Devant mes yeux, un grand lapin blanc se trémousse et chante « Diane de Poitiers ». Il y a deux ans passés, il chantait aussi mais c'était à Lille. Nous avions quatre billets. Nous étions trois.

 

Il y a deux ans passés, je sortais d'une réunion technique lorsque mon téléphone a sonné. C'était Luc, mon directeur administratif, pour me dire que la police des rails lui avait demandé si j'étais présent, qu'il ne savait pas de quoi il s'agissait, qu'ils lui avaient dit de ne pas me prévenir de leur appel, qu'ils arrivaient.

 

J'ai tout de suite pensé que ma fille, Rosie avait fait une vraie grosse connerie, pas le genre de connerie dont on rigole plus tard car après ce genre de vraie grosse connerie, il n'y a ni plus tard, ni lendemain, ni rien du tout. Il n'y a qu'un grand trou tout noir et tout froid.

 

Je suis sorti sur le quai de chargement des décors en me répétant que c'était pas possible. Je me suis mis à pleurer, ou plutôt à hoqueter. Quand je hoquette, c'est haut, c'est tendu, c'est ridicule mais ça ne fait rire quand même personne. Je pense que les autres, ils s'en foutent de la tonalité de ta douleur. Ils savent que tu pleures et, chacun à sa façon pleure avec toi.

 

C'était possible. C'était établi ou en tous cas, ça allait l'être à l'indicatif puant, futur mais puant quand même. A moins que peut-être que finalement Rosie ne se soit juste faite pincée à frauder. Elle n'avait pas à prendre le train, elle avait des sous et la police des rails a quand même autre chose à foutre que d'envoyer ses garde-chiourmes emmerder les parents des fraudeurs. Mais, comme dans un rêve, je trouvais cette éventualité presque possible à avaler. Le seul emmerdement, c'est que j'étais parfaitement éveillé quoi que sur un nuage de coton. Non, j'étais un nuage de coton avec un soleil invisible au dessus et à l'aplomb, à la verticale, tout en bas des hommes et des femmes qui s'agitaient vainement ou pas, question de point de vue.

 

Alors que je rentrais attendre le futur de l'indicatif, mon téléphone a sonné une seconde fois, Laurence du service « Ventes » m'annonçait que la police m'attendait. Je suis arrivé via le grand hall devant la paroi vitrée de la billetterie. Ils m'ont vu. Je les ai vus. Je leur ai fait signe de me rejoindre. Je n'ai rien dit. Ils n'ont rien dit. Puis, d'un mouvement je leur ai demandé de me suivre jusque dans le hall de l'amphithéâtre. Je me suis assis sur l'une des banquettes rouges qui garnissent l'endroit et je les ai invités à en faire autant.

 

Ils étaient trois. Deux agents avec leur képi, un homme et une femme, et Nora, l'assistante sociale de la police. Les uniformes m'ont demandé si je souhaitais qu'ils s'éloignent durant l'entretien. Qu'est-ce que j'en avais à foutre qu'ils s'éloignent ou pas ? Qu'est-ce que j'en avais à foutre de leurs conventions, de nos conventions, prothèses pour cul-de-jatte de l'empathie ?

 

Ils sont restés debout, Nora s'est assise près de moi, à ma gauche.

 


Publié le 14/04/2022 /
Commentaires
Publié le 14/04/2022
Tu m'as mis les larmes aux yeux (et contrairement à ce qu'on pourrait croire je ne suis pas du genre à pleurer facilement!) L'émotion est très très bien dépeinte dans ce texte, les images sont fortes et parlantes. L'inquiétude, puis l'appréhension sont palpables, on se met très facilement à la place de ton personnage...
Publié le 14/04/2022
à quel point ton avis m'est précieux. Merci, Vickie !
Publié le 15/04/2022
En trois mots: un texte bouleversant!
Publié le 15/04/2022
La montée en tension est fulgurante puis lancinante. On esquisse à peine un sourire lorsque le personnage hoquette mais l'on est très vite rattrapé par la gravité de ce qui se joue et dont les formules très efficaces se succèdent sans répit comme une déflagration. C'est très bien construit et amené, et cette chute, sobre et pleine d'aplomb pour affronter le pire finit de tout emporter. Grand bravo et merci, les bons textes se succèdent.
Publié le 15/04/2022
Ta bienveillance et ton œil littéraire sont très appréciables. Et en plus, je viens d'apprendre un nouveau mot "Blast" Grosse bise !
Publié le 15/04/2022
Ta bienveillance et ton œil littéraire sont très appréciables. Et en plus, je viens d'apprendre un nouveau mot "Blast" Grosse bise !
Publié le 17/04/2022
Un texte touchant, poignant, saisissant. On se trouve tellement ému à la fin de la lecture, qu’on n’ose pas se poser la question de sa valeur stylistique. Ce qui est preuve même de sa réussite. Merci beaucoup pour ton partage, Patrice :)
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