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Extrait du carnet de Joseph Rouletabille
Mademoiselle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son antichambre, continue toujours le carnet de Rouletabille. Nous étions presque à sa porte, dans cette galerie où venait de se passer l’incroyable phénomène. Il y a des moments où l’on sent sa cervelle fuir de toutes parts. Une balle dans la tête, un crâne qui éclate, le siège de la logique assassiné, la raison en morceaux… tout cela était sans doute comparable à la sensation, qui m’épuisait, « qui me vidait », du déséquilibre de tout, de la fin de mon moi pensant, pensant avec ma pensée d’homme ! La ruine morale d’un édifice rationnel, doublé de la ruine réelle de la vision physiologique, alors que les yeux voient toujours clair, quel coup affreux sur le crâne !
Heureusement, Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son antichambre. Je la vis ; et ce fut une diversion à ma pensée en chaos… Je la respirai… « je respirai son parfum de la dame en noir… Chère dame en noir, chère dame en noir » que je ne reverrai jamais plus ! Mon Dieu ! dix ans de ma vie, la moitié de ma vie pour revoir la dame en noir ! Mais, hélas ! je ne rencontre plus, de temps en temps, et encore !… et encore !… que le parfum, à peu près le parfum dont je venais respirer la trace, sensible pour moi seul, dans le parloir de ma jeunesse… [1] C’est cette réminiscence aiguë de ton cher parfum, dame en noir, qui me fit aller vers celle-ci que voilà tout en blanc, et si pâle, si pâle, et si belle sur le seuil de la « galerie inexplicable » ! Ses beaux cheveux dorés relevés sur la nuque laissent voir l’étoile rouge de sa tempe, la blessure dont elle faillit mourir… Quand je commençais seulement à prendre ma raison par le bon bout, dans cette affaire, j’imaginais que, la nuit du mystère de la « Chambre Jaune », Mlle Stangerson portait les cheveux en bandeaux… « Mais, avant mon entrée dans la “Chambre Jaune”, comment aurais-je raisonné sans la chevelure aux bandeaux » ?
Et maintenant, je ne raisonne plus du tout, depuis le fait de la « galerie inexplicable » ; je suis là, stupide, devant l’apparition de Mlle Stangerson, pâle et si belle. Elle est vêtue d’un peignoir d’une blancheur de rêve. On dirait une apparition, un doux fantôme. Son père la prend dans ses bras, l’embrasse avec passion, semble la reconquérir une fois de plus, puisqu’une fois de plus elle eût pu, pour lui, être perdue ! Il n’ose l’interroger… Il l’entraîne dans sa chambre où nous les suivons… car, enfin, il faut savoir !… La porte du boudoir est ouverte… Les deux visages épouvantés des gardes-malades sont penchés vers nous… « Mlle Stangerson demande ce que signifie tout ce bruit ». « Voilà, dit-elle, c’est bien simple !… » — Comme c’est simple ! comme c’est simple ! — … Elle a eu l’idée de ne pas dormir cette nuit dans sa chambre, de se coucher dans la même pièce que les gardes-malades, dans le boudoir… Et elle a fermé, sur elles trois, la porte du boudoir… Elle a, depuis la nuit criminelle, des craintes, des peurs soudaines fort compréhensibles, n’est-ce pas ? … Qui comprendra pourquoi, cette nuit-là justement « où il devait revenir », elle s’est enfermée par un « hasard » très heureux avec ses femmes ? Qui comprendra pourquoi elle repousse la volonté de M. Stangerson de coucher dans le salon de sa fille, puisque sa fille a peur ? Qui comprendra pourquoi la lettre, qui était tout à l’heure sur la table de la chambre « n’y est plus » ?… Celui qui comprendra cela dira : Mlle Stangerson savait que l’assassin devait revenir… elle ne pouvait l’empêcher de revenir… elle n’a prévenu personne parce qu’il faut que l’assassin reste inconnu… inconnu de son père, inconnu de tous… excepté de Robert Darzac. Car M. Darzac doit le connaître maintenant… Il le connaissait peut-être avant ? Se rappeler la phrase du jardin de l’Élysée : « Me faudra-t-il, pour vous avoir, commettre un crime ? » Contre qui, le crime, sinon « contre l’obstacle », contre l’assassin ? Se rappeler encore cette phrase de M. Darzac en réponse à ma question. « Cela ne vous déplairait-il point que je découvre l’assassin ? » — « Ah ! Je voudrais le tuer de ma main ! » Et je lui ai répliqué : « Vous n’avez pas répondu à ma question ! » Ce qui était vrai. En vérité, M. Darzac connaît si bien l’assassin qu’il a peur que je le découvre, « tout en voulant le tuer ». Il n’a facilité mon enquête que pour deux raisons : d’abord parce que je l’y ai forcé ; ensuite, pour mieux veiller sur elle…
Je suis dans la chambre… dans sa chambre… Je la regarde, elle… et je regarde aussi la place où était la lettre tout à l’heure… Mlle Stangerson s’est emparée de la lettre ; cette lettre était pour elle, évidemment… Ah ! comme la malheureuse tremble… Elle tremble au récit fantastique que son père lui fait de la présence de l’assassin dans sa chambre et de la poursuite dont il a été l’objet… Mais il est visible… il est visible qu’elle n’est tout à fait rassurée que lorsqu’on lui affirme que l’assassin, par un sortilège inouï, a pu nous échapper.
