heureusement que la situation de mon frère le mettait au-dessus de tout soupçon.
Madame Bonnehon venait de comprendre quelle piste nouvelle suivait M. Denizet ; et elle en était assez inquiète, elle préféra ne pas s’engager davantage, en le questionnant à son tour. Il s’était levé, il dit qu’il ne voulait pas abuser plus longtemps de la douloureuse complaisance de la famille. Sur son ordre, le greffier lut les interrogatoires, avant de les faire signer aux témoins. Ils étaient d’une correction parfaite, ces interrogatoires, si bien épluchés des mots inutiles et compromettants, que madame Bonnehon, la plume à la main, eut un coup d’œil de surprise bienveillante sur ce Laurent, blême, osseux, qu’elle n’avait pas regardé encore.
Puis, comme le juge l’accompagnait, ainsi que son neveu et sa nièce, jusqu’à la porte, elle lui serra les mains.
— À bientôt, n’est-ce pas ? Vous savez qu’on vous attend toujours à Doinville… Et merci, vous êtes un de mes derniers fidèles.
Son sourire s’était voilé de mélancolie, tandis que sa nièce, sèche, sortie la première, n’avait eu qu’une légère salutation.
Quand il fut seul, M. Denizet respira une minute. Il s’était arrêté, debout, réfléchissant. Pour lui, l’affaire devenait claire, il y avait eu certainement violence de la part de Grandmorin, dont la réputation était connue. Cela rendait l’instruction délicate, il se promettait de redoubler de prudence, jusqu’à ce que les avis qu’il attendait du ministère, fussent arrivés. Mais il n’en triomphait pas moins. Enfin, il tenait le coupable.
Lorsqu’il eut repris sa place, devant le bureau, il sonna l’huissier.
— Faites entrer le sieur Jacques Lantier.
Sur la banquette du couloir, les Roubaud attendaient toujours, avec leurs visages fermés, comme ensommeillés de patience, qu’un tic nerveux, parfois, remuait. Et la voix de l’huissier, appelant Jacques, sembla les réveiller, dans un léger tressaillement. Ils le suivirent de leurs yeux élargis, ils le regardèrent disparaître chez le juge. Puis, ils retombèrent à leur attente, pâlis encore, silencieux.
Toute cette affaire, depuis trois semaines, hantait Jacques d’un malaise, comme si elle avait pu finir par tourner contre lui. Cela était déraisonnable, car il n’avait rien à se reprocher, pas même d’avoir gardé le silence ; et, pourtant, il n’entrait chez le juge qu’avec le petit frisson du coupable, qui craint de voir son crime découvert ; et il se défendait contre les questions, il se surveillait, de peur d’en trop dire. Lui aussi aurait pu tuer : cela ne se lisait-il pas dans ses yeux ? Rien ne lui était plus désagréable que ces citations en justice, il en éprouvait une sorte de colère, ayant hâte, disait-il, qu’on ne le tourmentât plus, avec des histoires qui ne le regardaient pas.
D’ailleurs, ce jour-là, M. Denizet n’insista que sur le signalement de l’assassin. Jacques, étant l’unique témoin qui eût entrevu ce dernier, pouvait seul donner des renseignements précis. Mais il ne sortait pas de sa première déposition, il répétait que la scène du meurtre était restée pour lui la vision d’une seconde à peine, une image si rapide, qu’elle demeurait comme sans forme, abstraite, dans son souvenir. Ce n’était qu’un homme en égorgeant un autre, et rien de plus. Pendant une demi-heure, le juge, avec une obstination lente, le harcela, lui posa la même question sous tous les sens imaginables : était-il grand, était-il petit ? avait-il de la barbe, avait-il des cheveux longs ou courts ? quelle sorte de vêtements portait-il ? à quelle classe paraissait-il appartenir ? Et Jacques, troublé, ne faisait toujours que des réponses vagues.
— Enfin, demanda brusquement M. Denizet en le regardant dans les yeux, si on vous le montrait, le reconnaîtriez-vous ?
Il eut un léger battement de paupières, envahi d’une angoisse sous ce regard qui fouillait son crâne. Sa conscience s’interrogea tout haut.
— Le reconnaître… oui… peut-être.
