e me souviens, comme si la chose s’était passée hier, de l’entrée du jeune Rouletabille dans ma chambre, ce matin-là. Il était environ huit heures, et j’étais encore au lit, lisant l’article du Matin relatif au crime du Glandier.
Mais, avant toute autre chose, le moment est venu de vous présenter mon ami.
J’ai connu Joseph Rouletabille quand il était petit reporter. À cette époque, je débutais au barreau et j’avais souvent l’occasion de le rencontrer dans les couloirs des juges d’instruction, quand j’allais demander un « permis de communiquer » pour Mazas ou pour Saint-Lazare. Il avait, comme on dit, « une bonne balle ». Sa tête était ronde comme un boulet, et c’est à cause de cela, pensai-je, que ses camarades de la presse lui avaient donné ce surnom qui devait lui rester et qu’il devait illustrer. « Rouletabille ! » — As-tu vu Rouletabille ? — Tiens ! Voilà ce « sacré » Rouletabille ! Il était souvent rouge comme une tomate, tantôt gai comme un pinson, et tantôt sérieux comme un pape. Comment, si jeune — il avait, quand je le vis pour la première fois, seize ans et demi — gagnait-il déjà sa vie dans la presse ? Voilà ce qu’on eût pu se demander, si tous ceux qui l’approchaient n’avaient été au courant de ses débuts. Lors de l’affaire de la femme coupée en morceaux de la rue Oberkampf, il avait apporté au rédacteur en chef de l’Époque, journal qui était alors en rivalité d’informations avec le Matin, le pied gauche qui manquait dans le panier où furent découverts les lugubres débris. Ce pied gauche, la police le cherchait en vain depuis huit jours, et le jeune Rouletabille l’avait trouvé dans un égout où personne n’avait eu l’idée de l’y aller chercher. Il lui avait fallu, pour cela, s’engager dans une équipe d’égoutiers d’occasion que l’administration de la ville de Paris avait réquisitionnée à la suite des dégâts causés par une exceptionnelle crue de la Seine.
Quand le rédacteur en chef fut en possession du précieux pied et qu’il eut compris par quelle suite d’intelligentes déductions un enfant avait été amené à le découvrir, il fut partagé entre l’admiration que lui causait tant d’astuce policière dans un cerveau de seize ans, et l’allégresse de pouvoir exhiber, à la « morgue-vitrine » du journal, « le pied gauche de la rue Oberkampf ».
« Avec ce pied, s’écria-t-il, je ferai un article de tête. »
Puis, quand il eut confié le sinistre colis au médecin légiste attaché à la rédaction de l’Époque, il demanda à celui qui allait être bientôt Rouletabille ce qu’il voulait gagner pour faire partie en qualité de petit reporter, du service des « faits divers ».
« Deux cents francs par mois, fit modestement le jeune homme, surpris jusqu’à la suffocation d’une pareille proposition.
— Vous en aurez deux cent cinquante, repartit le rédacteur en chef ; seulement vous déclarerez à tout le monde que vous faites partie de la rédaction depuis un mois. Qu’il soit bien entendu que ce n’est pas vous qui avez découvert “le pied gauche de la rue Oberkampf”, mais le journal l’Époque. Ici, mon petit ami, l’individu n’est rien ; le journal est tout ! »
Sur quoi il pria le nouveau rédacteur de se retirer. Sur le seuil de la porte, il le retint cependant pour lui demander son nom. L’autre répondit :
« Joseph Joséphin.
— Ça n’est pas un nom, ça, fit le rédacteur en chef, mais puisque vous ne signez pas, ça n’a pas d’importance… »
Tout de suite, le rédacteur imberbe se fit beaucoup d’amis, car il était serviable et doué d’une bonne humeur qui enchantait les plus grognons, et désarma les plus jaloux. Au café du Barreau où les reporters de faits divers se réunissaient alors avant de monter au parquet ou à la préfecture chercher leur crime quotidien, il commença de se faire une réputation de débrouillard qui franchit bientôt les portes mêmes du cabinet du chef de la Sûreté ! Quand une affaire en valait la peine et que Rouletabille — il était déjà en possession de son surnom — avait été lancé sur la piste de guerre par son rédacteur en chef, il lui arrivait souvent de « damer le pion » aux inspecteurs les plus renommés.