Et puis il y a un silence… Quel silence !… Nous sommes tous là, à « la » regarder… Son père, Larsan, le père Jacques et moi… Quelles pensées roulent dans ce silence autour d’elle ?… Après l’événement de ce soir, après le mystère de la « galerie inexplicable », après cette réalité prodigieuse de l’installation de l’assassin dans sa chambre, à elle, il me semble que toutes les pensées, toutes, depuis celles qui se traînent sous le crâne du père Jacques, jusqu’à celles qui « naissent » sous le crâne de M. Stangerson, toutes pourraient se traduire par ces mots qu’on lui adresserait, à elle : « Oh ! toi qui connais le mystère, explique-le-nous, et nous te sauverons peut-être ! » Ah ! comme je voudrais la sauver… d’elle-même et de l’autre !… J’en pleure… Oui, je sens mes yeux se remplir de larmes devant tant de misères si horriblement cachées.
Elle est là, celle qui a le parfum de « la dame en noir »… je la vois enfin, chez elle, dans sa chambre, dans cette chambre où elle n’a pas voulu me recevoir… dans cette chambre « où elle se tait », où elle continue de se taire. Depuis l’heure fatale de la « Chambre Jaune », nous tournons autour de cette femme invisible et muette pour savoir ce qu’elle sait. Notre désir, notre volonté de savoir doivent lui être un supplice de plus. Qui nous dit que, si « nous apprenons », la connaissance de « son » mystère ne sera pas le signal d’un drame plus épouvantable que ceux qui se sont déjà déroulés ici ? Qui nous dit qu’elle n’en mourra pas ? Et cependant, elle a failli mourir… et nous ne savons rien… Ou plutôt il y en a qui ne savent rien… mais moi… si je savais « qui », je saurais tout… Qui ? qui ? qui ?… et ne sachant pas qui, je dois me taire, par pitié pour elle, car il ne fait point de doute qu’elle sait, elle, comment « il » s’est enfui, lui, de la Chambre Jaune, et cependant elle se tait. Pourquoi parlerais-je ? Quand je saurai qui, « je lui parlerai, à lui ! »
Elle nous regarde maintenant… oui, mais de loin… comme si nous n’étions pas dans sa chambre… M. Stangerson rompt le silence. M. Stangerson déclare que, désormais, il ne quittera plus l’appartement de sa fille. C’est en vain que celle-ci veut s’opposer à cette volonté formelle. Il s’y installera dès cette nuit même, dit-il. Sur quoi, uniquement préoccupé de la santé de sa fille, il lui reproche de s’être levée… puis il lui tient soudain de petits discours enfantins… il lui sourit… il ne sait plus beaucoup ni ce qu’il dit, ni ce qu’il fait… L’illustre professeur perd la tête… Il répète des mots sans suite qui attestent le désarroi de son esprit… celui du nôtre n’est guère moindre. Mlle Stangerson dit alors, avec une voix si douloureuse, ces simples mots : « Mon père ! mon père ! » que celui-ci éclate en sanglots. Le père Jacques se mouche et Frédéric Larsan, lui-même, est obligé de se détourner pour cacher son émotion. Moi, je n’en peux plus… je ne pense plus, je ne sens plus… je suis au-dessous du végétal. Je me dégoûte !