Mais déjà son étrange peur d’une complicité inconsciente le rejetait dans son système évasif.
— Non, pourtant, je ne pense pas, jamais je n’oserais affirmer. Songez donc ! une vitesse de quatre-vingts kilomètres à l’heure !
D’un geste de découragement, le juge allait le faire passer dans la pièce voisine, pour le garder à sa disposition, lorsqu’il se ravisa.
— Restez, asseyez-vous.
Et, sonnant de nouveau l’huissier :
— Introduisez monsieur et madame Roubaud.
Dès la porte, en apercevant Jacques, leurs yeux se ternirent d’un vacillement d’inquiétude. Avait-il parlé ? le gardait-on pour le confronter avec eux ? Toute leur assurance s’en allait, de le sentir là ; et ce fut la voix un peu sourde qu’ils répondirent d’abord. Mais le juge avait simplement repris leur premier interrogatoire, ils n’eurent qu’à répéter les mêmes phrases, presque identiques, pendant qu’il les écoutait, la tête basse, sans même les regarder.
Puis, tout d’un coup, il se tourna vers Séverine.
— Madame, vous avez dit au commissaire de surveillance, dont j’ai là le procès-verbal, que, pour vous, un homme était monté à Rouen, dans le coupé, comme le train se mettait en marche.
Elle resta saisie. Pourquoi rappelait-il cela ? était-ce un piège ? allait-il, en rapprochant ses déclarations, la faire se démentir elle-même ? Aussi, d’un coup d’œil, consulta-t-elle son mari, qui intervint prudemment.
— Je ne crois pas, monsieur, que ma femme se soit montrée si affirmative.
— Pardon… Comme vous émettiez la possibilité du fait, madame a dit : « C’est certainement ce qui est arrivé »… Eh bien ! madame, je désire savoir si vous aviez des motifs particuliers pour parler ainsi.
Elle acheva de se troubler, convaincue que, si elle ne se méfiait pas, il allait, de réponse en réponse, la mener à des aveux. Pourtant, elle ne pouvait garder le silence.
— Oh ! non, monsieur, aucun motif… J’ai dû dire ça à titre de simple raisonnement, parce qu’en effet il est difficile de s’expliquer les choses d’une autre façon.
— Alors, vous n’avez pas vu l’homme, vous ne pouvez rien nous apprendre sur lui ?
— Non, non, monsieur, rien !
M. Denizet sembla abandonner ce point de l’instruction. Mais il y revint tout de suite avec Roubaud.
— Et vous, comment se fait-il que vous n’ayez pas vu l’homme, s’il est réellement monté, car il résulte de votre déposition même que vous causiez encore avec la victime, lorsqu’on a sifflé pour le départ ?
Cette insistance finissait par terrifier le sous-chef de gare, dans l’anxiété où il était de savoir quel parti il devait prendre, lâcher l’invention de l’homme, ou s’y entêter. Si l’on avait des preuves contre lui, l’hypothèse de l’assassin inconnu n’était guère soutenable et pouvait même aggraver son cas. Il attendait de comprendre, il répondit par des explications confuses, longuement.
— Il est vraiment fâcheux, reprit M. Denizet, que vos souvenirs soient restés si peu clairs, car vous nous aideriez à mettre fin aux soupçons qui se sont égarés sur diverses personnes.
Cela parut si direct à Roubaud, qu’il éprouva un irrésistible besoin de s’innocenter. Il se vit découvert, son parti fut pris tout de suite.
— Il y a là un tel cas de conscience ! On hésite, vous comprenez, rien n’est plus naturel. Quand je vous avouerais que je crois bien l’avoir vu, l’homme…
Le juge eut un geste de triomphe, croyant devoir ce commencement de franchise à son habileté. Il disait connaître par expérience l’étrange peine que certains témoins ont à confesser ce qu’ils savent ; et, ceux-là, il se flattait de les accoucher malgré eux.
— Parlez donc… Comment est-il ? petit, grand, de votre taille à peu près ?
— Oh ! non, non, beaucoup plus grand… Du moins, j’en ai eu la sensation, car c’est une simple sensation, un individu que je suis presque sûr d’avoir frôlé, en courant pour retourner à mon wagon.
