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Comme nous sommes mornes, tous les trois, dans cette Restauration, pour des gens en voyage d’agrément ! Je sais bien que la nouveauté du lieu, le maigre éclairage de gaz haletant, le vent froid sous la tente mal jointe, ne m’incitent pas, personnellement, à la gaîté, — mais Marthe et son mari ont le même air perdu et gêné. Marthe regarde son poulet à la compote de poires et grignote du pain. Léon prend des notes. Sur quoi ? L’endroit est plutôt quelconque. Ce restaurant Baierlein qui tire sa vogue d’une terrasse en coin qu’abrite une tente rayée, me paraît assez ressemblant à celui d’Arriège, compotes en plus. Davantage d’Anglaises à table, peut-être, et des petits cruchons bruns de Seltzwasser. Que d’Anglaises ! Et que me parle-t-on de leur réserve gourmée ? Elles arrivent, me dit Léon, de Parsifal. Rouges, le chapeau mal remis, des cheveux admirables noués en corde disgracieuse, elles crient, pleurent leurs souvenirs, lèvent les bras, et mangent sans relâche. Je les regarde, moi qui n’ai pas faim, moi qui ne pleure pas, moi qui croise frileusement les mains dans mes manches larges avec l’espoir dégoûté de l’ivrogne : « Est-ce que je serai comme cela dimanche ? » À dire vrai, je me le souhaite.
Marthe, silencieuse, toise les dîneurs de ses yeux insolents. Elle doit trouver que ça manque de chapeaux. Mon beau-frère continue à prendre des notes. Tant de notes ! On le regarde. Moi aussi, je le regarde. Comme il a l’air Français !
Avec un tailleur anglais, un bottier suédois, un chapelier américain, ce joli homme réalise le type français dans toute sa correction incolore. La douceur menue des gestes trop fréquents, la juste proportion des traits d’un visage régulier et dénué de caractère, cela suffit-il à dénoncer en lui le Français-type, sans grandes qualités, et sans grands défauts ?
Marthe, brusque, me tire de ma rêverie ethnologique.
— Ne parlez pas tous à la fois, s’il vous plaît. Vrai, ce qu’on se rase, ici. Il n’y a pas une autre usine encore plus folâtre ?
— Si, dit Léon qui consulte son Baedecker. Le restaurant de Berlin. C’est plus chic, plus français, mais moins couleur locale.
— Tant pis pour la couleur locale. Je viens pour Wagner et pas pour Bayreuth. Alors nous irons demain au Berlin…
— … Nous paierons dix marks une truite au bleu…
— Et encore quoi ? Maugis est là pour… pour une addition… ou deux.
(Je me décide à intervenir) :
— Mais, Marthe, ça me gêne, moi, de me faire inviter par Maugis…
— Eh bien, ma chère, pendant ce temps-là, tu iras au Duval…
(Léon, ennuyé, pose son crayon) :
— Voyons, Marthe, que vous êtes cassante ! D’abord, il n’y a pas de Bouillon Duval…
(Très nerveuse, Marthe jette un rire aigre) :
— Ah ! ce Léon ! il n’y a que lui pour avoir des mots de situation… Allons, Annie, ne fais pas la martyre. C’est ce poulet aux poires qui m’a mise hors de moi… Venez-vous, tous les deux ? Je suis vannée, je rentre.
Elle ramasse, d’un geste maussade, sa jupe traînante et floconneuse, et balayant la terrasse d’un regard de dédain :
— C’est égal, quand on aura un petit Bayreuth à Paris, ce que ce sera plus chic, mes enfants… et plus couru !
Ce qu’a été cette première nuit… il vaut mieux n’en point parler. Tapie au milieu du dur matelas, hérissée au contact des draps de coton, je respirais avec crainte le relent — imaginaire ? — de chou qui filtrait sous les portes, par les fenêtres, à travers les murs. Je finis par vaporiser tout un flacon d’œillet blanc dans mon lit, et je me dispersai dans un sommeil illustré de rêves voluptueux et ridicules, — toutes les pages d’un mauvais livre un peu caricatural — une débauche en costumes Louis-Philippe : Alain, en nankin, et plus entreprenant qu’il ne le fut jamais. Moi, en organdi, plus révoltée que je ne le songeai jamais… Mais aussi ce pantalon à pont rendait tout consentement impossible…