C’est la première fois que Frédéric Larsan se trouve, comme moi, en face de Mlle Stangerson, depuis l’attentat de la « Chambre Jaune ». Comme moi, il avait insisté pour pouvoir interroger la malheureuse ; mais, pas plus que moi, il n’avait été reçu. À lui comme à moi, on avait toujours fait la même réponse : MlleStangerson était trop faible pour nous recevoir, les interrogatoires du juge d’instruction la fatiguaient suffisamment, etc… Il y avait là une mauvaise volonté évidente à nous aider dans nos recherches qui, « moi » ne me surprenait pas, mais qui étonnait toujours Frédéric Larsan. Il est vrai que Frédéric Larsan et moi avons une conception du crime tout à fait différente…
… Ils pleurent… Et je me surprends encore à répéter au fond de moi : La sauver !… la sauver malgré elle ! la sauver sans la compromettre ! La sauver sans qu’« il » parle ! Qui : « il ? » — « Il ? », l’assassin… Le prendre et lui fermer la bouche !… Mais M. Darzac l’a fait entendre : « pour lui fermer la bouche, il faut le tuer » ! Conclusion logique des phrases échappées à M. Darzac. Ai-je le droit de tuer l’assassin de Mlle Stangerson ? Non !… Mais qu’il m’en donne seulement l’occasion. Histoire de voir s’il est bien réellement en chair et en os ! Histoire de voir son cadavre, puisqu’on ne peut saisir son corps vivant !
Ah ! comment faire comprendre à cette femme, qui ne nous regarde même pas, qui est toute à son effroi et à la douleur de son père, que je suis capable de tout pour la sauver… Oui… oui… je recommencerai à prendre ma raison par le bon bout, et j’accomplirai des prodiges…
Je m’avance vers elle… je veux parler, je veux la supplier d’avoir confiance en moi… je voudrais lui faire entendre par quelques mots, compris d’elle seule et de moi, que je sais comment son assassin est sorti de la « Chambre Jaune », que j’ai deviné la moitié de son secret… et que je la plains, elle, de tout mon cœur… Mais déjà son geste nous prie de la laisser seule, exprime la lassitude, le besoin de repos immédiat… M. Stangerson nous demande de regagner nos chambres, nous remercie, nous renvoie… Frédéric Larsan et moi saluons, et suivis du père Jacques, nous regagnons la galerie. J’entends Frédéric Larsan qui murmure : « Bizarre ! Bizarre !… » Il me fait signe d’entrer dans sa chambre. Sur le seuil, il se retourne vers le père Jacques. Il lui demande :
« Vous l’avez bien vu, vous ?
— Qui ?
— L’homme.
— Si je l’ai vu !… Il avait une large barbe rousse, des cheveux roux…
— C’est ainsi qu’il m’est apparu, à moi, fis-je.
— Et à moi aussi », dit Frédéric Larsan.
Le grand Fred et moi nous sommes seuls, maintenant, à parler de la chose, dans sa chambre.
Nous en parlons une heure, retournant l’affaire dans tous les sens. Il est clair que Fred, aux questions qu’il me pose, aux explications qu’il me donne, est persuadé — malgré ses yeux, malgré mes yeux, malgré tous les yeux — que l’homme a disparu par quelque passage secret de ce château qu’il connaissait.
« Car il connaît le château, me dit-il ; il le connaît bien…
— C’est un homme de taille plutôt grande, bien découplé…
— Il a la taille qu’il faut… murmure Fred…
— Je vous comprends, dis-je… mais comment expliquez-vous la barbe rousse, les cheveux roux ?
— Trop de barbe, trop de cheveux… Des postiches, indique Frédéric Larsan.
— C’est bientôt dit… Vous êtes toujours occupé par la pensée de Robert Darzac… Vous ne pourrez donc vous en débarrasser jamais ?… Je suis sûr, moi, qu’il est innocent…
— Tant mieux ! Je le souhaite… mais vraiment tout le condamne… Vous avez remarqué les pas sur le tapis ?… Venez les voir…
— Je les ai vus… Ce sont “les pas élégants” du bord de l’étang.
