UNE BECANE FATALE

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Ce texte participe à l'activité : Objet totem

Le peu de lumière qui me parvient à travers la lucarne, je l’appelle le rayon.

Au bout de douze ans, je ne demande pas la liberté : le rayon, l’encre et les feuilles me suffisent. Parfois il faut changer quelques petits rouages dans ma bécane mais l’ensemble s’achète facilement ici : ce n’est pas ce qui coûte cher car cela n'intéresse personne. 

La seule chose à laquelle je tiens vraiment et qui me tient en vie c’est… une machine à écrire. Une machine à écrire : une vieille chose d’un autre siècle ? Certes, mais quel siècle, tu verrais quel siècle... L’âge d’or de la mécanique. Le monde entier donne un coup d’accélérateur, le moindre mouvement produit la plus grande vitesse, la précision s’exerce dans chaque rouage et sous chaque chrome. Tout se joue dans la vitesse, le moteur, la carlingue qui chauffe sur le ruban d’asphalte ou sur le ruban d’encre. La machine démarre en quelques secondes et pied au plancher atteint 100 kilomètres heure en moins d’une minute. Ni James Dean ni Rothschild ? Si tu as l’intelligence, si tu veux écrire, une Olivetti 32 te donnes la vitesse, c’est un cadeau d’Hermès dans une valise de voyageur.

Le chrome acier éclate dans son écrin, ton Olivetti sort de sa valise avec sa classe italienne : au volant de ta machine, tes doigts volent sur le clavier, chaque touche envoie un marteau frapper la feuille. Ta rage s’imprime sur le papier. Elle se grave sur chaque mot que tu arraches. Il y a un cadre qui tient l’ensemble comme pour n’importe quelle machine. Le levier d’interligne ne prend pas trop de place : la machine est compacte. GLING.

L’autre petit levier pour le ruban permet d’écrire les titres en ROUGE, tu l’actionnes pour repasser en noir.

Pour le châssis qui tient l’ensemble, il faut graisser les rails de ton chariot pour qu’il file comme le vent jusqu’au STOP de la marge. Et VLAM retour, tu laboures la feuille à chaque retour du chariot. Les rouleaux entraînent tes feuilles, l’engrenage est inéluctable. Une mauvaise manipulation et tout peut se ruiner d’encre surtout si tu tires sur la feuille comme un fou parce que c’est mal écrit. Les caractères aussi s’encrassent, tout devient pâteux à force d’écrire surtout si tu alternes les couleurs. Il faut ménager ta monture si tu veux aller jusqu’au bout de la nuit :  le moindre ressort violenté et tout le système se bloque. Le seul risque avec cette machine, c’est le blocage. La panne.

Mais quel rêve !

Tu t’imprimes tout seul n’importe où. C’est moderne. Une presse de Gutenberg dans une valise, rien que ça !  Une imprimerie pour toi, dans n’importe quelle cellule. N’importe quel lieu.

Je suis libre pour toujours avec cette valise. Ici, il ne reste que moi, le rayon et ma bécane pour débiter des kilomètres de phrases.


Publié le 22/11/2021 /
Commentaires
Publié le 23/11/2021
Quel pari audacieux d'avoir portraitisé jusqu'au bout de l'adoration votre bolide. On monte sur votre machine ( une moto pour moi) avec envie. On sent que vous avez passé un temps infini à observer votre bécane pendant ces douze ans. Toute cette observation minutieuse est restituée dans votre texte.
Publié le 23/11/2021
Et puis, il y a encore de la place pour le rêve. La machine à écrire peut tailler la route à tous moments, elle le fait d'ailleurs sur les routes sinueuses de l'esprit. Et un final de haut vol, un vent de liberté parfaitement rendu. Un grand bravo pour ce défi .
Publié le 23/11/2021
Quel beau parallèle entre cette bécane, si bien décrite au point qu’on croirait la voir, entendre le retour chariot , apercevoir et les lettres empâtées où souffle le vent de la liberté.. Bravo. J’´ai beaucoup aimé ce texte
Publié le 24/11/2021
Quelle belle idée que la bécane....... ta rage s’imprime sur le papier. Elle se grave sur chaque mot que tu arraches. Bravo kissous
Publié le 24/11/2021
Une clausule comme j'aime, merci pour ce partage :)
Publié le 25/11/2021
J’aime beaucoup, c’est une très belle idée que d’avoir opté pour cet objet qui permet aux mots de filer à toute ber zingue loin de la solitude et de l’ennui. Il y a le bruit comme une douce mélodie au rythme d’une créativité qui prend sa part de liberté. Le travail de description est très soigné et l’on prend grand plaisir à entrer dans les rouages de ce défi relevé avec brio. Bravo.
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