« Il faut, me dit Rouletabille, que je vous conduise sur les lieux pour que vous puissiez comprendre ou plutôt pour que vous soyez persuadé qu’il est impossible de comprendre. Je crois, quant à moi, avoir trouvé ce que tout le monde cherche encore : la façon dont l’assassin est sorti de la “Chambre Jaune…” sans complicité d’aucune sorte et sans que M. Stangerson y soit pour quelque chose. Tant que je ne serai point sûr de la personnalité de l’assassin, je ne saurais dire quelle est mon hypothèse, mais je crois cette hypothèse juste et, dans tous les cas, elle est tout à fait naturelle, je veux dire tout à fait simple. Quant à ce qui s’est passé il y a trois nuits, ici, dans le château même, cela m’a semblé pendant vingt-quatre heures dépasser toute faculté d’imagination. Et encore l’hypothèse qui, maintenant, s’élève du fond de mon moi est-elle si absurde, celle-là, que je préfère presque les ténèbres de l’inexplicable. »
Sur quoi, le jeune reporter m’invita à sortir ; il me fit faire le tour du château. Sous nos pieds craquaient les feuilles mortes ; c’est le seul bruit que j’entendais. On eût dit que le château était abandonné. Ces vieilles pierres, cette eau stagnante dans les fossés qui entouraient le donjon, cette terre désolée recouverte de la dépouille du dernier été, le squelette noir des arbres, tout concourait à donner à ce triste endroit, hanté par un mystère farouche, l’aspect le plus funèbre. Comme nous contournions le donjon, nous rencontrâmes « l’homme vert », le garde, qui ne nous salua point et qui passa près de nous, comme si nous n’existions pas. Il était tel que je l’avais vu pour la première fois, à travers les vitres de l’auberge du père Mathieu ; il avait toujours son fusil en bandoulière, sa pipe à la bouche et son binocle sur le nez.
« Drôle d’oiseau ! me dit tout bas Rouletabille.
— Lui avez-vous parlé ? fis-je.
— Oui, mais il n’y a rien à en tirer… il répond par grognements, hausse les épaules et s’en va. Il habite à l’ordinaire au premier étage du donjon, une vaste pièce qui servait autrefois d’oratoire. Il vit là en ours, ne sort qu’avec son fusil. Il n’est aimable qu’avec les filles. Sous prétexte de courir après les braconniers, il se relève souvent la nuit ; mais je le soupçonne d’avoir des rendez-vous galants. La femme de chambre de Mlle Stangerson, Sylvie, est sa maîtresse. En ce moment, il est très amoureux de la femme du père Mathieu, l’aubergiste ; mais le père Mathieu surveille de près son épouse, et je crois bien que c’est la presque impossibilité où “l’homme vert” se trouve d’approcher Mme Mathieu qui le rend encore plus sombre et taciturne. C’est un beau gars, bien soigné de sa personne, presque élégant… les femmes, à quatre lieues à la ronde, en raffolent. »
Après avoir dépassé le donjon qui se trouve à l’extrémité de l’aile gauche, nous passâmes sur les derrières du château. Rouletabille me dit en me montrant une fenêtre que je reconnus pour être l’une de celles qui donnent sur les appartements de Mlle Stangerson :
« Si vous étiez passé par ici il y a deux nuits, à une heure du matin, vous auriez vu votre serviteur au haut d’une échelle s’apprêtant à pénétrer dans le château, par cette fenêtre ! »
Comme j’exprimais quelque stupéfaction de cette gymnastique nocturne, il me pria de montrer beaucoup d’attention à la disposition extérieure du château, après quoi nous revînmes dans le bâtiment.
« Il faut maintenant, dit mon ami, que je vous fasse visiter le premier étage, aile droite. C’est là que j’habite. »
Pour bien faire comprendre l’économie des lieux, je mets sous les yeux du lecteur un plan du premier étage de cette aile droite, plan dessiné par Rouletabille au lendemain de l’extraordinaire phénomène que vous allez connaître dans tous ses détails :
1. Endroit où Rouletabille plaça Frédéric Larsan.
2. Endroit où Rouletabille plaça le père Jacques.
3. Endroit où Rouletabille plaça M. Stangerson.
4. Fenêtre par laquelle entra Rouletabille.
5. Fenêtre trouvée ouverte par Rouletabille quand il sort de sa chambre. Il la referme. Toutes les autres fenêtres et portes sont fermées.