C’est au café du Barreau que je fis avec lui plus ample connaissance. Avocats criminels et journalistes ne sont point ennemis, les uns ayant besoin de réclame et les autres de renseignements. Nous causâmes et j’éprouvai tout de suite une grande sympathie pour ce brave petit bonhomme de Rouletabille. Il était d’une intelligence si éveillée et si originale ! Et il avait une qualité de pensée que je n’ai jamais retrouvée ailleurs.
À quelque temps de là, je fus chargé de la chronique judiciaire au Cri du boulevard. Mon entrée dans le journalisme ne pouvait que resserrer les liens d’amitié qui, déjà, s’étaient noués entre Rouletabille et moi. Enfin, mon nouvel ami ayant eu l’idée d’une petite correspondance judiciaire qu’on lui faisait signer « Business » à son journal l’Époque, je fus à même de lui fournir souvent les renseignements de droit dont il avait besoin.
Près de deux années se passèrent ainsi, et plus j’apprenais à le connaître, plus je l’aimais, car, sous ses dehors de joyeuse extravagance, je l’avais découvert extraordinairement sérieux pour son âge. Enfin, plusieurs fois, moi qui étais habitué à le voir très gai et souvent trop gai, je le trouvai plongé dans une tristesse profonde. Je voulus le questionner sur la cause de ce changement d’humeur, mais chaque fois il se reprit à rire et ne répondit point. Un jour, l’ayant interrogé sur ses parents, dont il ne parlait jamais, il me quitta, faisant celui qui ne m’avait pas entendu.
Sur ces entrefaites éclata la fameuse affaire de la « Chambre Jaune », qui devait non seulement le classer le premier des reporters, mais encore en faire le premier policier du monde, double qualité qu’on ne saurait s’étonner de trouver chez la même personne, attendu que la presse quotidienne commençait déjà à se transformer et à devenir ce qu’elle est à peu près aujourd’hui : la gazette du crime. Des esprits moroses pourront s’en plaindre ; moi j’estime qu’il faut s’en féliciter. On n’aura jamais assez d’armes, publiques ou privées, contre le criminel. À quoi ces esprits moroses répliquent qu’à force de parler de crimes, la presse finit par les inspirer. Mais il y a des gens, n’est-ce pas ? avec lesquels on n’a jamais raison…
Voilà donc Rouletabille dans ma chambre, ce matin-là, 26 octobre 1892. Il était encore plus rouge que de coutume ; les yeux lui sortaient de la tête, comme on dit, et il paraissait en proie à une sérieuse exaltation. Il agitait le Matin d’une main fébrile. Il me cria :
« Eh bien, mon cher Sainclair… Vous avez lu ?…
— Le crime du Glandier ?
— Oui ; la “Chambre Jaune !” Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Dame, je pense que c’est le “diable” ou la “Bête du bon Dieu” qui a commis le crime.
— Soyez sérieux.
— Eh bien, je vous dirai que je ne crois pas beaucoup aux assassins qui s’enfuient à travers les murs. Le père Jacques, pour moi, a eu tort de laisser derrière lui l’arme du crime et, comme il habite au-dessus de la chambre de Mlle Stangerson, l’opération architecturale à laquelle le juge d’instruction doit se livrer aujourd’hui va nous donner la clef de l’énigme, et nous ne tarderons pas à savoir par quelle trappe naturelle ou par quelle porte secrète le bonhomme a pu se glisser pour revenir immédiatement dans le laboratoire, auprès de M. Stangerson qui ne se sera aperçu de rien. Que vous dirais-je ? C’est une hypothèse !… »
Rouletabille s’assit dans un fauteuil, alluma sa pipe, qui ne le quittait jamais, fuma quelques instants en silence, le temps sans doute de calmer cette fièvre qui, visiblement, le dominait, et puis il me méprisa :
« Jeune homme ! fit-il, sur un ton dont je n’essayerai point de rendre la regrettable ironie, jeune homme… vous êtes avocat, et je ne doute pas de votre talent à faire acquitter les coupables ; mais, si vous êtes un jour magistrat instructeur, combien vous sera-t-il facile de faire condamner les innocents !… Vous êtes vraiment doué, jeune homme ! »
Sur quoi, il fuma avec énergie, et reprit :
« On ne trouvera aucune trappe, et le mystère de la “Chambre Jaune” deviendra de plus en plus mystérieux. Voilà pourquoi il m’intéresse. Le juge d’instruction a raison : on n’aura jamais vu quelque chose de plus étrange que ce crime-là…
— Avez-vous quelque idée du chemin que l’assassin a pu prendre pour s’enfuir ? demandai-je.