— Ce sont les pas de Robert Darzac ; le nierez-vous ?
— Évidemment, on peut s’y méprendre…
— Avez-vous remarqué que la trace de ces pas “ne revient pas” ? Quand l’homme est sorti de la chambre, poursuivi par nous tous, ses pas n’ont point laissé de traces…
— L’homme était peut-être dans la chambre “depuis des heures”. La boue de ses bottines a séché et il glissait avec une telle rapidité sur la pointe de ses bottines… On le voyait fuir, l’homme… on ne l’entendait pas… »
Soudain, j’interrompis ces propos sans suite, sans logique, indignes de nous. Je fais signe à Larsan d’écouter : « Là, en bas… on ferme une porte… »
Je me lève ; Larsan me suit ; nous descendons au rez-de-chaussée du château ; nous sortons du château. Je conduis Larsan à la petite pièce en encorbellement dont la terrasse donne sous la fenêtre de la galerie tournante. Mon doigt désigne cette porte fermée maintenant, ouverte tout à l’heure, sous laquelle filtre de la lumière.
« Le garde ! dit Fred.
— Allons-y ! » lui soufflai-je.
Et, décidé, mais décidé à quoi, le savais-je ? décidé à croire que le garde est le coupable ? l’affirmerais-je ? je m’avance contre la porte et je frappe un coup brusque.
Certains penseront que ce retour à la porte du garde est bien tardif… et que notre premier devoir à tous, après avoir constaté que l’assassin nous avait échappé dans la galerie, était de le rechercher partout ailleurs, autour du château, dans le parc… partout.
Si l’on nous fait une telle objection, nous n’avons pour y répondre que ceci : c’est que l’assassin était disparu de telle sorte de la galerie « que nous avons réellement pensé qu’il n’était plus nulle part » ! Il nous avait échappé quand nous avions tous la main dessus, quand nous le touchions presque… nous n’avions plus aucun ressort pour nous imaginer que nous pourrions maintenant le découvrir dans le mystère de la nuit et du parc. Enfin, je vous ai dit de quel coup cette disparition m’avait choqué le crâne !
… Aussitôt que j’eus frappé, la porte s’ouvrit ; le garde nous demanda d’une voix calme ce que nous voulions. Il était en chemise « et il allait se mettre au lit » ; le lit n’était pas encore défait…
Nous entrâmes ; je m’étonnai.
« Tiens ! vous n’êtes pas encore couché ?…
— Non ! répondit-il d’une voix rude. J’ai été faire une tournée dans le parc et dans les bois… J’en reviens… Maintenant, j’ai sommeil… bonsoir !…
— Écoutez, fis-je… Il y avait tout à l’heure, auprès de votre fenêtre, une échelle…
— Quelle échelle ? Je n’ai pas vu d’échelle… Bonsoir ! »
Et il nous mit à la porte tout simplement.
Dehors, je regardai Larsan. Il était impénétrable.
« Eh bien ? fis-je…
— Eh bien ? répéta Larsan…
— Cela ne vous ouvre-t-il point des horizons ? »
Sa mauvaise humeur était certaine. En rentrant au château, je l’entendis qui bougonnait :
« Il serait tout à fait, mais tout à fait étrange que je me fusse trompé à ce point !… »
Et, cette phrase, il me semblait qu’il l’avait plutôt prononcée à mon adresse qu’il ne se la disait à lui-même.
Il ajouta :
« Dans tous les cas, nous serons bientôt fixés… Ce matin il fera jour. »
1- Quand il écrivit ces lignes, Joseph Rouletabille avait dix-huit ans… et il parlait de « sa jeunesse » ! J’ai respecté le texte de mon ami, mais j’avertis ici le lecteur que l’épisode du « Parfum de la Dame en Noir » n’est point nécessairement lié au « Mystère de la Chambre Jaune »… Mais quoi ! il n’y va point de ma faute si, dans les documents que je cite ici, Rouletabille a, quelquefois, des réminiscences de « sa jeunesse ».