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— Je n’irai pas chez Mme Lalcade, Alain.
— Vous irez, Annie.
— Je serai si seule, si triste de votre départ…
— Si triste… ma modestie ne veut pas discuter. Mais non pas seule. Marthe et Léon vous accompagneront.
— Ce sera comme vous voudrez.
— Comprenez donc un peu les choses, ma chère enfant, et ne regardez pas comme une corvée tout ce que je vous conseille d’utile. Cette soirée de Mme Lalcade comptera comme une… une manifestation d’art et votre absence réjouirait de méchantes gens… Ne négligez pas cette maison aimable, la seule peut-être où les gens du monde frôlent sans risque tout un lot d’artistes intéressants… Si vous saviez un peu plus vous mettre en avant, vous pourriez peut-être vous faire présenter à la comtesse Greffulhe…
— Ah ?
— Mais je ne compte guère que, surtout sans moi, vous vous fassiez valoir… Enfin !…
— Comment faudra-t-il être habillée ?
— Votre robe blanche, à ceinture de fronces serrées, me semble indiquée. Une grande simplicité ce soir-là, Annie. Vous verrez chez Mme Lalcade un petit excès de coiffures Gismonda, de robes Laparcerie… Que rien, dans votre parure, n’autorise une confusion… Restez telle que vous voici, réservée, le geste simple ; il ne faut rien ajouter, rien changer. N’est-ce pas un beau compliment que je vous fais ?
Un très beau, à coup sûr, et j’en ai senti tout le prix.
Il y a presque deux semaines de cela, et j’entends encore toutes les paroles d’Alain, sa voix qui n’hésite jamais.
Je mettrai, ce soir, ma robe blanche, j’écouterai chez Mme Lalcade la triste et frivole musique de Fauré, que vont mimer des travestis… Je songe à la joie de Marthe qui remplace, presque au pied levé, une jolie marquise enrhumée… En quarante-huit heures, ma belle-sœur a chiffonné des soies changeantes, essayé un « corps » baleiné, consulté des estampes et des coiffeurs, répété un rigodon…
— Que de monde, Léon !
— Oui. J’ai reconnu l’équipage des Voronsoff, des Gourkau, des… Ayez l’obligeance, Annie, de me boutonner mon gant…
— Qu’ils sont étroits, vos gants !
— C’est une erreur, Annie, ils sont neufs seulement. La gantière me dit toujours : « Monsieur a une main qui fond… »
Je ne souris même pas de sa puérilité. Coquet de sa main et de son pied, mon pauvre beau-frère endure mille petits supplices, mais ne cède pas un quart de pointure à ses doigts meurtris…
Un tel flot de manteaux clairs déborde, par la porte de la serre-vestiaire, jusque dans le jardin, que la crainte et l’espoir de n’y pouvoir pénétrer m’agitent une minute… D’un coude insinuant, Léon me fraye un lent passage. Évidemment, j’entrerai, mais ma robe périra… Un coin de miroir, de grâce, car il me semble bien que mon lourd catogan se délie… Entre deux somptueux paquets, je mire un morceau de moi-même : mince, brune comme une fille de couleur, c’est Annie, et la douceur, soumise jusqu’à sembler traîtresse, de ses yeux aussi bleus que la flamme du gaz en veilleuse.
— Ça va bien, ça va bien. Très en forme, ce soir, l’enfant-battue !
Le miroir reflète à présent, tout près de la mienne, la silhouette nerveuse de Claudine, le décolletage en pointe aiguë de sa robe jaune qui ondule comme une flamme…
Je me retourne pour lui demander, assez sottement :
— Je viens de perdre Léon… Vous ne l’avez pas vu ?
La diablesse jaune éclate de rire :
— Je ne l’ai pas sur moi, ma pure vérité ! Vous y teniez vraiment ?
— À quoi ?
— À votre beau-frère ?
— C’est que… Marthe figure ce soir, et je n’ai que lui.
— Il est peut-être mort, dit Claudine avec un sérieux macabre. Ça n’a aucune importance. Je vous chaperonnerai aussi bien. On s’assoira, on regardera les épaules huileuses des vieilles dames, on cognera dessus si elles parlent pendant la musique, et je mangerai toutes les fraises du buffet !
L’alléchant programme (ou l’autorité irrésistible de Claudine ?) me décide. Je fais, tête basse, mon premier pas dans l’atelier où peint et reçoit Mme Lalcade. Il ruisselle de fleurs…
— Elle a invité tous ses modèles, chuchote ma compagne.