— Aucune, me répondit Rouletabille, aucune pour le moment… Mais j’ai déjà mon idée faite sur le revolver, par exemple… Le revolver n’a pas servi à l’assassin…
— Et à qui donc a-t-il servi, mon Dieu ?…
— Eh bien, mais… “à Mlle Stangerson…”
— Je ne comprends plus, fis-je… ou mieux je n’ai jamais compris… »
Rouletabille haussa les épaules :
« Rien ne vous a particulièrement frappé dans l’article du Matin ?
— Ma foi non… j’ai trouvé tout ce qu’il raconte également bizarre…
— Eh bien, mais… et la porte fermée à clef ?
— C’est la seule chose naturelle du récit…
— Vraiment !… Et le verrou ?…
— Le verrou ?
— Le verrou poussé à l’intérieur ?… Voilà bien des précautions prises par Mlle Stangerson… “Mlle Stangerson, quant à moi, savait qu’elle avait à craindre quelqu’un” ; elle avait pris ses précautions ; “elle avait même pris le revolver du père Jacques”, sans lui en parler. Sans doute, elle ne voulait effrayer personne ; elle ne voulait surtout pas effrayer son père… “Ce que Mlle Stangerson redoutait est arrivé…” et elle s’est défendue, et il y a eu bataille et elle s’est servie assez adroitement de son revolver pour blesser l’assassin à la main — ainsi s’explique l’impression de la large main d’homme ensanglantée sur le mur et sur la porte, de l’homme qui cherchait presque à tâtons une issue pour fuir — mais elle n’a pas tiré assez vite pour échapper au coup terrible qui venait la frapper à la tempe droite.
— Ce n’est donc point le revolver qui a blessé Mlle Stangerson à la tempe ?
— Le journal ne le dit pas, et, quant à moi, je ne le pense pas ; toujours parce qu’il m’apparaît logique que le revolver ait servi à Mlle Stangerson contre l’assassin. Maintenant, quelle était l’arme de l’assassin ? Ce coup à la tempe semblerait attester que l’assassin a voulu assommer Mlle Stangerson… après avoir vainement essayé de l’étrangler… L’assassin devait savoir que le grenier était habité par le père Jacques, et c’est une des raisons pour lesquelles, je pense, il a voulu opérer avec une “arme de silence”, une matraque peut-être, ou un marteau…
— Tout cela ne nous explique pas, fis-je, comment notre assassin est sorti de la “Chambre Jaune !”
— Évidemment, répondit Rouletabille en se levant, et, comme il faut l’expliquer, je vais au château du Glandier, et je viens vous chercher pour que vous y veniez avec moi…
— Moi ?
— Oui, cher ami, j’ai besoin de vous. L’Époque m’a chargé définitivement de cette affaire, et il faut que je l’éclaircisse au plus vite.
— Mais en quoi puis-je vous servir ?
— M. Robert Darzac est au château du Glandier.
— C’est vrai… son désespoir doit être sans bornes !
— Il faut que je lui parle… »
Rouletabille prononça cette phrase sur un ton qui me surprit.
« Est-ce que… Est-ce que vous croyez à quelque chose d’intéressant de ce côté ? … demandai-je.
— Oui. »
Et il ne voulut pas en dire davantage. Il passa dans mon salon en me priant de hâter ma toilette.
Je connaissais M. Robert Darzac pour lui avoir rendu un très gros service judiciaire dans un procès civil, alors que j’étais secrétaire de Me Barbet-Delatour. M. Robert Darzac, qui avait, à cette époque, une quarantaine d’années, était professeur de physique à la Sorbonne. Il était intimement lié avec les Stangerson, puisqu’après sept ans d’une cour assidue, il se trouvait enfin sur le point de se marier avec Mlle Stangerson, personne d’un certain âge (elle devait avoir dans les trente-cinq ans), mais encore remarquablement jolie.
Pendant que je m’habillais, je criai à Rouletabille qui s’impatientait dans mon salon :
« Est-ce que vous avez une idée sur la condition de l’assassin ?
— Oui, répondit-il, je le crois sinon un homme du monde, du moins d’une classe assez élevée… Ce n’est encore qu’une impression…
— Et qu’est-ce qui vous la donne, cette impression ?
— Eh bien ! mais, répliqua le jeune homme, le béret crasseux, le mouchoir vulgaire, et les traces de la chaussure grossière sur le plancher…
— Je comprends, fis-je ; on ne laisse pas tant de traces derrière soi, “quand elles sont l’expression de la vérité !”
— On fera quelque chose de vous, mon cher Sainclair ! » conclut Rouletabille.