6. Terrasse surmontant une pièce en encorbellement au rez-de-chaussée.
Rouletabille me fit signe de monter derrière lui l’escalier monumental double qui, à la hauteur du premier étage, formait palier. De ce palier on se rendait directement dans l’aile droite ou dans l’aile gauche du château par une galerie qui y venait aboutir. La galerie, haute et large, s’étendait sur toute la longueur du bâtiment et prenait jour sur la façade du château exposée au nord. Les chambres dont les fenêtres donnaient sur le midi avaient leurs portes sur cette galerie. Le professeur Stangerson habitait l’aile gauche du château. MlleStangerson avait son appartement dans l’aile droite. Nous entrâmes dans la galerie, aile droite. Un tapis étroit, jeté sur le parquet ciré, qui luisait comme une glace, étouffait le bruit de nos pas. Rouletabille me disait à voix basse, de marcher avec précaution parce que nous passions devant la chambre de MlleStangerson. Il m’expliqua que l’appartement de Mlle Stangerson se composait de sa chambre, d’une antichambre, d’une petite salle de bain, d’un boudoir et d’un salon. On pouvait, naturellement, passer de l’une de ces pièces dans l’autre sans qu’il fût nécessaire de passer par la galerie. Le salon et l’antichambre étaient les seules pièces de l’appartement qui eussent une porte sur la galerie. La galerie se continuait, toute droite, jusqu’à l’extrémité est du bâtiment où elle avait jour sur l’extérieur par une haute fenêtre (fenêtre 2 du plan). Vers les deux tiers de sa longueur, cette galerie se rencontrait en angle droit avec une autre galerie qui tournait avec l’aile droite du château.
Pour la clarté de ce récit, nous appellerons la galerie qui va de l’escalier jusqu’à la fenêtre à l’est, « la galerie droite » et le bout de galerie qui tourne avec l’aile droite et qui vient aboutir à la galerie droite, à angle droit, « la galerie tournante ». C’est au carrefour de ces deux galeries que se trouvait la chambre de Rouletabille, touchant à celle de Frédéric Larsan. Les portes de ces deux chambres donnaient sur la galerie tournante, tandis que les portes de l’appartement de Mlle Stangerson donnaient sur la galerie droite (Voir le plan).
Rouletabille poussa la porte de sa chambre, me fit entrer et referma la porte sur nous, poussant le verrou. Je n’avais pas encore eu le temps de jeter un coup d’œil sur son installation qu’il poussait un cri de surprise en me montrant, sur un guéridon, un binocle.
« Qu’est-ce que c’est que cela ? se demandait-il ; qu’est-ce que ce binocle est venu faire sur mon guéridon ? »
J’aurais été bien en peine de lui répondre.
« À moins que, fit-il, à moins que… à moins que ce binocle ne soit “ce que je cherche”… et que… et que… et que ce soit un binocle de presbyte !… »
Il se jetait littéralement sur le binocle ; ses doigts caressaient la convexité des verres… et alors il me regarda d’une façon effrayante.
« Oh !… oh ! »
Et il répétait : « Oh !… oh ! » comme si sa pensée l’avait tout à coup rendu fou…
Il se leva, me mit la main sur l’épaule, ricana comme un insensé et me dit :
« Ce binocle me rendra fou ! car la chose est possible, voyez-vous, “mathématiquement parlant” ; mais “humainement parlant”, elle est impossible… ou alors… ou alors… ou alors… »
On frappa deux petits coups à la porte de la chambre ; Rouletabille entr’ouvrit la porte ; une figure passa. Je reconnus la concierge que j’avais vue passer devant moi quand on l’avait amenée au pavillon pour l’interrogatoire, et j’en fus étonné, car je croyais toujours cette femme sous les verrous. Cette femme dit à voix très basse :
« Dans la rainure du parquet ! »
Rouletabille répondit : « Merci ! » et la figure s’en alla. Il se retourna vers moi après avoir soigneusement refermé la porte. Et il prononça des mots incompréhensibles avec un air hagard.
« Puisque la chose est “mathématiquement” possible, pourquoi ne la serait-elle pas “humainement !… » Mais si la chose est “humainement” possible, l’affaire est formidable ! »
J’interrompis Rouletabille dans son soliloque :
« Les concierges sont donc en liberté, maintenant ? demandai-je.
— Oui, me répondit Rouletabille, je les ai fait remettre en liberté. J’ai besoin de gens sûrs. La femme m’est dévouée et le concierge se ferait tuer pour moi… Et, puisque le binocle a des verres pour presbyte, je vais certainement avoir besoin de gens dévoués qui se feraient tuer pour moi !
— Oh ! oh ! fis-je, vous ne souriez pas, mon ami… Et quand faudra-t-il se faire tuer ?
— Mais, ce soir ! car il faut que je vous dise, mon cher, j’attends l’assassin ce soir !
— Oh ! oh ! oh ! oh !… Vous attendez l’assassin ce soir… Vraiment, vraiment, vous attendez l’assassin ce soir… mais vous connaissez donc l’assassin ?
— Oh ! oh ! oh ! « Maintenant, il se peut que je le connaisse. » Je serais un fou d’affirmer catégoriquement que je le connais, car l’idée mathématique que j’ai de l’assassin donne des résultats si effrayants, si monstrueux, « que j’espère qu’il est encore possible que je me trompe ! Oh ! Je l’espère de toutes mes forces… »
— Comment, puisque vous ne connaissiez pas, il y a cinq minutes, l’assassin, pouvez-vous dire que vous attendez l’assassin ce soir ?
