Gros émoi, murmures, bravos !… Me Henri-Robert déposa des conclusions tendant à ce que l’affaire fût renvoyée à une autre session pour supplément d’instruction ; le ministère public lui-même s’y associa. L’affaire fut renvoyée. Le lendemain, M. Robert Darzac était remis en liberté provisoire, et le père Mathieu bénéficiait d’un « non-lieu » immédiat. On chercha vainement Frédéric Larsan. La preuve de l’innocence était faite. M. Darzac échappa enfin à l’affreuse calamité qui l’avait, un instant, menacé, et il put espérer, après une visite à MlleStangerson, que celle-ci recouvrerait un jour, à force de soins assidus, la raison.
Quant à ce gamin de Rouletabille, il fut, naturellement, « l’homme du jour » ! À sa sortie du palais de Versailles, la foule l’avait porté en triomphe. Les journaux du monde entier publièrent ses exploits et sa photographie ; et lui, qui avait tant interviewé d’illustres personnages, fut illustre et interviewé à son tour. Je dois dire qu’il ne s’en montra pas plus fier pour ça !
Nous revînmes de Versailles ensemble, après avoir dîné fort gaîment au « Chien qui fume ». Dans le train, je commençai à lui poser un tas de questions qui, pendant le repas, s’étaient pressées déjà sur mes lèvres, et que j’avais tues toutefois parce que je savais que Rouletabille n’aimait pas travailler en mangeant.
« Mon ami, fis-je, cette affaire de Larsan est tout à fait sublime et digne de votre cerveau héroïque. »
Ici il m’arrêta, m’invitant à parler plus simplement et prétendant qu’il ne se consolerait jamais de voir qu’une aussi belle intelligence que la mienne était prête à tomber dans le gouffre hideux de la stupidité, et cela simplement à cause de l’admiration que j’avais pour lui.
« Je viens au fait, fis-je un peu vexé. Tout ce qui vient de se passer ne m’apprend point du tout ce que vous êtes allé faire en Amérique. Si je vous ai bien compris : quand vous êtes parti la dernière fois du Glandier, vous aviez tout deviné de Frédéric Larsan ?… Vous saviez que Larsan était l’assassin et vous n’ignoriez plus rien de la façon dont il avait tenté d’assassiner ?
– Parfaitement. Et vous, fit-il, en détournant la conversation, vous ne vous doutiez de rien ?
— De rien !
— C’est incroyable.
— Mais, mon ami… vous avez eu bien soin de me dissimuler votre pensée et je ne vois point comment je l’aurais pénétrée… Quand je suis arrivé au Glandier avec les revolvers, « à ce moment précis », vous soupçonniez déjà Larsan ?
— Oui ! Je venais de tenir le raisonnement de la « galerie inexplicable ! » mais le retour de Larsan dans la chambre de Mlle Stangerson ne m’avait pas encore été expliqué par la découverte du binocle de presbyte… Enfin, mon soupçon n’était que mathématique, et l’idée de Larsan assassin m’apparaissait si formidable que j’étais résolu à attendre des « traces sensibles » avant d’oser m’y arrêter davantage. Tout de même, cette idée me tracassait, et j’avais parfois une façon de vous parler du policier qui eût dû vous mettre en éveil. D’abord, je ne mettais plus du tout en avant « sa bonne foi » et je ne vous disais plus « qu’il se trompait ». Je vous entretenais de son système comme d’un misérable système, et le mépris que j’en marquais, qui s’adressait dans votre esprit au policier, s’adressait, en réalité, dans le mien, moins au policier qu’au bandit que je le soupçonnais d’être !… Rappelez-vous… quand je vous énumérais toutes les preuves qui s’accumulaient contre M. Darzac, je vous disais : « Tout cela semble donner quelque corps à l’hypothèse du grand Fred. C’est, du reste cette hypothèse, que je crois fausse, qui l’égarera… » et j’ajoutais sur un ton qui eût dû vous stupéfier : « Maintenant, cette hypothèse égare-t-elle réellement Frédéric Larsan ? Voilà ! Voilà ! Voilà !… »