— Attendez, dit M. Denizet.
Et, se tournant vers Jacques, il lui demanda :
— L’homme que vous avez entrevu, le couteau au poing, était-il plus grand que M. Roubaud ?
Le mécanicien qui s’impatientait, car il commençait à craindre de ne pouvoir prendre le train de cinq heures, leva les yeux, examina Roubaud ; et il semblait ne jamais l’avoir regardé, il s’étonnait de le trouver court, puissant, avec un profil singulier, vu ailleurs, rêvé peut-être.
— Non, murmura-t-il, pas plus grand, à peu près de la même taille.
Mais le sous-chef de gare protestait avec vivacité.
— Oh ! beaucoup plus grand, de toute la tête au moins.
Jacques restait les yeux largement ouverts sur lui ; et, sous ce regard, où il lisait une surprise croissante, il s’agitait, comme pour échapper à sa propre ressemblance ; tandis que sa femme, elle aussi, suivait, glacée, le travail sourd de mémoire, exprimé par le visage du jeune homme. Clairement, celui-ci s’était étonné d’abord de certaines analogies entre Roubaud et l’assassin ; ensuite, il venait d’avoir la certitude brusque que Roubaud était l’assassin, ainsi que le bruit en avait couru ; puis, maintenant, il semblait tout à l’émotion de cette découverte, la face béante, sans qu’il fût possible de savoir ce qu’il allait faire, sans qu’il le sût lui-même. S’il parlait, le ménage était perdu. Les yeux de Roubaud avaient rencontré les siens, tous deux se regardaient jusqu’à l’âme. Il y eut un silence.
— Alors, vous n’êtes pas d’accord, reprit M. Denizet. Si vous l’avez vu plus petit, vous, c’est sans doute qu’il était courbé, dans la lutte avec sa victime.
Lui aussi regardait les deux hommes. Il n’avait pas songé à utiliser ainsi cette confrontation ; mais, par instinct de métier, il sentit, à cette minute, que la vérité passait dans l’air. Sa confiance en la piste Cabuche en fut même ébranlée. Est-ce que les Lachesnaye auraient eu raison ? est-ce que les coupables, contre toute vraisemblance, seraient cet employé honnête et sa jeune femme, si douce ?
— L’homme avait-il sa barbe entière, comme vous ? demanda-t-il à Roubaud.
Ce dernier eut la force de répondre, sans que sa voix tremblât :
— Sa barbe entière, non, non ! Pas de barbe du tout, je crois.
Jacques comprit que la même question allait lui être posée. Que dirait-il ? car il aurait bien juré, lui, que l’homme portait toute sa barbe. En somme, ces gens ne l’intéressaient point, pourquoi ne pas dire la vérité ? Mais, comme il détournait ses yeux du mari, il rencontra le regard de la femme ; et il lut, dans ce regard, une supplication si ardente, un don si entier de toute la personne, qu’il en fut bouleversé. Son frisson ancien le reprenait : l’aimait-il donc, était-ce donc celle-là qu’il pourrait aimer, comme on aime d’amour, sans un monstrueux désir de destruction ? Et, à ce moment, par un singulier contrecoup de son trouble, il lui sembla que sa mémoire s’obscurcissait, il ne retrouvait plus l’assassin dans Roubaud. La vision redevenait vague, un doute le prenait, à ce point qu’il se serait mortellement repenti d’avoir parlé.
M. Denizet posait la question :
— L’homme avait-il sa barbe entière, comme monsieur Roubaud ?
Et il répondit de bonne foi :
— Monsieur, en vérité, je ne puis pas dire. Encore un coup, cela a été trop rapide. Je ne sais rien, je ne veux rien affirmer.
Mais M. Denizet s’entêta, car il désirait en finir avec le soupçon sur le sous-chef. Il poussa celui-ci, il poussa le mécanicien, arriva à obtenir du premier un signalement complet de l’assassin, grand, fort, sans barbe, vêtu d’une blouse, en tout le contraire de son propre signalement ; tandis qu’il ne tirait plus du second que des monosyllabes évasifs, qui donnaient de la force aux affirmations de l’autre. Et le juge en revenait à sa conviction première : il était sur la bonne piste, le portrait que le témoin faisait de l’assassin se trouvait être si exact, que chaque trait nouveau ajoutait à la certitude. C’était ce ménage, soupçonné injustement, qui, par sa déposition accablante, ferait tomber la tête du coupable.
