Je ne me disposai à quitter le château que vers six heures du soir, emportant l’article que mon ami avait écrit à la hâte dans le petit salon que M. Robert Darzac avait fait mettre à notre disposition. Le reporter devait coucher au château, usant de cette inexplicable hospitalité que lui avait offerte M. Robert Darzac, sur qui M. Stangerson, en ces tristes moments, se reposait de tous les tracas domestiques. Néanmoins il voulut m’accompagner jusqu’à la gare d’Épinay. En traversant le parc, il me dit :
« Frédéric Larsan est réellement très fort et n’a pas volé sa réputation. Vous savez comment il est arrivé à retrouver les souliers du père Jacques ! Près de l’endroit où nous avons remarqué les traces des “pas élégants” et la disparition des empreintes des gros souliers, un creux rectangulaire dans la terre fraîche attestait qu’il y avait eu là, récemment, une pierre. Larsan rechercha cette pierre sans la trouver et imagina tout de suite qu’elle avait servi à l’assassin à maintenir au fond de l’étang les souliers dont l’homme voulait se débarrasser. Le calcul de Fred était excellent et le succès de ses recherches l’a prouvé. Ceci m’avait échappé ; mais il est juste de dire que mon esprit était déjà parti par ailleurs, car, “par le trop grand nombre de faux témoignages de son passage laissé par l’assassin” et par la mesure des pas noirs correspondant à la mesure des pas du père Jacques, que j’ai établie sans qu’il s’en doutât sur le plancher de la “Chambre Jaune”, la preuve était déjà faite, à mes yeux, que l’assassin avait voulu détourner le soupçon du côté de ce vieux serviteur. C’est ce qui m’a permis de dire à celui-ci, si vous vous le rappelez, que, puisque l’on avait trouvé un béret dans cette chambre fatale, il devait ressembler au sien, et de lui faire une description du mouchoir en tous points semblable à celui dont je l’avais vu se servir. Larsan et moi, nous sommes d’accord jusque-là, mais nous ne le sommes plus à partir de là, et cela va être terrible, car il marche de bonne foi à une erreur qu’il va me falloir combattre “avec rien” !
Je fus surpris de l’accent profondément grave dont mon jeune ami prononça ces dernières paroles.
Il répéta encore :
“Oui, terrible, terrible !… Mais est-ce vraiment ne combattre avec rien, que de combattre ‘avec l’idée’ ?
À ce moment nous passions derrière le château. La nuit était tombée. Une fenêtre au premier étage était entr’ouverte. Une faible lueur en venait, ainsi que quelques bruits qui fixèrent notre attention. Nous avançâmes jusqu’à ce que nous ayons atteint l’encoignure d’une porte qui se trouvait sous la fenêtre. Rouletabille me fit comprendre d’un mot prononcé à voix basse que cette fenêtre donnait sur la chambre de Mlle Stangerson. Les bruits qui nous avaient arrêtés se turent, puis reprirent un instant. C’étaient des gémissements étouffés… nous ne pouvions saisir que trois mots qui nous arrivaient distinctement : ‘Mon pauvre Robert !’ Rouletabille me mit la main sur l’épaule, se pencha à mon oreille :
‘Si nous pouvions savoir, me dit-il, ce qui se dit dans cette chambre, mon enquête serait vite terminée…’
Il regarda autour de lui ; l’ombre du soir nous enveloppait ; nous ne voyions guère plus loin que l’étroite pelouse bordée d’arbres qui s’étendait derrière le château. Les gémissements s’étaient tus à nouveau.
‘Puisqu’on ne peut pas entendre, continua Rouletabille, on va au moins essayer de voir…’
Et il m’entraîna, en me faisant signe d’étouffer le bruit de mes pas, au delà de la pelouse jusqu’au tronc pâle d’un fort bouleau dont on apercevait la ligne blanche dans les ténèbres. Ce bouleau s’élevait juste en face de la fenêtre qui nous intéressait et ses premières branches étaient à peu près à hauteur du premier étage du château. Du haut de ces branches on pouvait certainement voir ce qui se passait dans la chambre de Mlle Stangerson ; et telle était bien la pensée de Rouletabille, car, m’ayant ordonné de me tenir coi, il embrassa le tronc de ses jeunes bras vigoureux et grimpa. Il se perdit bientôt dans les branches, puis il y eut un grand silence.
Là-bas, en face de moi, la fenêtre entr’ouverte était toujours éclairée. Je ne vis passer sur cette lueur aucune ombre. L’arbre, au-dessus de moi, restait silencieux ; j’attendais ; tout à coup mon oreille perçut, dans l’arbre, ces mots :
‘Après vous !
— Après vous, je vous prie !’
On dialoguait, là-haut, au-dessus de ma tête… on se faisait des politesses, et quelle ne fut pas ma stupéfaction de voir apparaître, sur la colonne lisse de l’arbre, deux formes humaines qui bientôt touchèrent le sol ! Rouletabille était monté là tout seul et redescendait ‘deux !’
‘Bonjour, monsieur Sainclair !’
C’était Frédéric Larsan… Le policier occupait déjà le poste d’observation quand mon jeune ami croyait y arriver solitaire… Ni l’un ni l’autre, du reste, ne s’occupèrent de mon étonnement. Je crus comprendre qu’ils avaient assisté du haut de leur observatoire à une scène pleine de tendresse et de désespoir entre Mlle Stangerson, étendue dans son lit, et M. Darzac à genoux à son chevet. Et déjà chacun semblait en tirer fort prudemment des conclusions différentes. Il était facile de deviner que cette scène avait produit un gros effet dans l’esprit de Rouletabille, ‘en faveur de M. Robert Darzac’, cependant que, dans celui de Larsan, elle n’attestait qu’une parfaite hypocrisie servie par un art supérieur chez le fiancé de Mlle Stangerson…
Comme nous arrivions à la grille du parc, Larsan nous arrêta :
‘Ma canne ! s’écria-t-il…
— Vous avez oublié votre canne ? demanda Rouletabille.