« Ces “Voilà !” eussent dû vous donner à réfléchir ; il y avait tout mon soupçon dans ces “Voilà !” Et que signifiait : “égare-t-elle réellement ?” sinon qu’elle pouvait ne pas l’égarer, lui, mais qu’elle était destinée à nous égarer, nous ! Je vous regardais à ce moment et vous n’avez pas tressailli, vous n’avez pas compris… J’en ai été enchanté, car, jusqu’à la découverte du binocle, je ne pouvais considérer le crime de Larsan que comme une absurde hypothèse… Mais, après la découverte du binocle qui m’expliquait le retour de Larsan dans la chambre de Mlle Stangerson… voyez ma joie, mes transports… Oh ! je me souviens très bien ! Je courais comme un fou dans ma chambre et je vous criais : “Je roulerai le grand Fred ! je le roulerai d’une façon retentissante !” Ces paroles s’adressaient alors au bandit. Et, le soir même, quand, chargé par M. Darzac de surveiller la chambre de Mlle Stangerson, je me bornai jusqu’à dix heures du soir à dîner avec Larsan sans prendre aucune mesure autre, “tranquille parce qu’il était là”, en face de moi ! à ce moment encore, cher ami, vous auriez pu soupçonner que c’était seulement cet homme-là que je redoutais… Et quand je vous disais, au moment où nous parlions de l’arrivée prochaine de l’assassin : “Oh ! je suis bien sûr que Frédéric Larsan sera là cette nuit !… »
“Mais il y a une chose capitale qui eût pu, qui eût dû vous éclairer tout à fait et tout de suite sur le criminel, une chose qui nous dénonçait Frédéric Larsan et que nous avons laissée échapper, vous et moi !… »
« Auriez-vous donc oublié l’histoire de la canne ?
“Oui, en dehors du raisonnement qui, pour tout « esprit logique », dénonçait Larsan, il y avait l’« histoire de la canne » qui le dénonçait à tout « esprit observateur ».
“J’ai été tout à fait étonné — apprenez-le donc — qu’à l’instruction, Larsan ne se fût pas servi de la canne contre M. Darzac. Est-ce que cette canne n’avait pas été achetée le soir du crime par un homme dont le signalement répondait à celui de M. Darzac ? Eh bien, tout à l’heure, j’ai demandé à Larsan lui-même, avant qu’il prît le train pour disparaître, je lui ai demandé pourquoi il n’avait pas usé de la canne. Il m’a répondu qu’il n’en avait jamais eu l’intention ; que, dans sa pensée, il n’avait jamais rien imaginé contre M. Darzac avec cette canne et que nous l’avions fort embarrassé, le soir du cabaret d’Épinay, « en lui prouvant qu’il nous mentait ! » Vous savez qu’il disait qu’il avait eu cette canne à Londres ; or, la marque attestait qu’elle était de Paris ! Pourquoi, à ce moment, au lieu de penser : « Fred ment ; il était à Londres ; il n’a pas pu avoir cette canne de Paris, à Londres ? » pourquoi ne nous sommes-nous pas dit : « Fred ment. Il n’était pas à Londres, puisqu’il a acheté cette canne à Paris ! Fred menteur, Fred à Paris, au moment du crime ! c’est un point de départ de soupçon, cela ! Et quand, après votre enquête chez Cassette, vous nous apprenez que cette canne a été achetée par un homme qui est habillé comme M. Darzac, alors que nous sommes sûrs, d’après la parole de M. Darzac lui-même, que ce n’est pas lui qui a acheté cette canne, alors que nous sommes sûrs, grâce à l’histoire du bureau de poste 40, « qu’il y a à Paris un homme qui prend la silhouette Darzac », alors que nous nous demandons quel est donc cet homme qui, déguisé en Darzac, se présente le soir du crime chez Cassette pour acheter une canne que nous retrouvons entre les mains de Fred, comment ? comment ? comment ne nous sommes-nous pas dit un instant : « Mais… mais… mais… cet inconnu déguisé en Darzac qui achète une canne que Fred a entre les mains… si c’était… si c’était… Fred lui-même ?