— « Parce que je sais qu’il doit venir. »
Rouletabille bourra une pipe, lentement, lentement et l’alluma.
Ceci me présageait un récit des plus captivants. À ce moment quelqu’un marcha dans le couloir, passant devant notre porte. Rouletabille écouta. Les pas s’éloignèrent.
« Est-ce que Frédéric Larsan est dans sa chambre ? fis-je, en montrant la cloison.
— Non, me répondit mon ami, il n’est pas là ; il a dû partir ce matin pour Paris ; il est toujours sur la piste de Darzac !… M. Darzac est parti lui aussi ce matin pour Paris. Tout cela se terminera très mal… Je prévois l’arrestation de M. Darzac avant huit jours. Le pire est que tout semble se liguer contre le malheureux : les événements, les choses, les gens… Il n’est pas une heure qui s’écoule qui n’apporte contre M. Darzac une accusation nouvelle… Le juge d’instruction en est accablé et aveuglé… Du reste, je comprends que l’on soit aveuglé !… On le serait à moins…
— Frédéric Larsan n’est pourtant pas un novice…
— J’ai cru, fit Rouletabille avec une moue légèrement méprisante, que Fred était beaucoup plus fort que cela… Évidemment, ce n’est pas le premier venu… J’ai même eu beaucoup d’admiration pour lui quand je ne connaissais pas sa méthode de travail. Elle est déplorable… Il doit sa réputation uniquement à son habileté ; mais il manque de philosophie ; la mathématique de ses conceptions est bien pauvre… »
Je regardai Rouletabille et ne pus m’empêcher de sourire en entendant ce gamin de dix-huit ans traiter d’enfant un garçon d’une cinquantaine d’années qui avait fait ses preuves comme le plus fin limier d’Europe…
« Vous souriez, me fit Rouletabille… Vous avez tort !… Je vous jure que je le roulerai… et d’une façon retentissante… mais il faut que je me presse, car il a une avance colossale sur moi, avance que lui a donnée M. Robert Darzac et que M. Robert Darzac va encore augmenter ce soir… Songez donc : chaque fois que l’assassin vient au château, M. Robert Darzac, par une fatalité étrange, s’absente et se refuse à donner l’emploi de son temps !
— Chaque fois que l’assassin vient au château ! m’écriai-je… Il y est donc revenu…
— Oui, pendant cette fameuse nuit où s’est produit le phénomène… »
J’allais donc connaître ce fameux phénomène auquel Rouletabille faisait allusion depuis une demi-heure sans me l’expliquer. Mais j’avais appris à ne jamais presser Rouletabille dans ses narrations… Il parlait quand la fantaisie lui en prenait ou quand il le jugeait utile, et se préoccupait beaucoup moins de ma curiosité que de faire un résumé complet pour lui-même d’un événement capital qui l’intéressait.
Enfin, par petites phrases rapides, il m’apprit des choses qui me plongèrent dans un état voisin de l’abrutissement, car, en vérité, les phénomènes de cette science encore inconnue qu’est l’hypnotisme, par exemple, ne sont point plus inexplicables que cette disparition de la matière de l’assassin au moment où ils étaient quatre à la toucher. Je parle de l’hypnotisme comme je parlerais de l’électricité dont nous ignorons la nature, et dont nous connaissons si peu les lois, parce que, dans le moment, l’affaire me parut ne pouvoir s’expliquer que par de l’inexplicable, c’est-à-dire par un événement en dehors des lois naturelles connues. Et cependant, si j’avais eu la cervelle de Rouletabille, j’aurais eu, comme lui, « le pressentiment de l’explication naturelle » : car le plus curieux dans tous les mystères du Glandier a bien été « la façon naturelle dont Rouletabille les expliqua ». Mais qui donc eût pu et pourrait encore se vanter d’avoir la cervelle de Rouletabille ? Les bosses originales et inharmoniques de son front, je ne les ai jamais rencontrées sur aucun autre front, si ce n’est — mais bien moins apparentes — sur le front de Frédéric Larsan, et encore fallait-il bien regarder le front du célèbre policier pour en deviner le dessin, tandis que les bosses de Rouletabille sautaient — si j’ose me servir de cette expression un peu forte — sautaient aux yeux.
J’ai, parmi les papiers qui me furent remis par le jeune homme après l’affaire, un carnet où j’ai trouvé un compte rendu complet du « phénomène de la disparition de la matière de l’assassin », et des réflexions qu’il inspira à mon ami. Il est préférable, je crois, de vous soumettre ce compte rendu que de continuer à reproduire ma conversation avec Rouletabille, car j’aurais peur, dans une pareille histoire, d’ajouter un mot qui ne fût point l’expression de la plus stricte vérité.