— Oui, répondit le policier… Je l’ai laissée là-bas, auprès de l’arbre…’
Et il nous quitta, disant qu’il allait nous rejoindre tout de suite…
‘Avez-vous remarqué la canne de Frédéric Larsan ? me demanda le reporter quand nous fûmes seuls. C’est une canne toute neuve… que je ne lui ai jamais vue… Il a l’air d’y tenir beaucoup… il ne la quitte pas… On dirait qu’il a peur qu’elle ne soit tombée dans des mains étrangères… Avant ce jour, je n’ai jamais vu de canne à Frédéric Larsan…’ Où a-t-il trouvé cette canne-là ? ‘Ça n’est pas naturel qu’un homme qui ne porte jamais de canne ne fasse plus un pas sans canne, au lendemain du crime du Glandier…’ Le jour de notre arrivée au château, quand il nous eut aperçus, il remit sa montre dans sa poche et ramassa par terre sa canne, geste auquel j’eus peut-être tort de n’attacher aucune importance !”
Nous étions maintenant hors du parc ; Rouletabille ne disait rien… Sa pensée, certainement, n’avait pas quitté la canne de Frédéric Larsan. J’en eus la preuve quand, en descendant la côte d’Épinay, il me dit :
“Frédéric Larsan est arrivé au Glandier avant moi ; il a commencé son enquête avant moi ; il a eu le temps de savoir des choses que je ne sais pas et a pu trouver des choses que je ne sais pas…” Où a-t-il trouvé cette canne-là ?… »
Et il ajouta :
« Il est probable que son soupçon — plus que son soupçon, son raisonnement — qui va aussi directement à Robert Darzac, doit être servi par quelque chose de palpable qu’il palpe, “lui”, et que je ne palpe pas, moi… Serait-ce cette canne ? … Où diable a-t-il pu trouver cette canne-là ? … »
À Épinay, il fallut attendre le train vingt minutes ; nous entrâmes dans un cabaret. Presque aussitôt, derrière nous, la porte se rouvrait et Frédéric Larsan faisait son apparition, brandissant la fameuse canne…
« Je l’ai retrouvée ! » nous fit-il en riant.
Tous trois nous nous assîmes à une table. Rouletabille ne quittait pas des yeux la canne ; il était si absorbé qu’il ne vit pas un signe d’intelligence que Larsan adressait à un employé du chemin de fer, un tout jeune homme dont le menton s’ornait d’une petite barbiche blonde mal peignée. L’employé se leva, paya sa consommation, salua et sortit. Je n’aurais moi-même attaché aucune importance à ce signe s’il ne m’était revenu à la mémoire quelques mois plus tard, lors de la réapparition de la barbiche blonde à l’une des minutes les plus tragiques de ce récit. J’appris alors que la barbiche blonde était un agent de Larsan, chargé par lui de surveiller les allées et venues des voyageurs en gare d’Épinay-sur-Orge, car Larsan ne négligeait rien de ce qu’il croyait pouvoir lui être utile.
Je reportai les yeux sur Rouletabille.
« Ah çà ! monsieur Fred ! disait-il, depuis quand avez-vous une canne ?… Je vous ai toujours vu vous promener, moi, les mains dans les poches !…
— C’est un cadeau, répondit le policier…
— Il n’y a pas longtemps, insista Rouletabille…
— Non, on me l’a offerte à Londres…
— C’est vrai, vous revenez de Londres, monsieur Fred… On peut la voir, votre canne ?…
— Mais, comment donc ?… »
Fred passa la canne à Rouletabille. C’était une grande canne bambou jaune à bec de corbin, ornée d’une bague d’or.
Rouletabille l’examinait minutieusement.
« Eh bien, fit-il, en relevant une tête gouailleuse, on vous a offert à Londres une canne de France !
— C’est possible, fit Fred, imperturbable…
— Lisez la marque ici en lettres minuscules : “Cassette, 6 bis, Opéra…”
— On fait bien blanchir son linge à Londres, dit Fred… les Anglais peuvent bien acheter leurs cannes à Paris… »
Rouletabille rendit la canne. Quand il m’eut mis dans mon compartiment, il me dit :
« Vous avez retenu l’adresse ?
— Oui, “Cassette, 6 bis, Opéra…” Comptez sur moi, vous recevrez un mot demain matin. »
Le soir même, en effet, à Paris, je voyais M. Cassette, marchand de cannes et de parapluies, et j’écrivais à mon ami :
« Un homme répondant à s’y méprendre au signalement de M. Robert Darzac, même taille, légèrement voûté, même collier de barbe, pardessus mastic, chapeau melon, est venu acheter une canne pareille à celle qui nous intéresse le soir même du crime, vers huit heures.
« M. Cassette n’en a point vendu de semblable depuis deux ans. La canne de Fred est neuve. Il s’agit donc bien de celle qu’il a entre les mains. Ce n’est pas lui qui l’a achetée puisqu’il se trouvait alors à Londres. Comme vous, je pense « qu’il l’a trouvée quelque part autour de M. Robert Darzac… Mais alors, si, comme vous le prétendez, l’assassin était dans la “Chambre Jaune” depuis cinq heures ou même six heures, comme le drame n’a eu lieu que vers minuit, l’achat de cette canne procure un alibi irréfutable à M. Robert Darzac. »