… » Certes, sa qualité d’agent de la Sûreté n’était point propice à une pareille hypothèse ; mais, quand nous avions constaté l’acharnement avec lequel Fred accumulait les preuves contre Darzac, la rage avec laquelle il poursuivait le malheureux… nous aurions pu être frappés par un mensonge de Fred aussi important que celui qui le faisait entrer en possession, à Paris, d’une canne « qu’il ne pouvait avoir eue à Londres ». Même s’il l’avait trouvée à Paris, le mensonge de Londres n’en existait pas moins. Tout le monde le croyait à Londres, même ses chefs, et il achetait une canne à Paris ! Maintenant, comment se faisait-il que, pas une seconde, il n’en usa comme d’une canne trouvée « autour de M. Darzac ! » C’est bien simple ! C’est tellement simple que nous n’y avons pas pensé… Larsan l’avait achetée, après avoir été blessé légèrement à la main par la balle de Mlle Stangerson, « uniquement pour avoir un maintien, pour avoir toujours la main refermée, pour n’être point tenté d’ouvrir la main et de montrer sa blessure intérieure ? » Comprenez-vous ?… Voilà ce qu’il m’a dit, Larsan, et je me rappelle vous avoir répété souvent combien je trouvais bizarre « que sa main ne quittât pas cette canne ». À table, quand je dînais avec lui, il n’avait pas plutôt quitté cette canne qu’il s’emparait d’un couteau dont sa main droite ne se séparait plus. Tous ces détails me sont revenus quand mon idée se fût arrêtée sur Larsan, c’est-à-dire trop tard pour qu’ils me fussent d’un quelconque secours. C’est ainsi que, le soir où Larsan a simulé devant nous le sommeil, je me suis penché sur lui et j’ai pu voir, sans qu’il s’en doutât, dans sa main. Il ne s’y trouvait plus qu’une bande légère de taffetas qui dissimulait ce qui restait d’une blessure légère. Je constatai qu’il eût pu prétendre à ce moment que cette blessure lui avait été faite par toute autre chose qu’une balle de revolver. Tout de même pour moi, à cette heure-là, c’était un nouveau signe extérieur qui entrait dans le cercle de mon raisonnement. La balle, m’a dit tout à l’heure Larsan, n’avait fait que lui effleurer la paume et avait déterminé une assez abondante hémorragie.
‘Si nous avions été plus perspicaces, au moment du mensonge de Larsan, et plus… dangereux… il est certain que celui-ci eût sorti, pour détourner les soupçons, l’histoire que nous avions imaginée pour lui, l’histoire de la découverte de la canne autour de Darzac ; mais les événements se sont précipités et nous n’avons plus pensé à la canne ! Tout de même, nous l’avons fort ennuyé, Larsan-Ballmeyer, sans que nous nous en doutions !
— Mais, interrompis-je, s’il n’avait aucune intention, en achetant la canne, contre Darzac, pourquoi avait-il alors la silhouette Darzac ? Le pardessus mastic ? Le melon ? etc…
— Parce qu’il arrivait du crime et qu’aussitôt le crime commis, il avait repris le déguisement Darzac qui l’a toujours accompagné dans son œuvre criminelle dans l’intention que vous savez !
« Mais déjà, vous pensez bien, “sa main blessée l’ennuyait” et il eut, en passant avenue de l’Opéra, l’idée d’acheter une canne, idée qu’il réalisa sur-le-champ !… Il était huit heures ! Un homme, avec la silhouette Darzac, qui achète une canne que je trouve dans les mains de Larsan !… Et moi, moi qui avais deviné que le “drame avait déjà eu lieu” à cette heure-là, “qu’il venait d’avoir lieu”, qui étais à peu près persuadé de l’innocence de Darzac je ne soupçonne pas Larsan !… Il y a des moments…
— Il y a des moments, fis-je, où les plus vastes intelligences… »
Rouletabille me ferma la bouche… Et comme je l’interrogeais encore, je m’aperçus qu’il ne m’écoutait plus… Rouletabille dormait. J’eus toutes les peines du monde à le tirer de son sommeil, quand nous arrivâmes à Paris.