— Entrez là, dit-il aux Roubaud et à Jacques, en les faisant passer dans la pièce voisine, quand ils eurent signé leurs interrogatoires. Attendez que je vous appelle.
Immédiatement, il donna l’ordre qu’on amenât le prisonnier ; et il était si heureux, qu’il poussa, avec son greffier, la belle humeur jusqu’à dire :
— Laurent, nous le tenons.
Mais la porte s’était ouverte, deux gendarmes avaient paru, conduisant un grand garçon de vingt-cinq à trente ans. Ils se retirèrent sur un signe du juge, et Cabuche resta seul au milieu du cabinet, ahuri, avec un hérissement fauve de bête traquée. C’était un gaillard, au cou puissant, aux poings énormes, blond, très blanc de peau, la barbe rare, à peine un duvet doré qui frisait, soyeux. La face massive, le front bas disaient la violence de l’être borné, tout à la sensation immédiate ; mais il y avait comme un besoin de soumission tendre, dans la bouche large et dans le nez carré de bon chien. Saisi brutalement au fond de son trou, de grand matin, arraché à sa forêt, exaspéré des accusations qu’il ne comprenait pas, il avait déjà, avec son effarement et sa blouse déchirée, l’air louche du prévenu, cet air de bandit sournois que la prison donne au plus honnête homme. La nuit tombait, la pièce était noire, et il se renfonçait dans l’ombre, lorsque l’huissier apporta une grosse lampe, au globe nu, dont la vive lumière lui éclaira le visage. Alors, découvert, il demeura immobile.
Tout de suite, M. Denizet avait fixé sur lui ses gros yeux clairs, aux paupières lourdes. Et il ne parlait pas, c’était l’engagement muet, l’essai premier de sa puissance, avant la guerre de sauvage, guerre de ruses, de pièges, de tortures morales. Cet homme était le coupable, tout devenait licite contre lui, il n’avait plus que le droit d’avouer son crime.
L’interrogatoire commença, très lent.
— Savez-vous de quel crime vous êtes accusé ?
Cabuche, la voix empâtée de colère impuissante, grogna :
— On ne me l’a pas dit, mais je m’en doute bien. On en a assez causé !
— Vous connaissiez monsieur Grandmorin ?
— Oui, oui, je le connaissais, trop !
— Une fille Louisette, votre maîtresse, est entrée, comme femme de chambre, chez madame Bonnehon.
Un sursaut de rage emporta le carrier. Dans la colère, il voyait rouge.
— Nom de Dieu ! ceux qui disent ça sont de sacrés menteurs. Louisette n’était pas ma maîtresse.
Curieusement, le juge l’avait regardé se fâcher. Et, faisant faire un crochet à l’interrogatoire :
— Vous êtes très violent, vous avez été condamné à cinq ans de prison pour avoir tué un homme, dans une querelle.
Cabuche baissa la tête. C’était sa honte, cette condamnation. Il murmura :
— Il avait tapé le premier… Je n’ai fait que quatre ans, on m’a gracié d’un an.
— Alors, reprit M. Denizet, vous prétendez que la fille Louisette n’était pas votre maîtresse ?
De nouveau, il serra les poings. Puis, d’une voix basse, entrecoupée :
— Comprenez donc, elle était gamine, pas quatorze ans encore, quand je suis revenu de là-bas… Alors, tout le monde me fuyait, on m’aurait jeté des pierres. Et elle, dans la forêt, où je la rencontrais toujours, elle s’approchait, elle causait, elle était gentille, oh ! gentille… Nous sommes donc devenus amis comme ça. Nous nous tenions par la main, en nous promenant. C’était si bon, si bon, dans ce temps-là !… Bien sûr qu’elle grandissait et que je songeais à elle. Je ne peux pas dire le contraire, j’étais comme un fou, tant je l’aimais. Elle m’aimait très fort aussi, et ça aurait fini par arriver, ce que vous dites, quand on l’a séparée de moi, en la mettant à Doinville, chez cette dame… Puis, un soir, en rentrant de la carrière, je l’ai trouvée devant ma porte, à moitié folle, si abîmée, qu’elle brûlait de fièvre. Elle n’avait pas osé rentrer chez ses parents, elle venait mourir chez moi… Ah ! nom de Dieu, le cochon ! j’aurais dû courir le saigner tout de suite !
