Nous marchions depuis quelques minutes, Rouletabille et moi, le long d’un mur qui bordait la vaste propriété de M. Stangerson, et nous apercevions déjà la grille d’entrée, quand notre attention fut attirée par un personnage qui, à demi courbé sur la terre, semblait tellement préoccupé qu’il ne nous vit pas venir. Tantôt il se penchait, se couchait presque sur le sol, tantôt il se redressait et considérait attentivement le mur ; tantôt il regardait dans le creux de sa main, puis faisait de grands pas, puis se mettait à courir et regardait encore dans le creux de sa main droite. Rouletabille m’avait arrêté d’un geste :
« Chut ! Frédéric Larsan qui travaille !… Ne le dérangeons pas. »
Joseph Rouletabille avait une grande admiration pour le célèbre policier. Je n’avais jamais vu, moi, Frédéric Larsan, mais je le connaissais beaucoup de réputation.
L’affaire des lingots d’or de l’hôtel de la Monnaie, qu’il débrouilla quand tout le monde jetait sa langue aux chiens, et l’arrestation des forceurs de coffres-forts du Crédit Universel, avaient rendu son nom presque populaire. Il passait alors, à cette époque où Joseph Rouletabille n’avait pas encore donné les preuves admirables d’un talent unique, pour l’esprit le plus apte à démêler l’écheveau embrouillé des plus mystérieux et plus obscurs crimes. Sa réputation s’était étendue dans le monde entier, et souvent, les polices de Londres ou de Berlin, ou même d’Amérique, l’appelaient à l’aide quand les inspecteurs et les détectives nationaux s’avouaient à bout d’imagination et de ressources. On ne s’étonnera donc point que, dès le début du mystère de la « Chambre Jaune », le chef de la Sûreté ait songé à télégraphier à son précieux subordonné à Londres, où Frédéric Larsan avait été envoyé pour une grosse affaire de titres volés : « Revenez vite ». Frédéric, que l’on appelait à la Sûreté le grand Fred, avait fait, pensions-nous, diligence, sachant sans doute par expérience que, si on le dérangeait, c’est qu’on avait bien besoin de ses services, et c’est ainsi que Rouletabille et moi, ce matin-là, nous le trouvions déjà à la besogne. Nous comprîmes bientôt en quoi elle consistait.
Ce qu’il ne cessait de regarder dans le creux de sa main droite n’était autre chose que sa montre, et il paraissait fort occupé à compter des minutes. Puis il rebroussa chemin, reprit une fois encore sa course, ne l’arrêta qu’à la grille du parc, reconsulta sa montre, la mit dans sa poche, haussa les épaules d’un geste découragé, poussa la grille, pénétra dans le parc, referma la grille à clef, leva la tête, et, à travers les barreaux, nous aperçut. Rouletabille courut, et je le suivis. Frédéric Larsan nous attendait.
« Monsieur Fred, dit Rouletabille, en se découvrant et en montrant les marques d’un profond respect basé sur la réelle admiration que le jeune reporter avait pour le célèbre policier, pourriez-vous nous dire si M. Robert Darzac est au château en ce moment ? Voici un de ses amis, du barreau de Paris, qui désirerait lui parler.
— Je n’en sais rien, monsieur Rouletabille, répliqua Fred en serrant la main de mon ami, car il avait eu l’occasion de le rencontrer plusieurs fois au cours de ses enquêtes les plus difficiles… Je ne l’ai pas vu.
— Les concierges nous renseigneront sans doute ? fit Rouletabille en désignant une maisonnette de briques dont porte et fenêtres étaient closes, et qui devait inévitablement abriter ces fidèles gardiens de la propriété.
— Les concierges ne vous renseigneront point, monsieur Rouletabille.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que, depuis une demi-heure, ils sont arrêtés !…
— Arrêtés ! s’écria Rouletabille… Ce sont eux les assassins !…
Frédéric Larsan haussa les épaules.
— Quand on ne peut pas, dit-il, d’un air de suprême ironie, arrêter l’assassin, on peut toujours se payer le luxe de découvrir les complices !
— C’est vous qui les avez fait arrêter, monsieur Fred ?
— Ah ! non ! par exemple ! Je ne les ai pas fait arrêter, d’abord parce que je suis à peu près sûr qu’ils ne sont pour rien dans l’affaire, et puis parce que…
— Parce que quoi ? interrogea anxieusement Rouletabille.
— Parce que… rien… fit Larsan en secouant la tête.
— « Parce qu’il n’y a pas de complices ! » souffla Rouletabille.
Frédéric Larsan s’arrêta net, regardant le reporter avec intérêt.
« Ah ! Ah ! vous avez donc une idée sur l’affaire… Pourtant, vous n’avez rien vu, jeune homme… vous n’avez pas encore pénétré ici…
— J’y pénétrerai.