… Il étincelle de femmes, si serrées que leurs têtes seules virent et penchent, à chaque entrée sensationnelle, comme un champ de lourds pavots sous le vent…
— Jamais nous ne nous assoirons là-dedans, Claudine !
— Pardi, vous allez voir ça !
Le souriant sans-gêne de Claudine ne connaît point l’insuccès. Elle conquiert une demi-chaise, y frétille des reins jusqu’à invasion complète, et m’installe, Dieu sait comment, à côté d’elle.
— Là ! Aga le joli rideau de scène à guirlandes ! Oh ! que j’aime tout ce qu’on ne voit pas derrière ! Aga aussi Valentine Chessenet en rouge, et ses yeux de lapin, en rouge également… Vrai, Marthe a un rôle ? Aga encore, Annie, Mme Lalcade qui nous dit bonjour par-dessus cinquante-trois dames. Bonjour, Madame ! Bonjour, Madame ! Oui, oui, nous sommes très bien. Les trois quarts de nos séants ont de quoi reposer leur tête !
— On va vous entendre, Claudine !
— Qu’on m’entende ! réplique la redoutable petite créature. Je ne dis rien de vilain, mon cœur est pur et je me lave tous les jours. Ainsi ! Bonjour, grosse panse de Maugis ! Il vient pour voir Marthe décolletée jusqu’à l’âme, et peut-être aussi pour la musique… Oh ! que la Rose-Chou est belle, ce soir ! Je vous défie, Annie, de distinguer à trois pas la fin de sa peau et le commencement de sa robe rose. Et quelle viande saine et abondante ! À quatre sous la livre, y en a au moins pour cent mille francs ! Non, ne cherchez pas combien ça fait de kilos… Voilà Renaud, là-bas, dans la porte.
(Sans qu’elle s’en doute, tout de suite, sa voix s’est adoucie.)
— Je ne vois rien.
— Moi non plus, qu’une pointe de moustache, mais je sais que c’est la sienne.
Oui, elle sait que c’est lui. Petit animal aimant et fougueux, elle le flaire à travers tant de parfums, tant de chaleurs, tant d’haleines… Ah ! que leur amour me rend triste, chaque fois !
L’électricité meurt brusquement, et l’enragé papotage aussi, après ce ah ! de surprise vulgaire qui jaillit de la foule, à la première fusée du Quatorze Juillet… Sur la scène, toujours close, pleuvent déjà les gouttes des harpes, nasillent les mandolines égratignées : « Oh ! les filles. Venez, les filles… » et le rideau s’ouvre lentement…
— Oh ! que j’ai du goût, murmure Claudine ravie.
Sur la grisaille d’un fond de parc, Aminte, Tircis et Clitandre, et Cydalise, et l’Abbé, et l’Ingénue, et le Roué, gisent et s’alanguissent, comme revenus de Cythère. L’escarpolette balance à peine, sous le poids léger d’une bergère en paniers, vers qui tendent les vœux du berger zinzolin. Une belle feuillette l’album de musique et se penche trop pour suivre la molle chanson qu’esquissent les doigts énervés de l’amant… Rêveurs désabusés, musique incrédule et souriante, tout cet enchantement fuit, trop tôt, devant les allègres accords qui annoncent le Rigaudon.
— Quel dommage !… soupire Claudine.
Des couples graves, en habits changeants, paradent, pirouettent et saluent. La dernière marquise, tout en argent glacé, au bras d’un marquis bleu céleste, c’est Marthe, éclatante, qu’un murmure admirant salue et que je reconnais à peine.
La volonté d’être belle la transfigure. Le roux de ses cheveux brille çà et là, feu mal éteint sous cette cendre de poudre. Les yeux ardents pâlis par le maquillage, la gorge en pommes découverte jusqu’à l’impossible, elle pivote, sérieuse, sur de périlleux talons pointus, plonge en révérences, lève sa petite main fardée, et darde sur le public, l’instant d’une pirouette, son plus terrible regard de Ninon anarchiste… Sans beauté réelle, sans grâce profonde, Marthe éclipse toutes les jolies créatures qui dansent à ses côtés.
Elle a voulu être la plus belle… Que je veuille une pareille chose, moi… Pauvre Annie ! La musique pompeuse et triste te raille, t’amollit, t’étreint jusqu’aux larmes ; et tu gâtes ton émotion en te retenant de pleurer, en songeant à l’invasion proche et cruelle de la lumière, aux regards avisés de Claudine…