Le juge pinçait ses lèvres fines, étonné de l’accent sincère de cet homme. Décidément, il fallait jouer serré, il avait affaire à plus forte partie qu’il n’avait cru.
— Oui, je sais l’histoire épouvantable que vous et cette fille avez inventée. Remarquez seulement que toute la vie de monsieur Grandmorin le mettait au-dessus de vos accusations.
Éperdu, les yeux ronds, les mains tremblantes, le carrier bégayait.
— Quoi ? qu’est-ce que nous avons inventé ?… C’est les autres qui mentent, et c’est nous qu’on accuse de menteries !
— Mais oui, ne faites pas l’innocent… J’ai déjà interrogé Misard, l’homme qui a épousé la mère de votre maîtresse. Je le confronterai avec vous, s’il est nécessaire. Vous verrez ce qu’il pense de votre histoire, lui… Et prenez bien garde à vos réponses. Nous avons des témoins, nous savons tout, vous feriez mieux de dire la vérité.
C’était son ordinaire tactique d’intimidation, même lorsqu’il ne savait rien et qu’il n’avait pas de témoins.
— Ainsi nierez-vous que, publiquement, vous avez crié partout que vous saigneriez monsieur Grandmorin ?
— Ah ! ça oui, je l’ai dit. Et je le disais de bon cœur, allez ! car la main me démangeait bougrement !
Une surprise arrêta net M. Denizet, qui s’attendait à un système de complète dénégation. Comment ! le prévenu avouait les menaces. Quelle ruse cela cachait-il ? Craignant d’être allé trop vite en besogne, il se recueillit un instant, puis le dévisagea, en lui posant cette question brusque :
— Qu’avez-vous fait pendant la nuit du 14 au 15 février ?
— Je me suis couché à la nuit, vers six heures… J’étais un peu souffrant, et mon cousin Louis m’a même rendu le service de conduire une charge de pierres à Doinville.
— Oui, on a vu votre cousin, avec la voiture, traverser la voie, au passage à niveau. Mais votre cousin, interrogé, n’a pu répondre qu’une chose : c’est que vous l’avez quitté vers midi et qu’il ne vous a plus revu… Prouvez-moi que vous étiez couché à six heures.
— Voyons, c’est bête, je ne peux pas prouver ça. J’habite une maison toute seule, à la lisière de la forêt… J’y étais, je le dis, et c’est tout.
Alors, M. Denizet se décida à frapper le grand coup de l’affirmation qui s’impose. Sa face s’immobilisait dans une tension de volonté, tandis que sa bouche jouait la scène.
— Je vais vous le dire, moi, ce que vous avez fait, le 14 février au soir… À trois heures, vous avez pris, à Barentin, le train pour Rouen, dans un but que l’instruction n’a pu encore établir. Vous deviez revenir par le train de Paris qui s’arrête à Rouen à neuf heures trois ; et vous étiez sur le quai, au milieu de la foule, lorsque vous avez aperçu monsieur Grandmorin, dans son coupé. Remarquez que j’admets très bien qu’il n’y a pas eu guet-apens, que l’idée du crime vous est venue seulement alors… Vous êtes monté grâce à la bousculade, vous avez attendu d’être sous le tunnel de Malaunay ; mais vous avez mal calculé le temps, car le train sortait du tunnel, lorsque vous avez fait le coup… Et vous avez jeté le cadavre, et vous êtes descendu à Barentin, après vous être débarrassé aussi de la couverture de voyage… Voilà ce que vous avez fait.
Il épiait les moindres ondes sur la face rose de Cabuche, et il s’irrita, lorsque celui-ci, très attentif d’abord, finit par éclater d’un bon rire.
— Qu’est-ce que vous racontez là ?… Si j’avais fait le coup, je le dirais.
Puis, tranquillement :
— Je ne l’ai pas fait, mais j’aurais dû le faire. Nom de Dieu ! oui, je le regrette.