— J’en doute… la consigne est formelle.
— J’y pénétrerai si vous me faites voir M. Robert Darzac… Faites cela pour moi… Vous savez que nous sommes de vieux amis… Monsieur Fred… je vous en prie… Rappelez-vous le bel article que je vous ai fait à propos des “Lingots d’or”. Un petit mot à M. Robert Darzac, s’il vous plaît ? »
La figure de Rouletabille était vraiment comique à voir en ce moment. Elle reflétait un désir si irrésistible de franchir ce seuil au-delà duquel il se passait quelque prodigieux mystère ; elle suppliait avec une telle éloquence non seulement de la bouche et des yeux, mais encore de tous les traits, que je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Frédéric Larsan, pas plus que moi, ne garda son sérieux.
Cependant, derrière la grille, Frédéric Larsan remettait tranquillement la clef dans sa poche. Je l’examinai.
C’était un homme qui pouvait avoir une cinquantaine d’années. Sa tête était belle, aux cheveux grisonnants, au teint mat, au profil dur ; le front était proéminent ; le menton et les joues étaient rasés avec soin ; la lèvre, sans moustache, était finement dessinée ; les yeux, un peu petits et ronds, fixaient les gens bien en face d’un regard fouilleur qui étonnait et inquiétait. Il était de taille moyenne et bien prise ; l’allure générale était élégante et sympathique. Rien du policier vulgaire. C’était un grand artiste en son genre, et il le savait, et l’on sentait qu’il avait une haute idée de lui-même. Le ton de sa conversation était d’un sceptique et d’un désabusé. Son étrange profession lui avait fait côtoyer tant de crimes et de vilenies qu’il eût été inexplicable qu’elle ne lui eût point un peu « durci les sentiments », selon la curieuse expression de Rouletabille.
Larsan tourna la tête au bruit d’une voiture qui arrivait derrière lui. Nous reconnûmes le cabriolet qui, en gare d’Épinay, avait emporté le juge d’instruction et son greffier.
« Tenez ! fit Frédéric Larsan, vous vouliez parler à M. Robert Darzac : le voilà ! »
Le cabriolet était déjà à la grille, et Robert Darzac priait Frédéric Larsan de lui ouvrir l’entrée du parc, lui disant qu’il était très pressé et qu’il n’avait que le temps d’arriver à Épinay pour prendre le prochain train pour Paris, quand il me reconnut. Pendant que Larsan ouvrait la grille, M. Darzac me demanda ce qui pouvait m’amener au Glandier dans un moment aussi tragique. Je remarquai alors qu’il était atrocement pâle et qu’une douleur infinie était peinte sur son visage.
« Mlle Stangerson va-t-elle mieux ? demandai-je immédiatement.
— Oui, fit-il. On la sauvera peut-être. Il faut qu’on la sauve. »
Il n’ajouta pas « ou j’en mourrai », mais on sentait trembler la fin de la phrase au bout de ses lèvres exsangues.
Rouletabille intervint alors :
« Monsieur, vous êtes pressé. Il faut cependant que je vous parle. J’ai quelque chose de la dernière importance à vous dire. »
Frédéric Larsan interrompit :
« Je peux vous laisser ? demanda-t-il à Robert Darzac. Avez-vous une clef, ou voulez-vous que je vous donne celle-ci ?
— Oui, merci, j’ai une clef. Je fermerai la grille. »
Larsan s’éloigna rapidement dans la direction du château, dont on apercevait, à quelques centaines de mètres, la masse imposante.
Robert Darzac, le sourcil froncé, montrait déjà de l’impatience. Je présentai Rouletabille comme un excellent ami ; mais, dès qu’il sut que ce jeune homme était journaliste, M. Darzac me regarda d’un air de grand reproche, s’excusa sur la nécessité où il était d’atteindre Épinay en vingt minutes, salua et fouetta son cheval. Mais déjà, Rouletabille avait saisi, à ma profonde stupéfaction, la bride, arrêté le petit équipage d’un poing vigoureux, cependant qu’il prononçait cette phrase, dépourvue pour moi du moindre sens :
« Le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat. »
Ces mots ne furent pas plutôt sortis de la bouche de Rouletabille que je vis Robert Darzac chanceler ; si pâle qu’il fût, il pâlit encore ; ses yeux fixèrent le jeune homme avec épouvante, et il descendit immédiatement de sa voiture dans un désordre d’esprit inexprimable.
« Allons ! Allons ! » dit-il en balbutiant.
Et puis, tout à coup, avec une sorte de fureur :
« Allons ! monsieur ! Allons ! »
Et il refit le chemin qui conduisait au château, sans plus dire un mot, cependant que Rouletabille suivait, tenant toujours le cheval. J’adressai quelques paroles à M. Darzac… Mais il ne me répondit pas. J’interrogeai de l’œil Rouletabille, qui ne me vit pas.