Et M. Denizet ne put en tirer autre chose. Vainement, il reprit ses questions, revint dix fois sur les mêmes points, par des tactiques différentes. Non ! toujours non ! ce n’était pas lui. Il haussait les épaules, trouvait ça bête. En l’arrêtant, on avait fouillé la masure, sans découvrir ni l’arme, ni les dix billets de banque, ni la montre ; mais on avait saisi un pantalon taché de quelques gouttelettes de sang, preuve accablante. De nouveau, il s’était mis à rire : encore une belle histoire, un lapin, pris au collet, qui lui avait saigné sur les jambes ! Et, dans son idée fixe du crime, c’était le juge qui perdait pied, par trop de finesse professionnelle, compliquant, allant au delà de la vérité simple. Cet homme borné, incapable de lutter de ruse, d’une force invincible quand il disait non, toujours non, le jetait peu à peu hors de lui ; car il ne l’admettait que coupable, chaque dénégation nouvelle l’outrait davantage, comme un entêtement dans la sauvagerie et le mensonge. Il le forcerait bien à se couper.
— Alors, vous niez ?
— Bien sûr, puisque ce n’est pas moi… Si c’était moi, ah ! j’en serais trop fier, je le dirais.
D’un brusque mouvement, M. Denizet se leva, alla lui-même ouvrir la porte de la petite pièce voisine. Et, lorsqu’il eut rappelé Jacques :
— Reconnaissez-vous cet homme ?
— Je le connais, répondit le mécanicien surpris. Je l’ai vu autrefois, chez les Misard.
— Non, non… Le reconnaissez-vous pour l’homme du wagon, l’assassin ?
Du coup, Jacques redevint circonspect. D’ailleurs, il ne le reconnaissait pas. L’autre lui avait semblé plus court, plus noir. Il allait le déclarer, lorsqu’il trouva que c’était trop s’avancer encore. Et il resta évasif.
— Je ne sais pas, je ne peux pas dire… Je vous assure, monsieur, que je ne peux pas dire.
M. Denizet, sans attendre, appela les Roubaud à leur tour. Et il leur posa la question :
— Reconnaissez-vous cet homme ?
Cabuche souriait toujours. Il ne s’étonna pas, il adressa un petit signe de tête à Séverine, qu’il avait connue jeune fille, quand elle habitait la Croix-de-Maufras. Mais elle et son mari venaient d’avoir un saisissement, en le voyant là. Ils comprenaient : c’était l’homme arrêté dont leur avait parlé Jacques, le prévenu qui avait motivé leur nouvel interrogatoire. Et Roubaud était stupéfié, effrayé de la ressemblance de ce garçon avec l’assassin imaginaire, dont il avait inventé le signalement, le contraire du sien. Cela se trouvait être purement fortuit, il en restait si troublé, qu’il hésitait à répondre.
— Voyons, le reconnaissez-vous ?
— Mon Dieu ! monsieur le juge, je vous le répète, ç’a été une sensation simplement, un individu qui m’a frôlé… Sans doute, celui-ci est grand comme l’autre, et il est blond, et il n’a pas de barbe…
— Enfin, le reconnaissez-vous ?
Le sous-chef, oppressé, était tout tremblant d’une sourde lutte intérieure. L’instinct de la conservation l’emporta.
— Je ne peux pas affirmer. Mais il y a de ça, beaucoup de ça, pour sûr.
Cette fois, Cabuche commença à jurer. À la fin, on l’embêtait, avec ces histoires. Puisque ce n’était pas lui, il voulait partir. Et, sous le flot de sang qui lui montait au crâne, il tapa des poings, il devint si terrible, que les gendarmes, rappelés, l’emmenèrent. Mais, en face de cette violence, de ce saut de la bête attaquée qui se jette en avant, M. Denizet triomphait. Maintenant, sa conviction était faite, et il le laissa voir.
— Avez-vous remarqué ses yeux ? Moi, c’est aux yeux que je les reconnais… Ah ! son compte est bon, il est à nous !
Les Roubaud, immobiles, se regardèrent. Alors, quoi ? c’était fini, ils étaient sauvés, puisque la justice tenait le coupable. Ils restaient un peu étourdis, la conscience douloureuse, du rôle que les faits venaient de les forcer à jouer. Mais une joie les inondait, emportait leurs scrupules, et ils souriaient à Jacques, ils attendaient, allégés, ayant soif de grand air, que le juge les congédiât tous les trois, lorsque l’huissier apporta une lettre à ce dernier.
Vivement, M. Denizet s’était remis à son bureau, pour la lire avec attention, oubliant les trois témoins. C’était la lettre du ministère, les avis qu’il aurait dû avoir la patience d’attendre, avant de pousser de nouveau l’instruction. Et ce qu’il lisait devait rabattre de son triomphe, car son visage peu à peu se glaçait, reprenait sa morne immobilité. À un moment, il leva la tête, jeta un coup d’œil oblique sur les Roubaud, comme si leur souvenir lui fût revenu, à une des phrases. Ceux-ci, perdant leur courte joie, retombés à leur malaise, se sentaient repris. Pourquoi donc les avait-il regardés ? Avait-on, à Paris, retrouvé les trois lignes d’écriture, ce billet maladroit dont la peur les hantait ? Séverine connaissait bien M. Camy-Lamotte, pour l’avoir souvent vu chez le président, et elle savait qu’il était chargé de mettre en ordre les papiers du mort. Un regret cuisant torturait Roubaud, celui de ne s’être pas avisé d’envoyer à Paris sa femme, qui aurait fait des visites utiles, qui se serait tout au moins assuré la protection du secrétaire général, dans le cas où la Compagnie, ennuyée des mauvais bruits, songerait à le destituer. Et tous deux ne quittaient plus du regard le juge, sentant leur inquiétude croître à mesure qu’ils le voyaient s’assombrir, visiblement déconcerté par cette lettre, qui dérangeait toute sa bonne besogne de la journée.
Enfin, M. Denizet lâcha la lettre, et il demeura un moment absorbé, les yeux ouverts sur les Roubaud et sur Jacques. Puis, se résignant, se parlant haut à lui-même :
— Eh bien ! on verra, on reprendra tout ça… Vous pouvez vous retirer.
Mais, comme les trois sortaient, il ne put résister au besoin de savoir, d’éclaircir le point grave qui détruisait son nouveau système, bien qu’on lui recommandât de ne plus rien faire, sans une entente préalable.
— Non, vous, restez un instant, j’ai encore une question à vous poser.
Dans le couloir, les Roubaud s’arrêtèrent. Les portes étaient ouvertes, et ils ne pouvaient partir : quelque chose les retenait là, l’angoisse de ce qui se passait dans le cabinet du juge, l’impossibilité physique de s’en aller, tant qu’ils n’apprendraient pas de Jacques la question qu’on lui posait encore. Ils revinrent, ils piétinèrent, les jambes cassées. Et ils se retrouvèrent côte à côte sur la banquette, où ils avaient attendu des heures déjà, ils s’y alourdirent, silencieux.
Lorsque le mécanicien reparut, Roubaud se leva, péniblement.
— Nous vous attendions, nous retournerons à la gare ensemble… Eh bien ?
Mais Jacques détournait la tête, embarrassé, comme s’il voulait éviter le regard de Séverine, fixé sur lui.
— Il ne sait plus, il patauge, dit-il enfin. Voilà, maintenant, qu’il m’a demandé s’ils n’étaient pas deux à faire le coup. Et, comme j’ai parlé, au Havre, d’une masse noire pesant sur les jambes du vieux, il m’a questionné là-dessus… Lui semble croire que ce n’était que la couverture. Alors, il a envoyé chercher la couverture, et il a fallu me prononcer… Mon Dieu ! oui, c’était la couverture, peut-être.
Les Roubaud frémissaient. On était sur leur trace, un mot de ce garçon pouvait les perdre. Il savait sûrement, il finirait par causer. Et tous trois, la femme entre les deux hommes, quittaient en silence le Palais de justice, lorsque le sous-chef reprit, dans la rue :
— À propos, camarade, ma femme va être forcée d’aller passer un jour à Paris, pour des affaires. Vous serez bien gentil de la piloter, si elle a besoin de quelqu’un.